vendredi 15 novembre 2019

James Tiptree Jr, alias Calamity James : un auteur apocalyptique



L'article qui suit est un digest, avec plus de coupures que de rajouts donc, de différentes chroniques que j'avais publiées précédemment, ici ou sur d'autres sites.

    L'essentiel  de l’œuvre de James Tiptree Jr. a été produit en une petite décennie entre 1968 et 1977. Personnellement, je suis peut-être aussi intéressé par James Tiptree Jr elle-même que par ses textes. En effet James est une femme. Alice B Sheldon est son nom d'état civil, son dernier nom marital. Elle est aussi une féministe, une gauchiste, une écologiste aux tendances néo-luddites, ce qui explique peut-être, mais seulement en partie, pourquoi sa vision du monde est d'un noir sans mélange. Mais surtout elle est un sacrément bon écrivain, probablement un des plus vivants, un des plus intéressants de la seconde moitié du siècle dernier, dans le petit monde de la SF et au-delà.
    La dystopie est une sorte de maladie littéraire qui s'empare des grands traumatisés de la vie. Il y a de la dyspepsie là-dedans, quelque chose de terriblement coincé et qui lorsqu'il sort fait très très mal. En gros, la dystopie est une société basée sur un système de pensée et de lois unique, qui doit, de gré ou de force (et donc de force dans la pratique) régir la vie sociale et même privée de tous, avec pour effet le malheur de ceux qu'elle gouverne, ou tout au moins d'une très grande partie. Comme on le voit, la première partie de la définition s'appliquerait aussi bien à une utopie. Il serait d'ailleurs assez aisé d'argumenter qu'en réalité il n'existe aucune différence entre les deux. L'utopie des uns est la dystopie des autres. Ou pour le dire autrement, n'importe quel système politique basé sur n'importe quelle idée, même les plus politiquement correctes, poussé jusqu'à l'extrême, produit au bout d'un temps plus ou moins long une dystopie. Une utopie est une dystopie qui ne s'est pas encore dévoilée.
C'est sur ces prémisses philosophiques assez lourds que tous les grands récits de cet auteur prennent leur envol, avant, bien entendu, leur crash final d'une violence apocalyptique.
    En effet, avec Tiptree, on ne fait  pas de quartier et souvent, il n'y a aucun survivants. Dire que la nuance n'est pas sa spécialité est un doux euphémisme. James Tiptree est un auteur particulièrement lyrique, extraverti, violemment sentimental, au langage fleuri (de gros mots souvent), ayant recours à des effets de style aussi variés que puissants. Ses personnages principaux, surtout féminins, sont saisissants et réellement mémorables pour quelques-unes. En revanche, l'analyse de leurs motivations comme la description de la société dans laquelle ils (ou plutôt elles) évoluent est réduite, grossière, caricaturale parfois. C'est un auteur aux émotions à fleur de peau, qui prend volontiers ses sentiments pour des idées, ce qui l'égare quand elle s'écarte de son sujet, qui est cette boule qu'elle a au fond d'elle, ce sentiment mêlé, contradictoire, insupportable et indescriptible qui l'habite en permanence. Je ne veux pas dire que Tiptree n'a pas d'idées. Non, ses idées sont au contraire d'une limpidité, d'une netteté, d'une simplicité dont il faut absolument se féliciter. Je connais peu d'écrivain, et à coup sûr aucun dans le domaine de la SF, qui ait exprimé les idées de son époque avec une telle pureté cristalline. Et ces idées sont atroces, cela va de soi.
    Le simple fait de devoir vivre avec des hommes, des mâles, semble parfois suffisant à faire du monde une dystopie pour les personnages féminins de Tiptree. C'est clairement le sens de sa nouvelle la plus célèbre "The women men don't see", où les deux personnages féminins préfèrent s'enfuir avec des extraterrestres monstrueux et inconnus, dont elles ignorent les intentions, que rester en compagnie des hommes, pourtant représentés en l’occurrence par deux spécimens qui sont loin d'être les plus antipathiques de nos congénères.
    Le texte le plus connu de Tiptree, avec la nouvelle sus-mentionnée, s'intitule "Houston, Houston, do you read ?" Remarquablement, l'auteur commence par le donner comme une utopie où tout le monde vit dans une harmonie quasi céleste, à un petit détail près. Inutile de préciser qu'elle se terminera en cauchemar (surtout pour les derniers mâles de l'univers). Il n'y a presque pas d'enfant dans les nouvelles de Tiptree. Des adolescents à la rigueur, tous destinés à mourir de mort violente. Tiptree voudrait bien ignorer qu'il existe des enfants. Cela se comprend. À ma connaissance, il n’y a que deux enfants à avoir un rôle important dans l’œuvre de Tiptree. Le premier est un extraterrestre, croisement d’araignée et de scorpion géant, qui aura droit, comme les autres, à sa mort épouvantable, mais bon c’est une araignée (l'impressionnante et très réussie "Love is the plan, the plan is death"). J’hésite à qualifier le second, ou la seconde, d’enfant, tant le personnage de la mutante aveugle est clairement une métaphore (la déjà un peu faible "She waits for all men born") : celui-ci n’est pas la victime mais l’auteur de la destruction, du génocide complet de l’humanité.  Dans sa nouvelle la plus ensoleillée, la plus optimiste pourrait-on dire, au vu de ses standards habituels, une des plus belles aussi, "On the last afternoon", où des naufragés de l'espace tentent courageusement de reconstruire une civilisation ou du moins une société digne de ce nom avec le peu qui leur reste — on dirait presque du Le Guin à un certain moment mais on est bien sûr que ça ne durera pas — le camp est finalement détruit par la faute de la lâcheté ou de la faiblesse du trop pâle ou trop mâle héros et de l'obstination de quelques gigantesques monstres marins à vouloir venir se reproduire précisément là où les hommes ont établi leur camp, sur la plage. Pas de chance. En fait, il n'y a jamais de chance pour les personnages de Tiptree.
    Mais selon moi, L'exemple le plus emblématique de la noirceur intégrale de cet écrivain est probablement à chercher dans "A momentary taste of being" (attention : spoiler à suivre!).
Un vaisseau d'expédition parti chercher un monde habitable alors que la Terre se meurt découvre enfin, après des années de solitude une planète qui semble convenir à tous égards, un vrai paradis selon les découvreurs. L'une des éclaireuses, biologiste, rapporte sur le vaisseau un spécimen de la seule espèce « intelligente » de la planète, une sorte de végétal de grande taille, luminescent, qui semble communiquer par la pensée, mi champignon mi fleur. Vous croyez qu'elle est carnivore ? Non, c'est bien pire que ça. Avec la complicité volontaire ou involontaire d'une femme fanatique, et de son frère, le lâche (il y a souvent une femme fanatique ou un homme lâche ou les deux dans les nouvelles de Tiptree) l'extraterrestre attire tout l'équipage à lui, le subjugue et le condamne à une sorte de vie végétative avant la mort finale.
    Mais c'est encore beaucoup trop doux pour Tiptree. Avant de tomber dans le coma, l'un des hommes de l'équipage, subjugué, lance le signal à la Terre qu'ils ont trouvé la bonne planète, un vrai paradis, et que l'immigration peut commencer, condamnant donc son espèce. Le héros, mystérieusement résistant à la maladie qui détruit un à un tout l’équipage, essaiera de parer à ce piège mais échouera bien entendu, comme tout héros de Tiptree qui se respecte : le sort en est jeté. Or ce sort est particulièrement atroce. Outre que l'humanité est condamnée à disparaître, elle apprendra avant de mourir qu'elle n'est même pas une espèce vivante, intelligente et jouissant de son libre arbitre mais de vulgaires gamètes sexuels mâles (y compris les femmes donc) destinés à fertiliser le véritable organisme, l’espèce de fleur géante d'alpha du Centaure qui essaimera alors une étrange progéniture fantomatique vivant dans les étoiles, puis à mourir comme le spermatozoïde ayant accompli, ou pas, sa fonction. Cette idée semble une adaptation littéraire du thème principal du livre du biologiste Richard Dawkins "Le Gène Égoïste", où il défend l'idée que nous ne serions qu'un sous-produit en quelque sorte de nos gamètes sexuels et que toute notre vie ne serait qu'un faux-nez destiné à assurer la perpétuation du (saint) gamète. Le plus remarquable dans l'affaire est que le célèbre livre de Dawkins date de 1976, soit deux ans après que la nouvelle de Tiptree ait été écrite, et un an après sa publication en 1975 dans une anthologie réunissant trois novellas de Tiptree, Ursula Le Guin et Gene Wolfe. Qui a dit que les poètes précédaient toujours les scientifiques ?

