samedi 23 septembre 2023

Une Histoire du Grand Empire Américain (1945-2023), première partie : La Fin des Illusions



Vous aurez noté que la date affichée ci-dessus est évidemment fausse, considérez-la comme un hommage rendu pour le centenaire de la fin du Grand Empire Américain. En somme, il vous est demandé, vous, bienheureux citoyens du vingt-deuxième siècle que ces marées de sang ne viennent plus lécher les genoux, de vous imaginer revenus en ce premier jour d’automne astronomique de l’année 2023, que nous, historiens, considérons généralement comme un de ces tournants de l’Histoire, au même titre que la victoire à Stalingrad au milieu de l’hiver 1942-43 marque de fait la fin inéluctable du Troisième Reich, même si celui-ci a perduré quelque peu dans son élan dévastateur, devenu essentiellement un instinct de mort, une course toujours accélérée vers l’abîme.
Nous avons choisi de commencer notre essai par le meilleur morceau et donc par la fin. La dernière partie de notre grand livre (qui en comptera trois) aurait pu être sous-titrée Mensonges et Amnésie ou encore La Fin des Illusions. Mais tout compte fait, nous avons préféré celui-là…

Partie I : Une Civilisation de l’Infantilisme

Rien ne symbolise mieux la déchéance du Grand Empire Américain que sa défaite lors de la tristement célèbre guerre d’Ukraine (2022-2024). Tout le monde se souvient bien sûr que cette guerre a opposé militairement L’Empire et ses innombrables vassaux (dont l’Ukraine) à la seule Russie et que c’est bien pourtant cette dernière qui, contre toute attente, du moins du côté de l’Empire, a triomphé (le terme n’est vraiment pas excessif) non seulement sur le plan militaire, ce qui est un fait difficilement contestable maintenant, mais même économiquement. On peut arguer avec justesse que la victoire écrasante de la Russie n’aurait pu être obtenue sans le concours plus ou moins discret, jamais officiel, de la puissance industrielle chinoise qui a pallié la plupart des déficits dus aux sanctions économiques tout terrain prises par l’Empire, dont la liste ressemble à un inventaire de Prévert, visant la Russie. Un acteur mineur comme la Corée du Nord est aussi généralement cité comme allié de la Russie, de par son industrie militaire surdéveloppée, mais cette aide appréciable est arrivée alors que l’affaire était déjà largement pliée, dirons-nous. D’autres pays, tel que l’Iran, l’Inde ont eu un rôle accessoire quoique non entièrement négligeable dans cette capacité de résilience de la Russie à résister aux assauts incessants de l’Empire. Mais au final, sur le terrain, c’est bien et comme toujours la Russie seule qui a affronté et vaincu l’ennemi juré, cette fois l’hydre à cinq têtes et ses peu glorieux acolytes. Pour mieux mesurer l’importance de ce succès, dressons la liste des principales nations qui composaient l’Empire :

- USA, hébergeant autrefois le siège de l’Empire (appelés maintenant Le Nouveau Mexique, « Nuevo Mexico » dans la langue du cru, à ne pas confondre avec l’ancien État du même nom)
- Royaume-Uni (autrement appelé le Bull-Dog ; très hargneux, aboie très fort mais caché derrière son maître)
- Australie (autrement appelée le Grand Pays des Morloks – c’est normal, ils vivent en dessous de la Terre, juste sous nos pieds)
- Nouvelle-Zélande (autrement appelée le Petit Pays des Morloks pour la même raison)
- Canada (autrement appelé la Belgique de l’Amérique, disparu, tout comme la Belgique d’ailleurs)
- Allemagne (autrement appelée l’Âne Triplement Bâté, disparue)
- France (autrement appelée le Coq-Girouette, la Petite Gaule, voire pour les gens grossiers la Petite Bite, disparue corps et bien dans le grand réchauffement climatique tout comme sa voisine d’en face de la Manche, si on peut dire puisque la mer aussi a disparu)
- Pologne (autrement appelée la Hyène du Nord)
- L’Ukraine (autrefois appelée Le Viendard Fou, disparue, ou plutôt mangée par plus d’une gueule : juste retour des choses)
- Danemark, Finlande et Norvège (indistingables, autrement appelées les Petites Sirènes dans la Brume)
- Lithuanie, Estonie et Lettonie (indistingables, autrement appelées les Trois Nains de la Baltique)
- Moldavie (un des secrets les mieux gardés d’Europe, aussi appelée « ce pays que personne ne sait indiquer sur une carte », en dehors des Moldaves il va de soi)
- Italie (autrement appelée La Botte : à quoi peut servir une seule botte ? Éclatée maintenant en diverses républiques ou principautés sans aucune importance)
- Grèce (autrement appelée Hélène – c’est dire la confiance qu’on peut lui accorder)
- Espagne (autrefois appelée la Grande Ibère, dorénavant la Grande Gallice, bien qu’elle ne soit pas vraiment grande)
- Portugal (autrement appelée la Petite Ibère)
- Japon (autrement appelée la Geisha Masochiste)
- Corée du Sud (appelée maintenant l’Autre Corée)
- Israël (colonie fondée et habitée par le peuple du Livre, sous l’influence d’une forme d’idolâtrie particulièrement perverse et tenace où l’on prend la chose imparfaite par nature, des écritures, pour la perfection divine*).

