samedi 18 septembre 2021

Le Fanu : grand maître du fantastique

 




Si on inclut dans la littérature fantastique, par ordre chronologique, L’Odyssée, Les Mille Et Une Nuits, La Divine Comédie en plus des évidents Hoffmann (pour ses Élixirs Du Diable), Poe, Le Fanu, Stevenson (Olalla et ses Nouvelles Nuits Arabes) Maupassant (une poignée de nouvelles), Leroux, Hodgson, Lovecraft, Borges, Kafka et beaucoup plus récemment Gene Wolfe, ce genre est celui qui aura le plus compté pour moi, en tant que lecteur et probablement comme source d’inspiration littéraire. Comme dans le reste de la littérature, je divise ces différents auteurs en deux groupes : ceux que j’admire, d’un point de vue professionnel mettons, et ceux que j’aime, qu’on pourrait nommer mes âmes-sœurs. Dans ce dernier groupe, celui qui me marque le plus est sans doute Le Fanu. Avec Melville, c’est probablement l’auteur dont je me sens le plus proche, pour des raisons qui m’échappent, tant leur biographie ou leurs thèmes de prédilection ou leur style ont peu à voir avec moi.
Le thème de prédilection de Le Fanu est assez clairement le fantôme, le spectre ou le quasi spectre, à l’image de son personnage Silas qui annonce de façon si frappante le comte Dracula, ce croisement improbable entre un noble sanguinaire et débauché et un majordome victorien, sans pourtant, dans le premier cas, déroger en rien à la banale nature humaine. Je peux en deviner une raison, hormis le fait qu'il soit Irlandais, dans la disparition précoce de sa femme et dans son non remariage, mais n’étant pas spécialiste de la question, je peux aussi me tromper. Ce thème donne lieu à des ambiances assez brumeuses, rêveuses et mélancoliques mais pas seulement. Parmi les grands créateurs de fantômes, Le Fanu est sans doute le plus naturaliste (hormis Maupassant mais le Français n’est pas un spécialiste des fantômes, plutôt des cerveaux dérangés), le plus précis dans ses descriptions du cadre de l’action, chez lui toujours assez sauvage. En fait, il y a donc un point commun avec moi : dans ses descriptions de la nature, Le Fanu est souvent précis et ses associations végétales révèlent des qualités d’observation nettement plus élevées que chez l’écrivain romantique moyen. Peut-être était-il chasseur comme Maupassant. Ou plus probablement, grand promeneur comme cet autre excellent observateur de la nature qu’est Rousseau.
Mais Le Fanu n’a pas qu’une seule corde à son arc comme nombre de ses confrères “en fantastique”. Il peut aussi avoir des formes et des coloris beaucoup plus tranchants, en particulier dans ses textes à mystères (mystery stories des anglais) comme Oncle Silas et surtout, de manière à peine croyable, La Maison Près Du Cimetière (qui dépasse nettement le cadre de la mystery story, ou du roman historique, comme je l'ai vu récemment qualifié, et d’ailleurs tout cadre préétabli). Dans ce dernier, sa science du dialogue et du monologue est impressionnante, dans la lignée de Joyce ou Hemingway. D’une manière générale, il est excellent dans l’animation de ses personnages, des deux sexes, chose encore plus rare chez les fantastiqueurs anglo-saxons (pour qui généralement n’existe qu’un sexe quand il y en a un). J’ai dit ici pourquoi un auteur ne pouvait à la fois mettre la focale sur ses personnages et sur l’intrigue. Le Fanu rentre dans le premier cas. D’ailleurs les titres de certains de ses meilleurs textes sont typiques à cet égard : Shalken Le Peintre, Monsieur Le Juge Harbottle, Carmilla, Oncle Silas. 
Le Fanu est un grand styliste en plus d’être un bon narrateur, au charme discret ou ébouriffant selon les cas, à la différence de Hodgson ou Lovecraft, souvent très maladroits, et même de Poe, beaucoup trop alambiqué dans la plus grande partie de son œuvre (il faut excepter au moins ses histoires d’horreur les plus concises, ses véritables chefs d’œuvre que sont Le Chat Noir, Le Cœur Révélateur, Le Puits Et Le Pendule). Il tient plus de Machen. Ou pour remettre les choses dans le bon sens, Machen tient plus de Le Fanu que de Poe. Le Fanu est plutôt égal dans la qualité de ses livres et n’est donc pas ce type d’auteurs qui, de second ou troisième ordre dans presque toute leur carrière, vont pourtant avoir un coup de génie à un moment de leur vie, un grand moment