    En 1977, la véritable identité de James Tiptree Jr. fut percée à jour. On découvrit que James était une femme, mariée (à un homme, doit-on préciser), plus très jeune, malade et cela désola ou surprit désagréablement nombre de gens. L'intérêt de ses lecteurs déclina. Mais le plus mystérieux est que la perte de son anonymat marqua une soudaine et réelle baisse de qualité dans sa production littéraire. James Tiptree résuma la situation avec son style lapidaire et élégant : « Maintenant, je ne suis plus qu'une vieille femme de Virginie qui raconte des histoires ; toute la magie a disparu. »

mardi 22 octobre 2019

Paysages fantastiques : Fenêtres Sur Un Autre Monde (livre d'art)

Couverture pour la version e-book

Dans les trois séries qui composent ce livre – Jardins Secrets, Montagnes Hallucinées et Pâtures Célestes – on trouvera une représentation ou parfois une évocation d’un paysage imaginaire, plus ou moins fantastique, avec dedans, parfois bien cachés, un ou plusieurs personnages qui peuvent ne pas être humains. Par exemple, il peut s’agir d’objets volants non identifiés qui, en principe, contiennent au moins un personnage, même s’il n’apparaît pas, ou à peine, dans l’OGNI (Objet Graphique Non Identifié). Il peut s’agir d’un chat. Ou d'un dirigeable comme sur la couverture. Les OGNI des trois séries, même ceux des Montagnes, apparemment si peu colorés, et quelque peu effrayants, sont au fond des réinterprétations de l’ancienne technique du vitrail (mais si ça ne saute pas aux yeux dans la série citée). Ou plus précisément, ils tendent vers le vitrail comme une sorte de repère absolu, d’idéal rêvé, de finalité impossible. En tout cas, les derniers figurant dans ce livre tirent leur attrait graphique principal dans l’opposition de contours ou de zones très sombres, voire franchement noirs, avec des zones ou détails très clairs, translucides et souvent richement colorés. C’est un procédé vieux comme le monde pour ainsi dire, très peu sophistiqué mais remarquablement efficace. Plus simplement, le plaisir qu'on peut tirer de ce livre est celui du dépaysement et de l'émerveillement enfantin, même dans les scènes a priori banales et quasi domestiques.
Un point commun de tous les paysages présentés dans ce livre est de cacher un détail significatif, voir crucial, qui ne peut guère étre révélé que par un détail grossi de la peinture. Dans cet exemple, voici la vue complète; de loin, difficile de savoir à quoi on a affaire:



 Mais heureusement, le livre propose des vues plus rapprochées:



Vous y êtes maintenant?
N'est-ce pas le décor rêvé et habituel pour toute histoire d’extraterrestres envahisseurs et ravisseurs d’enfants, du moins si on en croit les films et séries télé américains? Quelque part sans doute entre le Nouveau Mexique et l’Arizona puisque tout ce qui se passe d’intéressant dans le monde ne peut avoir lieu qu’aux USA. En fait il n’est pas du tout sûr que les extraterrestres de cet OGNI soient hostiles. Il n’est pas sûr non plus qu’ils soient des envahisseurs. En fait, il n’est même pas sûr qu’ils soient extraterrestres. Si on admet l’improbabilité extrême de trouver une autre planète ressemblant autant au Far-West américain, il doit tout simplement s’agir de nos descendants, plus ou moins lointains, qui ont percé, ou presque, les secrets du dieu du tonnerre. Ils ont bâti des installations, des centrales, comme cette pyramide qu’on voit au loin, capable de recueillir la foudre et très vraisemblablement de la guider pour la concentrer en ce point.
Les dirigeables futuristes qui tournent autour de la centrale ne sont donc pas des vaisseaux alien mais, selon moi, des cargos bien de chez nous venus se ravitailler en énergie.


Si vous aimez ce genre de paysages imaginaires, vous pouvez trouver le livre, format livre d'art, ou en version e-book (moins cher forcément) ici.

dimanche 22 septembre 2019

Evolution: Still A Theory In Crisis (réflexions à propos de)

