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vendredi 26 avril 2024

Le Signal : préface pour une édition future

Couverture du roman Le Signal pour la version électronique
 


    Le signal répond à coup sûr aux définitions les plus habituelles de la science-fiction. On y trouve des vaisseaux spatiaux interstellaires, une exoplanète, un être extra-terrestre. Néanmoins, si je devais en donner un résumé lapidaire, je dirais que le roman raconte l'histoire d'un couple de cosmonautes dont l'appariement a été réalisé sous l'égide de méchantes sorcières ou de dieux moqueurs. Comme le roman est court, je l'ai fait suivre d'une novella tirant davantage sur le fantastique, plus réaliste aussi, d'inspiration très contemporaine, puisqu'elle a pour cadre un champ de bataille situé disons... à l'est. J'ai failli la faire suivre à son tour du texte bref que vous pouvez lire ci-dessous (finalement, après réflexion, son caractère naturaliste, dénué d'événement surnaturel au sens propre, m'a fait y renoncer) avant de trouver qu'il ferait la plus jolie préface possible à mon livre. Eh bien voilà, c'est fait.


L’officier recruteur et le candidat-poète

   Inhabituellement, le recruteur devant lequel se tenait le poète était un officier supérieur. Naturellement, le poète ignorait ce fait. Bien qu’il fût impossible de les rater, même pour des yeux de myope, les deux bandes rouges et l’étoile dorée ornant la poitrine de l’homme qui l’examinait n’avaient aucune signification pour lui. Très probablement, pensait l’officier, son voisin devait le prendre pour un de ces sergents recruteurs de légende qui vous saoulent de vodka ou de coups (ou les deux) jusqu’à ce que vous ayez signé votre engagement, juste avant que vous ne vous réveilliez dans une caserne sans rien comprendre de ce qui avait pu arriver. L’officier en avait en effet le physique impressionnant et cet air typique des soldats vétérans d’avoir dix ans de plus que leur âge réel. 

En fait, l’officier était le chef de ce bureau de recrutement et il tenait à avoir le dernier mot, et possiblement d’exercer son droit de veto, quand on atteignait le stade final de la signature d’une nouvelle recrue. Il estimait qu’en dehors d’un cas sinistre qu’il préférait ne pas envisager (et il n’avait pour le moment aucune raison de l’envisager) une mauvaise recrue était pire que pas de recrue du tout.

L’homme en treillis kaki n’avait pas prononcé un mot hormis les politesses d’usage depuis l’entrée dans son bureau du candidat au front. Il avait écouté sans rien dire le jeune homme exposer ses motivations. Maintenant que l’autre avait cessé de parler, il continuait de se taire, feuilletant le dossier qu’il avait sous les yeux. Le jeune homme avait passé tous les tests avant de parvenir jusqu’à son bureau. Ses résultats étaient médiocres, sauf pour le niveau d’alphabétisation, mais ses subordonnés l’avaient jugé apte au service. Et en effet rien dans ce dossier ne justifiait un refus. Après tout, les volontaires en ces temps de guerre ne se pressaient pas au portillon. 

L’officier recruteur referma finalement le dossier et émit un profond soupir, volontairement exagéré, et fixa son voisin d’un œil sceptique.

— Si c’est ma vue qui fait problème… commença le jeune homme en désignant ses lunettes de correction.

— Non, coupa l’officier. Vous n’avez pas candidaté pour un poste de pilote de chasse à ce que je vois.

L’ironie de la remarque échappa à son voisin. Celui-ci ne devait même pas imaginer que l’officier recruteur pouvait ou savait plaisanter. Il faut avouer d’ailleurs que l’expression de l’homme à l'étoile dorée n’avait pas changé d’un iota.

— Il y a un point qui me gêne : pourquoi à la case « activité professionnelle » avez-vous répondu « poète » ? demanda le recruteur.

— Parce que c’est mon activité principale.

— Mais ce n’est pas un métier.

— Je n’écris pas que de la poésie, j’écris aussi des romans. Et je gagne de l’argent avec. Donc cela rentre bien dans le cadre d’une activité professionnelle.

L’officier se recula dans son siège et joignit l’extrémité de ses doigts tout en fronçant les sourcils.

— Voyez-vous, à l’armée, nous ne sommes pas très intelligents mais nous aimons la précision. Si vous êtes écrivain, il fallait écrire « écrivain ».