Quel leg nous a laissé le Grand Empire Américain dans sa soif de conquêtes ? En ce vingt-deuxième siècle, que peut-on toucher encore de notre main de cette civilisation disparue ? Quels fruits manifestes peuplent encore nos rues et campagnes ?
Eh bien, singularité unique dans l’histoire de l’humanité, il n’en reste pratiquement rien de concret. Même le légendaire Ozymandias a laissé au moins quelques ruines, quelques grands tas de décombres propres à inspirer de sombres rêves. Les Romains ont semé leurs conquêtes de routes, de ponts et d’aqueducs, toutes choses bien utiles pour les populations locales, les Européens ont bâti des châteaux, des cathédrales, des palais, des villas partout où ils sont passés, qui émerveillent toujours les promeneurs et touristes, les Arabes ont laissé des jardins féeriques et des mosquées, les Chinois d’aujourd’hui nous construisent ports et réseaux de transport, tout ce qui est vital pour notre commerce (et le leur) ainsi que des centres hospitaliers (de par leur prédisposition à accueillir toutes les épidémies, ils sont devenus très forts dans ce domaine), les Russes nous électrifient ou nous envoie dans l’espace. Mais des œuvres du Grand Empire Américain, il n’en est pas resté pierre sur pierre, un siècle plus tard.
On peut dire qu’il aura été l’illusionniste par excellence, le grand magicien. Tous ses beaux cadeaux, tous ses joujoux se sont révélés de sable ou de verre coloré. Habile entre tous à disposer des décors de carton peint, l’Empire n’aura jamais œuvré dans le solide et le durable. En effet, son seul leg mémorable est essentiellement virtuel, des suites de 1 et de 0 dans une banque de données, des tonnes de rouleaux de pellicules inutilisables.
Cela n’a rien d’étonnant. Le Grand Empire Américain aura travaillé principalement à son auto-promotion, sa propre glorification, sa propre légende mensongère, tel le Grand Satan comme l’ont surnommé quelques-uns. Les fumées, les trompe l’œil, les artifices en tout genre, les lumières et miroirs flatteurs étaient sa véritable spécialité. Mais rien de tout cela n’est fait pour durer. Pire que cela, le mensonge cultivé à ce point, quand il finit par imbiber chaque pore de votre société, votre histoire, votre science, votre géographie même (car le monde en dehors de l’Empire étaient pour ses habitants Terra Incognita) finit de détruire tout ce qui pourrait subsister de positif dans votre héritage : plus personne ne peut croire maintenant que Armstrong et ses collègues ont marché sur la lune ? Sûr qu’ils n’ont pas dépassé les studios d’Hollywood, pense-t-on à tort ou à raison. C’est le châtiment bien mérité des menteurs que même leurs (rares) bonnes actions, que leurs (rares) hauts faits ne sont pas crus.
Le mensonge était un des traits distinctifs de cette civilisation.
Le second était son mépris ou son ignorance remarquable de la vie humaine, toute vie humaine qui ne portait pas l’estampille US. Faire la liste des coups d’Etat, des guerres, des invasions que l’Empire a instillés, payés, exécutés entre 1945 et 2023 donne le vertige, sans compter le génocide précédent des indigènes de leur propre pays, ses premiers habitants. Et toutes ces interventions, sous le drapeau de la démocratie et de la vertu, sans exception se sont achevées par le chaos le plus complet pour le pays subissant cette invasion de démocratie et de vertu. Autrefois, les grandes civilisations faisaient aussi la guerre et semaient souvent mort et destruction mais ne prétendaient pas vous apporter « liberté et démocratie ». Elles ne voulaient pas faire votre bien, elles se contentaient de vous voler et de vous tuer parfois, si vous n’étiez pas d’accord avec leur point de vue. Mais comme on dit, il n’y a pas pire que celui qui sait mieux que vous quel est votre bien ! Celui-ci ne s’arrête jamais.
Le troisième est une incroyable surestimation de soi, la certitude d’être bon et vertueux, ce qui semble parfaitement contradictoire avec les points 1 et 2. Eh bien non, car la première victime du mensonge est son auteur. Certains parlent de ce curieux état d’esprit comme de l’exceptionnalisme. Mais restons simple et appelons-le syndrome du peuple élu. Comment ce terrible syndrome est passé du peuple juif, on ne peut plus homogène, à ce peuple on ne peut plus mêlé, est un des mystères qu’il reste à élucider. Leur alibi est en tout cas le même : nous ne pouvons être mauvais, quoique nous fassions (et il est vrai que nous faisons d’horribles choses mais pour le plus grand bien de Dieu ou de l’humanité) puisque nous sommes les choisis, les élus de Dieu : c’est marqué dans le Livre.
C’est cela l’infantilisme. Continuer de croire quand vous en avez dépassé l’âge depuis longtemps que vous êtes spécial, que vous êtes à jamais l’enfant chéri, le fils préféré de sa maman ou de son papa. Continuer de croire que vous êtes au centre du monde, toujours et tout le temps.
Et chaque année depuis près d’un siècle, les peuples de la Terre fêtent votre disparition en dansant sur vos tombes.
Moi-même, je la fête aujourd’hui en ce jour de centenaire, le 23 septembre 2123.