     
Michael Denton, récemment
     Le livre est sorti en 2016. Cette chronique a donc trois ans de retard et c’est bien dommage mais mieux vaut tard que jamais. En fait, s’il n’y avait pas eu ce titre malheureux – comme le reconnaît l’auteur lui-même (et on a donc le droit de penser que c’est un choix de l’éditeur pour les raisons habituelles) – je n’aurais pas attendu si longtemps. Naturellement, comme le dit à demi-mot Denton, le titre de son premier livre aurait dû être  Darwinism, A Theory In Crisis et il n’aurait pas été plus difficile de trouver le titre de celui-ci. On peut donc dire que c’est la faute (supposée) du premier éditeur.
   Le titre n’est bien sûr pas la seule raison qui m’a fait différer cet achat qui s’est avéré certainement un de mes plus utiles et pertinents. J’étais persuadé, encore une fois à cause du titre, que ce livre n’était qu’une version enrichie et corrigée de son premier livre, Evolution : A Theory In Crisis (EATIC). Je me figurais que Denton, âgé et peut-être has been, avait fait ce que font généralement les vieux fatigués, à savoir refaire ce qu’ils ont fait de mieux en moins bien. Je supposais que j’aurais droit à quelques anecdotes biologiques amusantes ou croustillantes (en matière de sexualité des espèces, il y a toujours moyen) dont Gould s’était fait une spécialité, pour assurer la partie divertissement et me faire oublier que le livre n’avait aucune nécessité. Je me trompais complètement. Le dernier livre de Denton est précisément l’inverse de ce que je subodorais. Il est tout sauf anecdotique. Il n’est en rien une redite usagée et pâle de son excellent premier livre mais rend le premier aussi superflu sans la lecture du second que peut l’être celle de l’Ancien Testament sans le Nouveau, si on me permet cette comparaison osée. Il révèle une évolution considérable de la pensée de l’auteur et est à mon avis un de ces livres de vulgarisation scientifique qui fera date, tant il marque un retournement des valeurs admises depuis un siècle et demi dans le monde de la biologie.
   Michael Denton est un cas un peu spécial pour le profane dont je fais partie, une de ces personnes qui adorent tellement étudier qu’après avoir fait de longues études de médecine, couronnées de succès, il en a repris à peu près autant pour devenir Docteur en biochimie (sa véritable spécialité, pas toujours bien décrite par les titres universitaires, étant en réalité la génétique et la biologie du développement). Il est donc à la fois médecin et biologiste, ce qui l’a évidemment servi dans ses recherches, centrées sur les maladies génétiques. Denton a obtenu ses deux diplômes dans deux écoles parmi les plus prestigieuses du monde, Bristol University et King’s College, toutes deux classées parmi les trente meilleures universités mondiales. Il a non seulement cherché mais trouvé. Lui et son équipe ont ainsi découvert le gène responsable d’une maladie dégénérative de la rétine et permis un peu plus tard la toute première thérapie génique réussie à la fin des années 90. Rappeler son background n’est pas inutile car les critiques du Darwinisme sont généralement déboutés sans autre forme de procès par des attaques ad hominem sur leur manque de crédits scientifiques. Et dans le cas de ce livre, il ne s’agit pas d’une simple critique après un millier d’autres mais d’une proposition de changement complet de paradigme.
   Quel est le cœur du sujet de ESATIC ? Un basculement des valeurs. Là où la théorie de Darwin se voulait le moteur central, voire unique, de l’évolution de la vie, Denton montre qu’elle n’en est en fait qu’un agent très auxiliaire, destiné au fignolage, à l’ultime retouche, plutôt qu’au plan d’ensemble. Darwin explique assez bien des évolutions mineures comme la taille ou la forme d’un bec mais est incapable de fournir une explication convaincante pour les innovations majeures telles que l’apparition du bec justement, de l’aile, de la plume ou de la pentadactylie. En somme, la sélection naturelle est le sommet de l’iceberg. Elle sert de glaçage ou de cerise au gâteau mais n’entre en rien dans la confection et la cuisson qui l’ont précédé.
   Toute la partie immergée, de loin la plus importante, est selon Denton la conséquence des lois physico-chimiques ordinaires, diffusion, élasticité, tension de surface, etc. qui règnent dans le milieu cellulaire et moléculaire. Les contraintes naturelles (Lawful dans le texte, difficile à rendre en français) sont les facteurs causals qui déterminent l’expression des gènes. Et donc, les gènes sont soumis à la physique et non l’inverse, comme c’est impliqué dans le darwinisme. On quitte donc un mécanisme externe et contingent (la sélection naturelle, c’est-à-dire l’ensemble des contraintes environnementales, s’appliquant sur des mutations aléatoires) pour un mécanisme interne et prédéterminé. Outre les très nombreuses preuves fournies par la science de ces dernières décennies, Denton montre que ce mécanisme est bien plus à même de forger les innovations majeures de l’évolution, d’une complexité redoutable, et en réalité impossibles à expliquer par de minuscules changements s’incrémentant, qui doivent toujours apporter un plus adaptatif (par exemple comment faites-vous pour passer d’un carré parfaitement efficient à un cercle parfaitement efficient en exécutant de multiples petites modifications toujours avantageuses? c’est en version simplifiée le problème que pose l’œil de la langouste ; naturellement la réponse la plus évidente est que le changement a dû s’opérer d’un coup et non graduellement comme l’implique obligatoirement la théorie de Darwin).
   ESATIC marque aussi une profonde évolution avec EATIC dans la pensée de l’auteur. Bien que Denton à l’époque de son premier livre, 1985, était très critique de la théorie de Darwin (critique dévastatrice mais sans proposition alternative), il restait de son propre aveu inféodé à l’utilitarisme de son époque. En gros, chaque innovation devait présenter un avantage adaptatif pour son possesseur et si le mécanisme principal n’était pas celui envisagé par Darwin, le but restait le même. Sa position a complètement changé sur ce point. Bien sûr, les progrès considérables de la biologie, l’apparition de l’épigénétique et de tout ce qu’on appelle Evo-Devo ont dû bien l’aider à modifier ses conceptions. Ses propres recherches ont fini de le convaincre qu’il s’était mis une œillère comme beaucoup d’autres. En réalité, si une grande partie des innovations du vivant ne semblent fournir aucun avantage en termes d’adaptation pour ses acquéreurs, c’est tout simplement qu’elles n’en ont pas. La pentadactylie est un exemple parmi beaucoup d’autres. La sexualité et le cycle des anguilles en est un autre (très divertissant celui-ci : pourquoi faire simple quand on peut faire très… très compliqué).
   Comme toujours avec Denton, je suis impressionné par la rigueur, la méticulosité, l’acuité de son argumentation. Bien qu’il semble aimable et très gentil dans le civil, quand le scientifique Denton tient un os, il ne le lâche plus tant qu’il reste une miette de viande ou de moelle à tirer. Cela implique des répétitions et parfois des lourdeurs de style mais quelle démonstration impeccable ! Un peu à mon étonnement, il est aussi bon dans la construction que dans l’éreintement, comme l’était, de fait, EATIC.
   Littérairement, ce dernier livre de Denton est certainement plus aride, plus abstrait, plus difficile que son premier mais il est aussi bien plus fondamental. Je crois pour ma part que c’est le livre de science le plus important qu’il m’ait été donné de lire jusqu’ici dans ma vie. Le plus important parce qu’il nous dit quelque chose du futur.
   Pour finir, je ferai une remarque sur les conditions de publication de ce livre aussi admirable que remarquable. Publier avec la marque du Discovery Institute n’est sans doute pas infamant mais certes pas non plus ce qu’on peut souhaiter de mieux pour un scientifique (DI est l’organe américain principal prônant l’Intelligent Design). Que Denton, dont le livre ne se veut nullement l’avocat de l’ID – on peut toujours gloser sur les intentions cachées d’un auteur, gloses aussi gratuites que stériles –  soit obligé de passer par là pour publier en dit long sur l’état de la libre expression de nos jours. Toute parole sur un sujet à controverse non adoubée par l’establishment est devenue un vrai parcours d’obstacles quand elle n’est pas purement et simplement étouffée. Et l’évolution est le sujet à controverse par excellence, plus fondamental bien que moins médiatisé que le climat.
   Denton nous dit à la fin de son livre que le changement de paradigme qu’il souhaite attendra sans doute encore quelques décennies, bien que tous les éléments de son abandon soient déjà présents : telle est la force d’un paradigme. Combien de décennies a-t-il fallu attendre avant que la théorie de Wegener, pourtant si bien étayée et qui semble si évidente de nos jours, soit reconnue et diffusée dans les écoles ? Je vais répondre tout de suite : cinq, au minimum. Un demi-siècle. Wegener n’a sans doute pas réglé la question de l’évolution de la Terre une fois pour toutes, comme certains charlatans s’en vantent régulièrement à propos d’autres sujets, mais sa théorie est certainement bien supérieure à celle qui l’a précédé.
   Ainsi de la théorie de Denton.


Une interview très complète et très intéressante de Denton: ici.
Trouver le livre de l'auteur : .

dimanche 18 août 2019

Jardin secret : le maître des lieux (paysage fantastique)


    Cette peinture fait partie d'une série que j'ai intitulée "Jardins secrets" et qui doit intégrer mon livre de paysages fantastiques (à paraître bientôt) : Fenêtres Sur Un Autre Monde. Bien que cela ne saute pas aux yeux sur la photo du haut, le procédé de base est très proche de l'art ancien du vitrail, comme le révèlent mieux ces détails de plus en plus grossis de la peinture, à voir ci-dessous. On peut aussi y déceler l'influence, très superficielle dans ce cas mais utile, du peintre décoratif Mucha.





jeudi 11 juillet 2019

Scènes d'amour : récompense du guerrier

Crayons et pastel

Le titre m’a été suggéré par l’attitude de la femme autant que de celle de l’homme. La première semble complètement passive — ce qui n’est pas forcément le moins excitant — et l’homme a quelque chose d’un soldat, ne serait-ce que par sa coupe. En ces temps anciens, on pourrait imaginer que c’est une belle esclave obtenue de haute lutte par le guerrier, c’est-à-dire en tuant son mari, si elle en avait un, et en emportant ses enfants, si elle en avait. Ou bien version plus tolérable, quand le chevalier croisé revenait d’une longue et lointaine campagne et ôtait son armure ensanglantée et boueuse devant sa belle, chaste et jeune épouse : quel délice ce devait être alors !
    J’ignore s’il prenait son bain avant ou après.