— Moi aussi j’aime la précision, rétorqua le poète. C’et pourquoi j’ai mis « poète ». Je n’aime pas particulièrement écrire. C’est un moyen comme un autre.

L’officier étouffa un sourire par une grimace et observa les mains du poète, qui n’avaient de toute évidence pas tenu souvent un outil, en dehors d’un stylo-plume (et encore à notre époque, réfléchit le recruteur, on utilisait plutôt un clavier d’ordinateur : c’était peut-être ce que son voisin entendait par « je n’aime pas particulièrement écrire »). Il soupira de nouveau, très ostensiblement, puis fit mine de chercher dans le dossier une information nouvelle qui pouvait faire pencher la balance dans un sens ou dans un autre.

Il y eut un silence interminable qui mit mal à l’aise le jeune homme, qui commença à se tortiller sur sa chaise (dure et inconfortable comme il se doit).

— Vous avez dit que vous désiriez aller sur le front et pas à l’arrière. C’est louable de votre part. Mais que comptez-vous y faire précisément ? demanda brusquement l’officier en haussant à peine le ton (son voisin sursauta comme si l’homme avait aboyé).

— Mais… je ne sais pas moi, je pensais que c’était vous…

— Non, vous ne comprenez pas. Tout à l’heure vous m’avez exposé vos motivations, très joliment, mais c’était plutôt abstrait, le désir d’être utile, l’amour de la patrie, etc., et nous sommes plutôt terre à terre par ici. Comment voyez-vous les choses concrètement ? Quel fonction précise, quelle tâche croyez-vous pouvoir remplir sur le front ?

Le jeune homme rougit et ne répondit rien.

— Je ne sais pas, dit-il finalement. Peut-être que… Peut-être…

— Peut-être que quoi ?

— Peut-être que je pourrais être fantassin. Tout le monde peut être fantassin, non ?

— Ah oui, vous croyez ça… ? 

Le poète rougit de plus belle, se demandant s’il n’avait pas commis un grave impair. Peut-être que l’autre en face de lui était justement dans les fantassins ?

— Après de l’entraînement bien sûr, ajouta-t-il en hâte pour corriger la mauvaise impression.

— D’accord, je pourrais peut-être vous prendre comme fantassin de base, admit le recruteur. Mais savez-vous ce que ça signifie que d’être fantassin sans spécialité et, je dirais, sans utilité particulière ?

— Non, fit le jeune homme d’un air un peu inquiet.

— Cela signifie que lorsqu’un poste ou une mission sur le front présentera un risque élevé et que le degré de compétences sera sans importance, vous serez sur la liste des premiers élus.

Il laissa tout le temps au jeune homme pour se pénétrer de la signification de ses paroles et ajouta même, pour bien lui mettre les points sur les i.

— Plus un soldat est compétent, plus on tient à lui : c’est comme ça que ça se passe.

Le poète avala sa salive puis hocha la tête en le regardant.

— Je comprends. Mais je veux quand même y aller, dit-il d’un air têtu.

Le recruteur haussa les épaules et sans un mot de plus, lui passa le formulaire, un contrat en bonne et due forme, pour qu’il le signe.