*Voir à ce sujet un article précédent.
Article sur le même sujet, mais sérieux: ici.

dimanche 10 septembre 2023

La poésie à son coeur


"Je suis le saint, en prière sur la terrasse, comme les bêtes pacifiques paissent jusqu'à la mer de Palestine.

Je suis le savant au fauteuil sombre. Les branches et la pluie se jettent à la croisée de la bibliothèque.

Je suis le piéton de la grand'route par les bois nains; la rumeur des écluses couvre mes pas. Je vois longtemps la mélancolique lessive d'or du couchant.

Je serais bien l'enfant abandonné sur la jetée partie à la haute mer, le petit valet suivant l'allée dont le front touche le ciel.

Les sentiers sont âpres. Les monticules se couvrent de genêts. L'air est immobile. Que les oiseaux et les sources sont loin ! Ce ne peut être que la fin du monde, en avançant."


J'ai mis cet exemple de poésie en exergue de cet article traitant de la poésie, le coeur de tout art véritable, parce qu'il évite tous les poncifs ordinaires de la poésie : il n'a pas de strophes, pas de vers, pas de pieds, pas de rimes et cependant est incontestablement de la poésie la plus pure. En effet aucune de ces caractéristiques n'est nécessaire à la poésie. On peut faire de la (mauvaise) prose en croyant faire de la poésie, comme Le Bourgeois Gentilhomme de Molière ou faire de la poésie en prose comme Rimbaud. Il n'y a aucune différence fondamentale entre Le Bateau Ivre -- alexandrins classiques rangés en quatrains -- et la prose poétique des meilleurs poètes. Les vers, les pieds, les rimes, ne sont que des détails, de choix formels, des règles qu'on se donne, des moyens pour atteindre un but. Le but de la poésie est de produire un chant intérieur, une musique mentale qui ne peut s'écouter avec les oreilles ou se chanter avec des cordes vocales (vous pouvez la réciter, la chanter, la mettre en musique, mais ce n'est plus la musique du poème). C'est cela son coeur.

Ces versets -- appelons les ainsi -- sont particulièrement purs car ils ne narrent aucune histoire. Il est tout à fait possible de raconter une histoire sous forme poétique -- j'en donnerais un exemple personnel plus loin -- mais ce n'est pas le cas ici. Le seul fait de raconter une histoire oblige en effet à un ordre logique que l'on résume généralement ainsi : un début, un milieu, une fin, et donc à un mécanisme mental rationnel qui est étranger à la poésie. Cela oblige aussi à donner un certain nombres d'explications plus ou moins habilement glissées lors de la narration (ou avant ou après pour les médiocres narrateurs). La poésie n'a que faire de la logique, de la rationalité, des explications très sottes ou très savantes. Les romans, les contes, les chants d'Homère ou de Dante sont de la poésie très diluée quand ils sont bons et je ne parle pas des mauvais. Certains poèmes même bons, comme on en trouve beaucoup (trop) chez Hugo, sont également de la poésie diluée, et pas toujours avec la meilleure eau ou encre.

Chacun a ses poèmes, ses vers préférés, pour des raisons qui ne sont pas plus aisément analysables que les poèmes eux-mêmes.