Tiré de Scènes d'Amour que vous pouvez trouver ici.

mardi 18 juin 2019

Fille des étoiles : un roman à l'intersection de la SF et du conte de fées






    Lucia, ma meilleure amie ici, m’a dit que je devrais écrire un journal intime, comme elle, comme la plupart des autres filles. Sûrement, Vedders, notre ancien psy, l’a convertie elle aussi. Il nous y encourageait toutes, prétendant qu’il servirait à notre épanouissement personnel tout en fournissant des pièces inestimables pour la postérité. Quelle postérité ? Bien sûr, comme il savait ce que nous écrivions là-dedans, c’était une moquerie amère. Il allait bientôt mourir, il le savait, et en éprouvait une jalousie féroce envers nous, qui survivions à tout, comme les mauvaises herbes que nous sommes. Mais je ne l’ai pas pleuré ; après tout, personne ne l’a obligé à venir, lui.
    Lucia a lu par-dessus mon épaule ce que j’étais en train d’écrire et a dit que je n’écrivais pas un journal mais un roman. Je lui ai répondu que ce n’était ni l’un ni l’autre mais un livre de souvenirs, pour ne pas oublier. Je tiens énormément à mes souvenirs de Terre. J’en ai si peu. Il n’y a qu’ainsi que j’arrive à me rappeler des visages. Certains, je préfèrerais ne pas m’en souvenir et c’est pourquoi, je pense, il y a si peu de souvenirs concernant mon père. Mais j’aime me rappeler le visage de Mili, de maman, d’Augustine, des petits enfants que je rencontrais près du barrage de Balackovo, et même de Lilia. Surtout de Lilia en fait. C’est malsain, anormal, ridicule, je ne cesse de me le dire, mais je ne peux pas m’empêcher de lui garder une place à part tout au fond de mon cœur. Peut-être n’ai-je vraiment aimé qu’elle, petite.
    L’autre raison est qu’il n’y a pas grand-chose d’intéressant à faire ici. C’est un peu comme si nous étions en prison. Chaque matin, nous sortons pour aller faire notre travail – on dit notre quart – puis nous allons manger au réfectoire puis nous effectuons notre quart de la soirée puis nous allons manger de nouveau puis nous retournons dans notre cellule pour nous coucher – on dit notre chambrée mais c’est la même chose. Cela occupe nos rares temps libres. Vedders disait que c’est exprès si nous avons si peu de temps libre, que c’est pour nous empêcher de nous ennuyer. Car lorsqu’on s’ennuie, on pense et penser rend triste. Et nous ne devons pas être tristes pour réaliser notre mission. Mais comment pourrait-on ne pas être triste avec la vie que nous menons ? Qui sait si nous arriverons un jour. Peut-être allons-nous passer toute notre vie, notre courte vie, entre ces murs de métal, sans plus jamais voir le ciel, je veux dire un vrai ciel, bleu, avec un soleil et des nuages blancs, où même gris, n’importe pourvu qu’il n’y ait plus cette affreuse voûte noire percée de trous d’aiguilles !
    Et pourtant, j’ai de la chance. On ne cesse de me le répéter, ici. J’ai de la chance d’être la fille du docteur Tcherniev, ce grand homme. J’ai de la chance d’être jolie. J’ai de la chance d’avoir été retenue pour cette mission prestigieuse entre toutes (sous-entendu bien que je ne le mérite pas). Eh bien je me serais bien passée de toutes ces chances-là. Mais il est vrai que mes camarades n’ont jamais vu le ciel de la Terre. Ou de si loin qu’on ne peut plus l’appeler un ciel. Et jamais des vidéos ne remplaceront la réalité. C’est une vraie cruauté qu’on leur a faite. Sur Sélène, c’est pareil qu’ici, sauf qu’elles pouvaient voir la Terre, très nettement, même en plein jour. Leurs instructeurs leur assuraient qu’Ossian était encore bien mieux que la Terre et qu’elles pourraient y vivre, contrairement à la Terre. Du coup, elles en ont l’image d’une sorte de paradis. Quand je les écoute, j’ai des fois peur pour elles, pour ce qui les attend. Car je connais trop bien mon père et les autres hommes qui nous ont envoyées là-bas, pour croire qu’ils nous aient envoyées vers le paradis. Mais je ne peux pas leur dire ce que je sais. Je ne peux pas leur enlever ça. Elles n’ont que ça pour les soutenir. Nous sommes très liées, toutes, et pas seulement par les liens de parenté. C’est vrai que je les aime bien, toutes, malgré leurs défauts. J’en ai moi aussi, et même de très gros. Mais je sais que les filles m’aiment bien, elles aussi, même Oriane, avec qui je me suis battue tant de fois. Vedders disait que c’était normal. Nous avons reçu cette éducation et cet entraînement, durs, sévères, et parfois injuste, précisément pour ça : créer des liens indéfectibles entre nous, ce qu’ils appellent un esprit de groupe. Plus nous percevons l’encadrement comme hostile et arbitraire, plus nous nous serrons les coudes. Dans notre cas, le resserrement est allé jusqu’à la fusion. Pourtant, selon Vedders, à peine aurons-nous mis le pied sur Ossian que tout cela se défera comme un habit dont nous n’avons plus besoin. Nous redeviendrons ou deviendrons des personnes ordinaires. Il voulait dire je crois, aussi égoïstes et indifférentes les unes envers les autres que les gens normaux. Car c’est seulement alors que nous connaîtrons les véritables joies de l’amour.
    Quand je regarde le visage verdâtre des dormeurs à travers leurs caissons de sommeil, c’est à pouffer de rire ! Eux, c’est eux qui vont nous faire découvrir l’amour véritable !?