d’inspiration, et produire des œuvres aussi marquantes que Le Moine ou Dracula. Il n’est pas l’auteur d’un seul livre. Au contraire, en ouvrant un de ses livres, on peut être raisonnablement assuré qu’il sera assez bon et digne d’intérêt dans toutes ses parties. Même une novella écrite bien avant son apogée, comme "Le Mystérieux Locataire", vaut la peine d’être lue et même relue. Même le petit roman de la même époque au titre très semblable "The Evil Guest", non traduit en français à ma connaissance, malgré la faiblesse de l'intrigue, est très intéressant car il contient à peu près tous les thèmes fondamentaux de Le Fanu et évoque irrésistiblement à tour de rôle presque toutes les oeuvres de sa maturité, y compris une oeuvre aussi opaque que "The Haunted Baronet".
Néanmoins, si je ne devais garder qu’un seul livre de lui, ce serait son recueil In A Glass Darkly, recueil de cinq novellas toutes admirables sans exception et tout à fait marquantes pour certaines, écrites à l’apogée de sa carrière (qui en est aussi la fin). En fait, j’ai tendance à penser que ce livre est le meilleur livre fantastique dans son sens le plus strict, le plus parfait en tout cas, de toute la littérature, prix décerné évidement dans les limites de ma bibliothèque. Mais à ma connaissance, il n’existe pas en version française, sauf par une version tronquée, Les Créatures Du Miroir, à laquelle il manque son couronnement, la dernière pièce et la plus célèbre, Carmilla.
Lire ces cinq textes à la suite, comme ils ont été pensés dans leur ensemble, est vraiment un plus. Ils se complètent les uns les autres et donnent de Le Fanu un aperçu de toute sa gamme, de toutes ses qualités, de son charme particulier, de sa profondeur, de son originalité, de son sens poétique.
"Thé vert" est la moins spectaculaire de toutes et Le Fanu a eu la bonne idée de la placer donc en tête. Il s'agit d'une histoire de doubles, très originale pour l’époque, même encore maintenant, qui se place dans la lignée qui donnera plus tard "Docteur Jekyll et Mister Hyde", en plus convaincant, plus personnel aussi sans doute.
"Le familier" est un des chefs-d’œuvre du fantastique, mais dans le genre discret, trop discret apparemment. C'est une histoire très originale, très insolite, où le damné obtient une forme de grâce divine qui est de subir son châtiment par avance, durant sa vie donc, de sorte qu'une fois mort, on peut supposer qu'il n'aura pas à retourner expier ses fautes (réelles) en enfer.
"Le juge Harbottle" est aussi impressionnante mais dans des coloris bien plus hauts, bien plus vifs, bien plus contrastés, que les deux premiers récits. Le personnage principal, répugnant à souhait, est, hélas, très crédible. Dans ce récit, l’auteur utilise aussi, comme cela lui arrive de temps en temps, ce qu'on pourrait appeler le folklore chrétien, mais toujours d'une manière très originale et personnelle (on pense un peu à certains tableaux de Bosch).
"La chambre de l'auberge du dragon volant" n'est pas fantastique, au sens de surnaturel. C'est davantage ce que les anglo-saxons nomment a mystery story. La nouvelle a la longueur d'un petit roman et est absolument excellente. Même si elle n'a sans doute pas l'intensité des deux précédentes, elle est en revanche particulièrement divertissante. On peut noter que cette fois, Le Fanu enlève tout filtre, en l'espèce d'un de ces doctes personnages qui sont chargés de narrer doctement une histoire qui sinon serait "trop horrible". Le lecteur est donc en prise directe, immergé dans les mésaventures du narrateur qui est aussi l'acteur principal du récit. Une des très grandes réussites de Le Fanu dans le genre, avec Oncle Silas. Mais ici, c’est la situation inverse : l’ingénu est masculin et l’antagoniste principal féminin.
Enfin, je vais dire un mot de Carmilla, la dernière nouvelle. Ce n'est pas la plus forte histoire du recueil mais sans doute — je ne prends guère de risque à l'affirmer — la plus séduisante. Les métaphores sexuelles et l'érotisme lesbien sont bel et bien présents dans cette histoire mais évidemment discrets, légers, plus en fait que la sexualité transparente des vampires mâles et femelles de Stoker. Sa qualité principale, comme souvent chez Le Fanu, réside dans son charme, sa grâce et, justement, sa légèreté.