Six mois plus tard, il reçut sur son bureau la liste des 200 — morts au combat — et y trouva sans surprise le nom du poète. Ce dernier était proposé à titre posthume comme récipiendaire de la médaille du mérite militaire, ce qui était en fait le minimum dans ces circonstances douloureuses. Suivait un résumé de ses états militaires et des circonstances pouvant justifier cette distinction (qui impliquait aussi une somme d’argent et une majoration de la pension de guerre pour la veuve ou les enfants survivants du « bénéficiaire », mais le poète n’avait ni femme ni enfant). L’événement qui avait conduit à la mort du poète était sans importance en soi. Le recruteur savait que chaque jour passé sur le front sans blessure pour un soldat de ce genre était une espèce de miracle et il avait réussi à rester à peu près indemne trois longs mois durant. Il n’avait fait preuve d’aucune bravoure particulière. Néanmoins, durant ce temps, le recruteur s’était intéressé au parcours du poète et avait noté quelques faits intéressants. Le bataillon vers lequel il l’avait fléché s’était particulièrement distingué ces derniers mois alors qu’il n’avait jamais brillé auparavant, plutôt le contraire. Il ne s’agissait pas de quelque acte d’héroïsme isolé, de ces sacrifices nobles et à dire vrai impressionnants, mais sans répercussion importante sur la direction générale des opérations ; ce régiment avait enfoncé presque à lui seul la ligne ennemie dans le secteur dont il avait la responsabilité, et ceci à plusieurs reprises, si bien que l’armée ennemie avait commencé à se disloquer dans cette région. Et cette série gagnante avait précisément commencé juste après que le poète ait terminé son entraînement de trois mois (le minimum mais on ne pouvait consacrer trop de temps et d’argent à un soldat aussi peu prometteur). Cette coïncidence l’avait rendu perplexe. Et il y avait autre chose. Le seul « haut fait » du poète à sa connaissance était d’avoir tenu un journal de guerre très consciencieusement, qu’il lisait à ses camarades chaque soir à la veillée, pour s’assurer de leur accord, puisqu’il y était beaucoup plus question d’eux que de lui, avant de le poster sur Internet. Or, vers la même époque, il avait pu enregistrer de visu la très nette augmentation des volontaires qui arrivaient dans son bureau. Et il savait qu’il n’était pas le seul bureau de recrutement à observer ce regain de patriotisme inattendu. Il avait lu quelques billets du poète, des compte-rendu honnêtes de ses journées au front, lui avaient-il semblé, et donc a priori peu propices à susciter les vocations. La banalité quotidienne, le travail dur du matin au soir, la réalisation progressive que le métier de soldat consiste très peu à tirer mais plutôt à creuser, réparer, consolider, nettoyer, recoudre, le tout dans des conditions pas meilleures que celle d’un bagnard et parfois pire, étaient honnêtement décrites. Alors pourquoi les gens étaient devenus si nombreux à suivre ce journal de poète-soldat, bien plus d’un million pour les derniers billets disait-on ? Sans doute était-ce cela justement. Trouver la beauté et la grandeur même là où elles ne semblaient avoir plus aucune place. Il fallait un don ou un œil spécial pour cela.

L’officier resta un moment rêveur devant le rapport en essayant de se rappeler le visage du poète derrière ses lunettes. Un visage trop tendre, presque une fille, avait-il songé aussitôt (et l’idée d’envoyer là-bas une fille, pour lui qui était père de plusieurs filles, était une horrible idée). Ce n’est pas ta place, avait-il d’abord pensé. Il avait tout essayé dans la mesure du possible pour le dissuader de signer. Et puis après tout, s’était-il dit face à son obstination, ce poète ferait une aussi bonne chair à canon que les autres si c’était ce qu’il voulait. En plus, cela montrerait aux critiques de l’armée qu’il n’y avait pas que des fils de paysans et d’ouvriers (ou les paysans et les ouvriers eux-mêmes) qu’on envoyait sur le front. Ce n’était pas son problème au fond. Son problème à lui était de trouver des soldats, point final. Et il s’était donc lavé les mains comme Ponce Pilate en envoyant Jésus au poteau de sacrifice.

Finalement, il raya la mention « du mérite militaire » et inscrivit à la place « de héros de la nation », la plus haute distinction qui soit. C’était plus juste et en plus ce serait la preuve aux yeux de ses supérieurs qu’en enrôlant ce poète, il avait fait encore une fois un excellent job.


Le livre, sans la préface, est disponible ici.


lundi 25 décembre 2023

Le grand noir tombé du ciel et autres voyageurs insolites : genèse et révélations

 