    Dire que notre éducation a été sévère est un euphémisme (c’est un mot que m’a appris Lucia qui est beaucoup plus instruite que moi). Je veux dire qu’on ne peut pas dire que l’enfer soit sévère. Ou injuste. N’est-il pas juste que les méchants reçoivent le châtiment qu’ils auraient dû avoir sur Terre si le monde était juste ? Mais nous ne sommes pas méchantes. Ou en tout cas, nous ne l’étions pas au début. Nous n’avons tué personne, je pense. Ou peut-être que si ? Est-ce que je paie pour ce que j’ai fait à Lilia ? Je l’ai noyée. Elle n’avait jamais appris à nager et n’aurait pas pu de toute façon. J’avais été horriblement trompée, j’étais en colère, j’ai coincé la barre comme on me l’avait appris et je l’ai poussée depuis le bateau de Philippe puis je suis partie de l’autre côté, vers la proue où les autres se trouvaient : je ne voulais pas voir ses efforts désespérés pour se maintenir à la surface. Mais en fait elle a coulé à pic, comme une pierre. Ce fleuve était vaste comme une mer et guère moins profond. Quand maman s’en est aperçu, il était trop tard, je n’aurais même pas pu retrouver l’endroit exact. Mais le pire a été quand mon père, beaucoup plus tard, m’a dit qu’elle n’était probablement pas morte et que nous aurions pu faire une tentative pour la repêcher s’il avait été prévenu à temps. J’ai alors pensé à Lilia, toute seule, dans ces ténèbres glauques, attendant sans pleurer ni récriminer, aussi patiente qu’une bête, qu’on vienne la sauver. Et bien sûr personne n’était venu pour elle. Combien de temps ça avait pu durer ? Maintenant, elle est morte, vraiment morte bien sûr. Le pire est qu’au moment de la pousser, je savais qu’elle était innocente, qu’elle n’y était pour rien. En fait, elle m’avait sauvée. Alors peut-être que j’ai mérité ce qui m’est arrivé tout compte fait.
    Je suis montée à bord de la Matriochka, alors amarrée à Starpoint (elle y avait été assemblée pièce par pièce) à l’âge de six ans. Certaines filles en avaient deux ou trois de plus que moi et d’autres deux ou trois de moins que moi. Mais aucune d’entre elles n’a été aussi souvent que moi dans le sarcophage. Imaginez qu’on vous enferme dans un placard. Mais un placard sans lumière, vraiment tout noir. Et imaginez que ce placard est si étroit que vous ne pouvez pas remuer à l’intérieur. Juste les doigts et tourner légèrement la tête, ce qui ne vous sert à rien puisqu’il n’y a rien à voir : c’est tout. Il n’y a aucun bruit autour de vous, excepté le tapotement de vos doigts ou de votre front contre le métal rembourré. Vraiment aucun bruit. Et ça n’a rien d’étonnant parce que le son ne se propage pas dans l’espace. Même si une étoile explosait près de vous, vous ne le sauriez pas, avant de mourir. Même si le vaisseau vous retient par une ligne de vie de guère plus de vingt brasses, vous ne pouvez pas le savoir puisque vous ne voyez rien et n’entendez rien. La privation presque totale des sens est une des choses les plus pénibles dans cette punition. Vous perdez le sens du temps et le sens de l’espace. Vous n’êtes plus qu’une abstraction. J’ai su alors ce qu’était vraiment la folie, la vraie, cette dislocation de votre esprit, pas celle qui amuse et semble si pittoresque, ces Napoléons de cours d’asiles. Et il ne sert à rien de supplier ou de crier car personne ne peut davantage vous entendre. Mais ce n’est pas le pire.
    Le pire est d’ignorer la durée de sa peine. Ou même s’il y aura une fin. Rien ne vous est dit lorsqu’on vous force à rentrer dans cette horrible chose et qu’on referme le couvercle. On l’appelle le sarcophage et c’est bien à cela qu’il ressemble. Mais en réalité, il s’agit d’un scaphandre, très épais, aux formes grossières et dépourvu d’articulation. Et sans visière. C’est une invention, paraît-il du pacha actuel de la Matriochka. Je veux bien le croire ; il ne faut pas avoir de sentiment pour avoir des idées pareilles. Nous sommes peut-être devenues mauvaises ou peut-être l’ai-je toujours été mais personne ne mérite ça.
    Le souvenir le plus cuisant peut-être que je garde du sarcophage n’est curieusement pas lié à l’un de mes séjours à l’intérieur. Tout le monde à bord parmi les filles, je crois, y est passé au moins une fois. Mais Larissa, la grosse Lala comme on l’appellait, est sûrement l’une d’entre nous qui est le moins sujette à cette forme de punition tant elle est naturellement fayotte et trouillarde. Elle ne peut pas s’en empêcher. Le fayottage n’est cependant pas une bonne stratégie à bord de ce vaisseau, ni auprès de nous autres bien sûr, ni même vis-à-vis de l’encadrement. Vedders n’a pas daigné dire un mot en faveur de Lala, or il était le seul qui pouvait mettre son veto au supplice du sarcophage. Et il était médecin ! Je suis sûre maintenant qu’il se doutait qu’elle était innocente de ce qu’on l’accusait mais il a quand même laissé faire. Nous voulions lui donner une leçon. Son fayottage n’était de notre point de vue qu’une trahison, peu importe qu’elle ait eu raison ou tort. Certaines croient que c’est parce qu’elle est noire, ce qui est bizarre puisque nous sommes censées avoir toutes des liens de parenté, mais je suis sûre que ça n’a rien à voir. Lucia aussi est noire, ou du moins très colorée et tout le monde l’aime. En revanche, cela a beaucoup à voir avec son poids. Si vous êtes grosse comme Lala, c’est que vous ne faites pas votre quota d’exercices physiques obligatoires et que vous êtes une tire-au-flanc. Et nous détestons les tire-au-flanc puisque cela veut dire davantage de travail pour les autres.
    Mais c’est vrai qu’elle est aussi noire que le vilain petit canard de la fable. Et elle a ces drôles de gros roploplos qui, dans l’apesanteur des ponts inférieurs, deviennent si ronds qu’ils ressemblent à des boules de bowling avec leur gros téton à la place des trous. J’avais toujours envie de la pincer. Quand elle a su ce qui allait lui arriver, elle s’est enfuie, ce qui est idiot sur un vaisseau spatial : où voulez-vous aller ? Alors quand nous l’avons retrouvée, nous l’avons obligée à se déshabiller parce que nous savions qu’elle détestait ça vu qu’elle avait son gros derrière, son gros ventre et ses gros machins tout ronds qui semblaient se dégonfler au fur et à mesure qu’on montait les ponts vers la salle de largage. Nous l’avons traînée jusqu’au sarcophage. Je l’ai pincée tout du long et Oriane lui donnait une tape quand elle trouvait qu’elle n’allait pas assez vite. Pas une grosse tape, à peine plus qu’une caresse, mais ça suffisait à la faire avancer. Nous étions cruelles comme des démons. Mais nous ne le savions pas. Nous étions si jeunes alors ! Larissa devait avoir douze ou bien treize ans : et elle était très en avance sur nous, physiquement parlant.
    Puis, malgré ses suppliques et ses pleurs, elle a bien dû rentrer à l’intérieur du sarcophage. Le pacha ne lui a pas accordé de grâce non plus. Ou plutôt si, sauf que cette grâce n’en était pas une en réalité puisqu’elle n’a su qu’elle avait été graciée que lorsque c’était déjà trop tard. Méfiez-vous des gentillesses du commandant.
    Son épreuve n’a pas duré très longtemps. Ce n’était pas nécessaire pour que la leçon soit enregistrée. Le pacha a commandé le plus grand silence tandis que nous portions le sarcophage jusque sur la rampe d’éjection. On aurait dit qu’on portait un cercueil mais nous avions seulement envie de rire. Puis nous avons tous quitté le sas pour le moment du largage. Le sas extérieur s’est ouvert puis refermé. Vingt minutes après, ce qui dans le sarcophage peut paraître une heure ou un jour, nous sommes rentrés de nouveau dans le sas. Lala avait eu le temps de passer par toutes les phases de l’horreur de sa punition : la prière, les promesses vaines du style je ne le ferai plus, la colère, la rage, le désespoir, la peur affreuse de mourir seule et abandonnée de tous, le silence et la folie qui gagne. Au début, nous avons ri derrière la vitre blindée en l’entendant grâce aux micros du sas d’éjection puis nous avons arrêté. Ce n’était plus drôle. Nous savions toutes trop bien ce qu’elle endurait.
    Quand elle est ressortie du sarcophage et qu’elle a compris qu’elle n’avait jamais quitté le sas, que nous avions tout entendu, elle a changé de visage. Je n’aurais jamais cru avant ça qu’une noire pouvait blanchir à ce point.
    A partir de ce jour, nous n’avons plus jamais ennuyé Larissa, au contraire, même lorsqu’elle fait de temps en temps la fayotte (elle ne peut pas s’en empêcher). Elle a maigri un peu de son côté et pris un peu de muscle bien que ses roploplos soient toujours aussi impressionnants. Je suppose donc que la leçon a été autant pour nous que pour elle.