La poésie qui précède -- car c'en est assurément une -- fait partie de mes préférées. Ce ne sont pas des vers, plutôt des versets, des versets profanes pourrait-on dire. Ils constituent le chapitre V du poème en prose intitulé Enfance, qui lui même fait partie du recueil de poésies en prose et en vers libres intitulé par Verlaine Les Illuminations (Couloured Plates qui est le vrai sens que Verlaine, et Rimbaud?, avaient dans la tête).

Chaque verset synthétise très concisément, c'est-à-dire par des associations mystérieuses d'images qui font toujours mouche, un aspect de la personalité et de la vie de son auteur. La concision est d'ailleurs une de marques les plus sûres de la poésie véritable qui se veut par nature, intense, concentrée, essentielle.

Le premier parle de l'appel métaphysique, très fort chez Rimbaud, quoique jamais vraiment suivi, sinon peut-être sur son lit de mort.

Le second parle de son côté "savant", de son désir de faire des découvertes "alchimiques" et de la claustration volontaire qui en découle.

Les troisième, quatrième et cinquième parlent tous du (grand) voyageur Rimbaud en indiquant une progression vers des contrées de plus en plus lointaines, vierges, sauvages, inconnues, assurément dangereuses, probablement mortelles. A noter que le quatrième est le seul des cinq a se référer à une enfance, titre du poème, celle de l'auteur.


Voici maintenant une courte histoire poétique de mon cru, un poème en prose donc, dont je ne donnerais aucune explication car le seul fait qu'il s'agisse d'une histoire implique que toutes les explications nécessaires à sa compréhension sont fournies dedans. Contrairement au poème de Rimbaud, il n'est pas précisément autobiographique : inutile donc de m'intenter un procès.

Le titre que je lui ai donnée est Fille Publique

On dit qu’il ne faut pas laisser les soldats oisifs. C’est sûrement vrai. Un jour donc, j’étais soldat et ne savais que faire de mon temps libre. Comme souvent, je traînais dans la vieille ville, là où les rues deviennent si étroites et les maisons si hautes que le soleil n’y atteint pour ainsi dire jamais le fond. Je croyais bien connaître le quartier, je me trompais. Suivant une calle sans issue, je débouchai soudain dans une cour ensoleillée. Les maisons semblaient de belle fabrication et ne ressemblaient pas à un cul-de-sac. Pourtant les façades autrefois cossues étaient lépreuses et les ordures fleurissaient les trottoirs : je ne le vis pas. Des femmes au teint sombre, vagues formes affaissées, m’épiaient en tricotant depuis leurs balcons ombreux : je ne les regardai pas. Il n’y avait plus que Nina. Était-elle nouvelle dans le quartier ? Je supposai à sa blondeur irréelle qu’elle avait au moins quelque origine lointaine. Comme elle était éblouissante sous le soleil d’été ! Son âge semblait plus problématique mais quoique d’air farouche, elle me prit la main et ne la lâcha plus. Je la suivis donc sous un grand porche sombre qui menait à un couloir obscur qui lui-même conduisait à un étroit escalier de bois mal éclairé. En gravissant les marches, je vis que les murs étaient de contreplaqué. Elle me guida dans une chambre aveugle et triste, éclairée d’une ampoule nue, où je lui fis part de mes doutes. C’était un peu tard. Elle avait placé mes mains sur sa peau très douce et déboutonnait ma chemise avec beaucoup de soin. « Est-ce que c’est de la soie ? » me demanda-t-elle en caressant le tissu et ma poitrine par la même occasion. Tout comme ses yeux, ses questions étaient toujours sérieuses. Elle me demanda ce que je faisais, pourquoi j’étais ici et si le salaire en valait la chandelle. Nina n’était pas une fille légère. Elle n’avait rien de lascif ou de vulgaire. Elle était pourtant douce et chaude et lisse comme un petit pain au lait sortant du four.

Ses doigts agiles explorant mon pantalon trouvèrent ce qu’ils cherchaient et sortant mon portefeuille en tirèrent trois billets qu’elle me montra bien en face. Le premier fut pour sa peine, le second pour la chemise de soie présumai-je, et le dernier fut remis à sa place. Immobile, je la laissai faire. De sa main libre, elle chassait les mouches ou se grattait le genou ; parfois, elle me lançait un coup d’œil et fronçait un peu plus le sourcil à mesure que l’horloge tictaquait. Nina était honnête et de bonne volonté. Ayant essayé plusieurs tactiques et n’ayant pas ménagé ses efforts, elle dut se rendre pourtant à l’évidence : j’étais pour elle une cause perdue. Elle me rendit mon second billet et l’air toujours aussi sérieux, m’adressa dans sa langue cet ultime salut : « hasta maňana joli soldat, et la prochaine fois, viens avec tes munitions ».