Jaquette du livre broché




    Ce recueil est, selon mon décompte, le dix-septième livre que je publie mais celui que j’ai écrit en premier, de très loin, en ce qui concerne le gros de la matière. En cette fin d’année de 2023, ou parfois un peu avant, je n’ai eu à procéder qu’à un très léger toilettage pour la majorité des textes, au nombre de vingt-cinq, sauf quelques exceptions où je peux estimer avoir apporté un changement substantiel. Les plus précoces doivent remonter au tout début des années 90, c’est-à-dire il y a des siècles, mais je me suis aperçu que j’étais toujours d’accord avec moi-même sur l’essentiel si tant est qu’on puisse dire que je suis réellement le responsable de l’idée de ces textes (je n’en suis toujours pas sûr).
    Mon but original était des plus grossiers : faire rentrer dans un recueil cohérent la plupart des nouvelles que je n’avais pas déjà publiées, exceptées sur mon blog ou d’autres sites à faible durée d'impact (deux ou trois textes ont toutefois été inclus dans mes précédents recueils, à peu près introuvables aujourd’hui). J’ai exclu les novellas, que j’ai l’habitude de publier à part car elles relèvent toutes de la science-fiction, généralement très pure, alors que mes nouvelles plus courtes, allez savoir pourquoi, sont tout sauf ça (si on excepte parfois une vague teinture futuriste souvent plaquée après coup). En cours de route, je me suis aperçu que le thème dominant qui ressortait de ces récits, sans parler de leur ambiance fantastique commune de toute façon à l’ensemble de mes productions littéraires, était le voyage et que ce thème était encore plus palpable dans ce que j’appelle mes petites proses poétiques qui datent à peu près de la même époque : j’ai donc eu l’idée d’adjoindre toute une série de poésies, ce qui me permettait aussi d’obtenir un livre d’un volume assez honorable. Quant au fait, évident en soi, que la poésie n’est vraiment pas un gage de succès d’édition, cela ne m’a pas longtemps gêné vu que je suis mon propre éditeur et que le commerce n’est pas pour moi, jusqu’à présent, une question de subsistance.
    La transition entre la première partie consacrée aux récits et la seconde comprenant les poésies était facile à trouver puisque la seconde commence là où se termine la première, à peu de choses près. Le titre devenait alors évident puisque Abe Tsumbo est chez moi le voyageur par excellence, un voyageur clairement tombé du ciel. C’est donc, vous l’aurez compris, un des tout premiers personnages que j’ai imaginés et celui auquel j’aurais finalement consacré le plus de textes (cinq si on compte Les Voyages d’Abe Tsumbo pour la somme de deux longs récits indépendants, ce qui est en fait le cas).
La partie « récits » est assez simple : il s’agit de nouvelles assez classiques dans leur forme sauf une, L’ange qui apparut à Jonas (un grand voyageur au moyen de locomotion le plus insolite de la Bible), que j’ai incluse dedans mais qui aurait probablement pu tout aussi bien convenir à ma seconde partie.
    La partie « poésies » mérite sans doute un peu plus d’explications. Personnellement, j’ai beaucoup de mal à distinguer entre prose et poésie. J’ai tenté d’expliquer dans cet article-là ce qui est l’essence de la poésie, sa véritable musique, et qui n’a évidemment pas l’ombre d’un lien avec le nombre de pieds ou l’art dérisoire de la rime. Néanmoins, conscient que beaucoup n’ont pas ma largeur de vues, j’ai rangé tout ce qui avait des vers, classiques, blancs ou libres, des versets, ou dont le récit par trop bref omettait soit le début soit la fin soit le milieu, dans la partie « poésies ». Et encore, cela n’explique pas pourquoi j’ai considéré que Tu’Es’Roc, par exemple, n’était pas un « récit » mais une « poésie ». Peut-être parce qu’il semble un poil trop énigmatique (même pour moi). Disons-le clairement, certaines de ces poésies, de ces petites proses poétiques, sont des rêves, de ceux qu’on a en dormant, et je n’en ai pas plus que le lecteur les secrets de fabrication. Ou pour être plus exact, ce sont des traductions littéraires de rêves, dont le tissu est naturellement beaucoup trop subtil pour être dicible, réductible à des mots. Freud a bien sûr le droit de chercher une signification aux rêves mais la mesquinerie de ses obsessions personnelles et l’intérêt de sa profession conjuguées ont transformé ces mystérieux aérolithes de la psyché en des objets d’études ridicules. Oh, tous les rêves ne valent pas la peine de l’écrivain, loin de là, tous ne volent pas haut. Mais quand il vous en arrive un de ces bolides éclatants qu’on dirait venus du ciel, ce serait une faute majeure pour un artiste de ne pas au moins essayer de l’apprivoiser, d’en faire une créature quelque peu présentable, sinon domesticable.*
    Certains des textes inclus dans ce recueil ont eu une genèse compliquée, basée sur de très anciens textes (à l’échelle d’une vie humaine) et ne doivent leur achèvement qu’à une de ces révélations récentes mentionnées dans le sous-titre humoristique de cet article. C’est tout particulièrement le cas de Desseins éternels, dont j’ai donné la ou plutôt les clefs ici. Un autre est Passant d’enfer, dont la guerre en Ukraine, événement très actuel donc, a nettement changé le cours, qui disparaissait autrefois sans jamais atteindre la mer (je ne pouvais prévoir que j’aurais la fin, le débouchement du récit, des décennies plus tard). D’autres textes, la grande majorité en fait, ont bénéficié d’un accouchement rapide et sans douleur ; généralement, ce sont ceux qui ont le moins besoin de retouches.