    Hier soir, j’ai lu à Lucia ce que j’avais commencé à écrire. En fait je n’ai pas vraiment lu, je n’en ai pas besoin. De temps en temps, je faisais mine de regarder la tablette mais en réalité je ne la voyais pas. J’ai dit à Lucia que je l’avais écrit pour elle. Elle dit que je raconte bien les histoires et je lui ai répondu que ce devait être un trait de famille. Mon père en racontait aussi beaucoup et ce n’est vraiment pas un compliment dans ma bouche.
    Bien sûr, Lucia m’a posé des tas de questions après auxquelles je n’avais pas du tout envie de répondre. Lucia est mon aînée, de deux ans seulement, mais à notre âge, ça compte. C’est horrible mais parfois je me dis qu’elle remplace Lilia dans mon cœur. Pourtant il y a au moins une différence : quand j’aimais Lilia, je ne le savais pas alors que je sais que j’aime Lucia. Je l’aime vraiment. Mais ce n’est rien comparé à ses sentiments à elle. Lucia est une fille très très affectueuse, presque trop, ce qu’on ne croirait pas à la voir, car elle est très discrète, timide même, un peu mon contraire. Souvent la nuit, enfant, elle venait dans mon berceau et se serrait contre moi tandis que nous parlions. Cette nuit, nous n’avons presque pas dormi tant elle avait de questions ; mais je sais bien comment faire pour qu’elle se taise…

Vous venez de lire le premier chapitre du roman "Fille des étoiles" disponible en intégralité ici. Peut-être en ferais-je une série feuilleton sur ce blog.

samedi 25 mai 2019

Homocide, un petit mal pour un grand bien ou encore vive la covid 19! (publication du club des Homocidaires)

  
   (Note de décembre 2020 : j'ai rajouté le sous-titre à cet article de mai 2019, sans en changer un mot pour le reste, après relecture et avoir constaté à quel point mes meilleures conjectures homocidaires se sont révélées proches de leur réalisation; réjouissons-nous donc : l'heure est venue!)

Certains lecteurs m’ayant interpellé sur mon utilisation fréquente du concept de l’Homocide, cette doctrine incroyablement généreuse pour atteindre le plus grand bien qui soit, ou plutôt qui pourrait être, je vais tenter d’expliciter ce terme un peu longuement, de façon à éliminer toute ambiguïté qui pourrait subsister dans leur esprit. D’abord, l’Homocide se différencie absolument de l’inepte homocide, de par son H majuscule qui veut dire tant de choses et du simple et vulgaire homicide par la lettre o qui remplace si opportunément la lettre i. Cette majuscule et ce o sont évidemment en rapport avec sa racine latine, Homo, comme dans Homo Sapiens ou Homo Erectus. Le terme exact aurait donc dû être homosapienicide, par exemple, mais l’auteur, inconnu, de ce néologisme a dû estimer qu’Homocide était à la fois plus concis, plus maniable et tout aussi clair. En effet, Homo Sapiens étant la seule espèce du genre Homo encore existante, il est inutile de préciser le nom de l’espèce visée, le genre suffit. Cide est le suffixe qui convient pour décrire l’opération qu’on se propose de réaliser sur le susnommé Homo. Si vous savez ce qu’est un génocide, vous savez ce qu’est un Homocide, ou pour mieux dire l’Homocide, puisqu’il ne peut y en avoir qu’un seul, pour la raison indiquée plus haut. L’Homocide est une forme poussée de décimation où au lieu d’éliminer un dixième de la population visée, on ne garderait en vie que le dixième justement, mais le meilleur dixième, et où la population visée serait le genre Homo dans sa totalité, cette tumeur cancéreuse, ce parasite, ce — nous n’avons pas de mot assez dur pour le qualifier. Ici, je me fie aux sources les plus autorisées qui estiment que la population humaine idéale pour le bien-être de la planète, des milieux naturels, des espèces animales et végétales, ainsi que des élus sauvés de la catastrophe Homocidaire serait d’environ 100 millions d’unités. Mais certains de ses partisans estiment que ce chiffre est encore excessif et qu’on pourrait descendre à quelques centaines de milliers pour un bien-être général encore plus grand. En dessous de ce nombre, tout le monde s’accorde pour dire que la survie de l’espèce serait condamnée à moyen terme, quelques années, et que l’Homocide serait donc complet mais pas forcément souhaitable pour ceux qui, comme nous, espéraient figurer au nombre des élus. Bien qu’un Homocidarisme radical soit, de loin, le cas le plus rare, il n’est pas sans compter des représentants, y compris dans les cercles les plus éclairés de la société comme le prouve l’éminent penseur Yves Paccalet avec son livre, L’Humanité Disparaîtra, Bon Débarras. On ne peut que saluer la franchise, la rigueur du raisonnement et la haute lucidité de monsieur Paccalet qui le conduisent à tirer les conséquences les plus logiques de la doctrine mais cette position est généralement considérée par nous autres modérés comme contreproductive et pour tout dire un peu trop haute pour l’homme de la rue. Jusqu’ici, tout cela va de soi.
   Ce qui ne va pas de soi en revanche est que l’Homocide est une notion très répandue dans le grand public, et reçoit, par bonheur, un assentiment de plus en plus enthousiaste, quoique généralement sous d’autres noms. On doit évidemment remercier en particulier l’Education Nationale pour ce lent mais continuel éveil des masses. Mais les médias en général et nos brillants politicien, dont la compétence en matière de science et de rigueur intellectuelle n’est plus à démontrer, doivent aussi recevoir leur part de louanges. Sans eux tous et leur immense talent dans la pédagogie et la recherche difficile de la vérité, on a peine à croire qu’une doctrine aussi difficile, aussi austère et même disons-le, si apparemment contraire aux aspirations de base ait pu percoler à ce point à travers la société occidentale.
   Les partisans de l’Homocide sont naturellement les Homocidaires. Mais si quelques-uns sont des Homocidaires déclarés et fiers de l’être (à juste titre), comme monsieur Paccalet, la grande majorité est loin d’atteindre à ce degré de clairvoyance. Et comme je vais le montrer, c’est bien dommage car ils en tireraient des gratifications morales encore plus grandes que celles qu’ils éprouvent déjà.
   Est-ce que l’Homocidaire se propose de réaliser un gigantesque bain de sang pour le bien du monde pris dans sa globalité ? Bien sûr que non et la question suffit à montrer que celui qui la pose n’est pas un grand spécialiste de l’Homocide. N’oublions jamais que le but de l’Homocide est le bien et non le mal. N’oublions surtout pas que l’Homocidaire, l’individu de chair et d’os, se recrute dans les sphères de la société les plus éclairées, les plus dévouées à leur prochain, les plus bienveillantes qui se puissent trouver et non aux franges ou aux extrêmes les plus glauques qu’on ne voudrait même pas nommer. Il est vrai, si on veut être vainement méticuleux, que de rares Homocidaires ne semblent pas envisager la méthode forte pour parvenir à ce plus grand bien qu’est l’harmonie générale avec suffisamment de mépris. Je pense par exemple au fameux Pentti Linkola, penseur Homocidaire par excellence, et à sa phrase non moins fameuse « S’il y avait un bouton sur lequel appuyer et si ça voulait dire que des millions mourraient, je me sacrifierais sans hésiter » c’est-à-dire qu’il se sacrifierait en appuyant sur le bouton. Linkola est largement discrédité par la plupart des Homocidaires actuels, pour son goût des méthodes martiales, un peu trop élitistes, trop éloignées de la bonne nature de l’Homocidaire modéré mais il a au moins le mérite d’attirer l’attention sur un des traits de caractère les plus saillants de l’Homocidaire : son sens et son goût du sacrifice qui peut aller dans les cas les plus admirables jusqu’au suicide pour l’exemple. Car on est obligé de remarquer que les avocats de l’Homocide se trouvent exclusivement dans l’espèce Homo Sapiens, ce qui témoigne d’un désintéressement et d’une générosité d’âme extraordinaires envers les autres espèces. Alors on conviendra que des personnes aussi admirables, aussi dévouées à la cause du bien méritent de peupler ce futur paradis en tant que ses légitimes élus.
   En vérité, la très grande majorité des amis de monsieur Linkola préfèrent envisager des solutions peut-être un peu plus aléatoires mais à coup sûr moins problématiques pour amener ce paradis sur Terre dont ils, je veux dire dont nous rêvons tous. Dans l’ensemble, ils préfèrent laisser le soin des moyens employés à la déesse Terre, parfois appelée Gaïa par les croyants. Et ses moyens sont tellement nombreux qu’il semble impossible que l’un ou l’autre ne survienne pas très bientôt. Pensez seulement à ces catastrophes climatiques imminentes, ou à dire vrai déjà en cours. La banquise n’a-t-elle pas déjà fondu ? Les îles Maldive ne sont-elles pas déjà sous l’eau ? Les pauvres enfants d’Angleterre savent-ils seulement encore ce qu’est la neige ? Les famines n’ont-elles pas déjà, depuis quarante ans au moins, comme nous l’assure ce grand homocidaire, Paul Ehrlich, fait disparaître 100 à 200 millions de personnes par an ? Ces possibilités de réduction drastique du genre Homo sont si nombreuses et variées en vérité que si je devais en faire la liste en ne prenant que les gros titres quotidiens des médias depuis dix ans, je n’aurais pas fini cet article avant d’être atteint par la montée des eaux. Et si le climat ne suffit pas – chose presque impossible mais imaginons quand même – on n’a que l’embarras du choix : astéroïde, éruption solaire, stérilité universelle, pollution, catastrophe nucléaire, guerre. Bien sûr, le problème est un peu plus complexe que ça : il ne suffit pas en effet que neuf de nos congénères sur dix disparaissent, il faut aussi préserver la nature et ses autres habitants, les meilleurs d’entre tous. C’est pourquoi la guerre, toute tentante qu’elle soit, l’astéroïde destructeur, la menace nucléaire et même les catastrophes climatiques ne peuvent constituer que des seconds choix, des solutions de repli. Un vrai bon choix, qui s’exprime d’ailleurs de plus en plus fréquemment, est la pandémie. Celle-ci est très propre et a la particularité de ne toucher que l’espèce visée, en l’occurrence nous-mêmes, et de laisser tout le reste de la création intact. Il y a eu de très heureux présages de ce qu’on pouvait réaliser par ce moyen (on étant la nature bien sûr) en 1918 avec la grippe espagnole et on a eu les plus grands espoirs de nouveau lorsque la grippe H1N1 a entrebâillé la porte vers des futurs radieux mais elle s’est révélée, hélas, très décevante. Enfin, ce n’est que partie remise. La stérilité universelle, non pas forcée, mais liée à une forme de dégénérescence mystérieuse, d’ailleurs sans nul doute provoquée involontairement par les activités humaines, serait également une solution tout à fait convenable et même hautement morale mais plus risquée car qui sait si le diable n’inventerait pas quelque moyen de se cloner en grande série, ce qui serait pire que tous les cauchemars des Homocidaires réunis, avouons-le. Le point important à retenir est que la destruction ou disons la disparition des neuf dixièmes de l’humanité n’est en rien décidée ou pire, opérée par la main de ce dixième restant, qui restera propre, ce qui lui sera bien utile, psychologiquement parlant, quand il se délectera de voir les fleurs pousser à nouveau, les ours bruns et blancs s’ébattre en liberté et les petits oiseaux gazouiller tout à leur aise dans le paradis retrouvé. Ce n’est qu’une question de chance me direz-vous. Eh bien cela arrive. Imaginez qu’au lieu du bon croyant type, Dame Nature sélectionne, par hasard bien sûr, pour ce nouvel âge d’or de méchants conducteurs de 4X4, d’impénitents pollueurs en tout genre, des mangeurs de viande, ou abomination d’entre les abominations, des foreurs de puits de pétrole : quel cauchemar ! C’est évidemment tout à fait exclu par la vraie doctrine de l’Homocide.
   Bien, les motivations et les agents de l’Homocide étant maintenant identifiés, passons aux conséquences. Elles sont moins évidentes, peut-être, que les causes. Il est grandement possible que le monde après réduction de ses habitants les plus encombrants soit en effet nettement plus accueillant pour un certain nombre d’espèces, mais pas la totalité, loin de là. Toutes les espèces dites domestiques, plantes comme bêtes, ainsi que nos commensaux habituels (et ils sont nombreux), risquent fort d’en pâtir. Mais peu importe, soyons positif, disons qu’ils s’adapteront. La question est plutôt de savoir ce qui adviendra des survivants de notre espèce, nous autres, les miraculeux élus du nouveau jardin d’Eden.
   Prenons pour cela l’hypothèse secrètement caressée mais en vérité la seule qui a un sens que seuls les vrais et fidèles croyants et leurs proches seront sauvés lors de ce déluge allégorique ou pas. Et voyons maintenant comment ils pourront s’organiser dans ce nouveau système de choses.
   Je pourrais montrer, mais cela nécessiterait d’écrire un livre entier, que le type de société humaine qu’on peut attendre après l’heureux événement évoqué plus haut est assez étroitement dépendant du nombre d’individus qui la composent. Mettons que les survivants soient quelques centaines de milliers éparpillés sur les cinq continents pour ne pas faire de jaloux. C’était le cas il y a plus de 100 000 ans (mais peut-être pas sur les cinq continents) lorsque l’homme moderne n’était même pas encore apparu (quelle belle époque !). Mais comme il ne s’agit que d’estimations, forcément, admettons que les hommes de Cro-Magnon d’il y a quarante mille ans n’étaient pas plus nombreux. Ils vivaient de chasse, de pêche et de cueillette. Ils habitaient dans des cavernes ou parfois des huttes. Ils portaient des peaux de bêtes. Ils avaient pour arme des pieux en bois, durcies au feu, des massues et des sagaies à pointe d’os ou de pierre. Ils devaient lutter contre les bêtes sauvages, fort méchantes à notre égard à cette époque, les humeurs de la météo ou du climat (qui existaient déjà, très froides à cette époque), les humeurs de la Terre (qui existaient aussi), la famine, la malnutrition, les maladies et les clans adverses. S’ils y ont réussi, pourquoi nous ne réussirions pas, pensez-vous peut-être, vous les heureux élus, d’autant que vous auriez tous les avantages de la technologie ?
   Justement, qu’en sera-t-il de la technologie une fois que la population sera tombée à des niveaux dignes de l’époque des mammouths ? Quand nous serons mille dans les plus grandes villes, si on peut encore parler de villes, et en supposant que les pertes soient équilibrées en proportion dans toutes les strates démographiques de la société, sinon dans tous les secteurs d’activité (puisque j’ai déjà dit que les homocidaires se recrutent essentiellement dans des catégories bien particulières, supérieurement éduquées pour tout dire, de la population) ? Qui travaillera dans les mines afin d’en extraire le fer, les métaux et les terres rares nécessaires pour la haute technologie ? Qui raffinera le gaz, le pétrole, le charbon ou les métaux pour construire les centrales d’énergies, les batteries ou n’importe quel système produisant de l’énergie ? Qui construira ou entretiendra ces dernières ? Combien de temps les centrales nucléaires continueront de fonctionner sans personnel (puisque une des catégories où on est à peu près sûr de ne pas trouver de bons croyants est le nucléaire) pour les faire tourner ou les empêcher de se transformer – qui sait – en bombes radioactives ? Qui entretiendra et construira les lignes électriques ? Qui entretiendra et construira les routes, ports et aérodromes ? Combien de temps les automobiles, les avions et les bateaux à moteur continueront à utiliser ces routes, qui de fait, ne seront bientôt plus que des pistes difficilement carrossables, sans pièces de rechange neuves, sans constructeurs pour en fabriquer de nouvelles ? Combien de temps les télécommunications et Internet continueront de fonctionner sans entretien du réseau, sans envoi de nouveaux satellites, sans batteries de rechange ? Sans télécommunications et échanges commerciaux rapides, ce qui sera très rapidement le cas, une décennie dans le meilleur des cas, comment la connaissance et les ressources diverses pourront être partagées ou échangées à travers la planète, comment les matières premières extraites ici seront transportées ailleurs pour être travaillées et envoyées ensuite dans les différentes régions ? Qui fabriquera les médicaments, les vaccins et les biens de première nécessité ? Combien de temps fonctionneront les hôpitaux sur leurs génératrices de secours ? Vous pensez que l’agriculture et l’élevage sont choses faciles ? Essayez donc et voyons combien d’entre vous prospéreront par ce moyen, surtout quand il n’y aura plus ni vétérinaires, ni médicaments (tous les rares médecins et médicaments restant étant réservés à nous et nos proches), ni insecticides ni fongicides ni désherbants (puisqu’il est presque impensable de trouver un chimiste, gente honnie entre toutes, parmi les Homocidaires). Comment survivra-t-on au retour des maladies contagieuses, à l’ergot du blé, à la cochenille et autres milliers de ravageurs qui n’attendaient que cela sans les secours, désormais rares, de médecins à court de médicaments ? Comment les enfants en particulier survivront dans l’hypothèse où la stérilité n’ait pas été retenue par Dame Nature pour se débarrasser de son encombrant occupant ?
  Dans ce cas, l’humanité restante passerait presque immédiatement, une décennie ou deux, de la civilisation la plus technologique qu’on ait eu à l’Homme des cavernes.
  On pourrait monter le nombre des élus à quelque cent millions d’individus sans que le raisonnement et le résultat ne diffèrent, sauf pour le temps un peu plus long que demanderait l’extinction finale des ultimes survivants. En effet, selon la loi que j’ai énoncée plus haut, il faudrait probablement passer par la case Moyen-Age et son type de structures féodales avant son implosion rapide puis faire redéfiler l’histoire humaine en un parcours éclair, tout comme le moribond revoit sa vie avant le dernier souffle, jusqu’à l’homme des cavernes et sa disparition complète. Dans tous les cas, on enclenche une régression de l’Histoire en marche rapide et qui en allant vers sa fin (qui était son début) ne cesse d’accélérer.
   Dans tous les cas, les populations résiduelles verront leurs effectifs décliner rapidement. Au bout d’une seule génération, en étant large, on peut estimer qu’il ne restera que de minuscules villages ou camps coupés du reste du monde, entièrement livrés à eux-mêmes. Peut-être restera-t-il un générateur d’électricité, un moteur en état de tourner ; ce n’est même pas sûr. Rassurez-vous donc, ce ne sera certainement pas Mad Max. Et plus elles reculeront, plus les conditions de vie qui seront les leurs se durciront et plus elles régresseront dans un cycle vertueux jusqu’à atteindre le stade du cueilleur/chasseur. Vous objecterez que c’est peut-être le rêve de certains Homocidaires. Absolument. Mais ce sera un rêve de très courte durée. La période de cueilleur/chasseur de l’homme de Cro-Magnon a duré plusieurs dizaines de milliers d’années ; je ne donne pas dix ans avant que la plupart des homocidaires encore existant à ce stade de la régression historique soient laminés en très grande majorité par ce mode de vie. C’est une question de compétences, de qualités mentales et physiques. L’Homme de Cro-magnon a eu le temps d’acquérir les compétences pour survivre dans le monde très rude qui était le sien ; il s’est endurci et a appris quantité de choses pratique, non pas utiles, mais absolument nécessaires à sa survie ; le nouvel homme de Cro-Magnon n’aura ni le temps ni les capacités d’atteindre ses compétences. Sa foi en lui, en son destin, est bien trop fragile, sa santé trop faible, sa fertilité trop faible, sa chute trop vertigineuse.
   En effet, monsieur Paccalet disait donc vrai, peut-être sans le vouloir : l’humanité disparaîtra et il n’y aura pas de rescapés : c’est juste une question de décennies. Et nous, homocidaires modérés, ajoutons : bien fait pour lui !
   On pourra remarquer que pour les populations issues du tiers-monde, qui ne se trouvent pas uniquement dans le tiers-monde, cela ne changera pas grand-chose et qu’elles seront en effet les mieux à même de perdurer dans de telles circonstances. Heureusement, ces populations toutes tournées vers les supposés bienfaits de la science, de la technologie, du confort matériel et de la sécurité qu’elles apportent et dont elles ne bénéficient qu’à la marge ne devraient pour ainsi dire pas compter d’Heureux Elus parmi elles selon l’hypothèse que nous avons retenue. Car c’est un fait que la doctrine de l’Homocide a vu le jour, ne s’est développée et n’a trouvé de vrais croyants que dans les sociétés dites occidentales, bien qu’on puisse peut-être y adjoindre les pays du Soleil levant et du Matin calme qui ne sont pas très occidentaux mais très développés, eux aussi.
   C’est ici que j’en viens à la description de l’Homocidaire type, ce par quoi j’aurais pu peut-être commencer mais comme a dit quelqu’un, il faut souvent beaucoup de temps pour arriver là par où il aurait fallu commencer. Comme indiqué plus haut, l’Homocidaire type est occidental. Tous les théoriciens précurseurs de la doctrine, ses penseurs les plus fameux, sont occidentaux, européens pour la plupart, avec une surreprésentation des pays du Nord, si on compte les Allemands parmi ceux-ci. Les pays anglo-saxons et plus spécialement les Etats-Unis sont aussi de riches terres d’accueil pour l’Homocide qu’ils nomment bien sûr autrement, selon leur tournure d’esprit difficilement pénétrable pour nous autres Français. L’idée que l’Homocide est lié d’une façon ou d’une autre à la culture judéo-chrétiennne et plus particulièrement protestante, possiblement puritaine, peut alors s’insinuer subrepticement dans l’esprit de certains lecteurs mal avertis. Ne serait-ce pas une manière de reformuler l’ancienne antienne du péché originel issue de Paul de Tarse et son expiation nécessaire ? Et sinon pourquoi tous ces vocables à consonance religieuse dont j’ai truffé cet article ? Eh bien, lecteurs bien peu perspicaces, détrompez-vous, il ne s’agit là que d’une étonnante coïncidence, une de ces convergences quasi miraculeuses et donc banales dont fourmille l’histoire de l’évolution. Notre Sainte doctrine de l’Homocide n’a rien à voir, absolument rien, avec la religion ou la superstition puisque c’est un fait avéré maintenant que la religion n’est que l’autre nom de la superstition d’une humanité apeurée devant l’étendue de ses méfaits. Pourquoi ?
   Eh bien parce que.