Le livre est disponible ici.
*Ma "théorie" sur la mémoire des rêves.

dimanche 10 septembre 2023

La poésie à son coeur


"Je suis le saint, en prière sur la terrasse, comme les bêtes pacifiques paissent jusqu'à la mer de Palestine.

Je suis le savant au fauteuil sombre. Les branches et la pluie se jettent à la croisée de la bibliothèque.

Je suis le piéton de la grand'route par les bois nains; la rumeur des écluses couvre mes pas. Je vois longtemps la mélancolique lessive d'or du couchant.

Je serais bien l'enfant abandonné sur la jetée partie à la haute mer, le petit valet suivant l'allée dont le front touche le ciel.

Les sentiers sont âpres. Les monticules se couvrent de genêts. L'air est immobile. Que les oiseaux et les sources sont loin ! Ce ne peut être que la fin du monde, en avançant."


J'ai mis cet exemple de poésie en exergue de cet article traitant de la poésie, le coeur de tout art véritable, parce qu'il évite tous les poncifs ordinaires de la poésie : il n'a pas de strophes, pas de vers, pas de pieds, pas de rimes et cependant est incontestablement de la poésie la plus pure. En effet aucune de ces caractéristiques n'est nécessaire à la poésie. On peut faire de la (mauvaise) prose en croyant faire de la poésie, comme Le Bourgeois Gentilhomme de Molière ou faire de la poésie en prose comme Rimbaud. Il n'y a aucune différence fondamentale entre Le Bateau Ivre -- alexandrins classiques rangés en quatrains -- et la prose poétique des meilleurs poètes. Les vers, les pieds, les rimes, ne sont que des détails, des choix formels, des règles qu'on se donne, des moyens pour atteindre un but. Le but de la poésie est de produire un chant intérieur, une musique mentale qui ne peut s'écouter avec les oreilles ou se chanter avec des cordes vocales (vous pouvez la réciter, la chanter, la mettre en musique, mais ce n'est plus la musique du poème). C'est cela son coeur.

Ces versets -- appelons les ainsi -- sont particulièrement purs car ils ne narrent aucune histoire. Il est tout à fait possible de raconter une histoire sous forme poétique -- j'en donnerais un exemple personnel plus loin -- mais ce n'est pas le cas ici. Le seul fait de raconter une histoire oblige en effet à un ordre logique que l'on résume généralement ainsi : un début, un milieu, une fin, et donc à un mécanisme mental rationnel qui est étranger à la poésie. Cela oblige aussi à donner un certain nombres d'explications plus ou moins habilement glissées lors de la narration (ou avant ou après pour les médiocres narrateurs). La poésie n'a que faire de la logique, de la rationalité, des explications très sottes ou très savantes. Les romans, les contes, les chants d'Homère ou de Dante sont de la poésie très diluée quand ils sont bons et je ne parle pas des mauvais. Certains poèmes même bons, comme on en trouve beaucoup (trop) chez Hugo, sont également de la poésie diluée, et pas toujours avec la meilleure eau ou encre.

Chacun a ses poèmes, ses vers préférés, pour des raisons qui ne sont pas plus aisément analysables que les poèmes eux-mêmes.

La poésie qui précède -- car c'en est assurément une -- fait partie de mes préférées. Ce ne sont pas des vers, plutôt des versets, des versets profanes pourrait-on dire. Ils constituent le chapitre V du poème en prose intitulé Enfance, qui lui même fait partie du recueil de poésies en prose et en vers libres intitulé par Verlaine Les Illuminations (Couloured Plates qui est le vrai sens que Verlaine, et Rimbaud?, avaient dans la tête).

Chaque verset synthétise très concisément, c'est-à-dire par des associations mystérieuses d'images qui font toujours mouche, un aspect de la personalité et de la vie de son auteur. La concision est d'ailleurs une de marques les plus sûres de la poésie véritable qui se veut par nature, intense, concentrée, essentielle.

Le premier parle de l'appel métaphysique, très fort chez Rimbaud, quoique jamais vraiment suivi, sinon peut-être sur son lit de mort.

Le second parle de son côté "savant", de son désir de faire des découvertes "alchimiques" et de la claustration volontaire qui en découle.

Les troisième, quatrième et cinquième parlent tous du (grand) voyageur Rimbaud en indiquant une progression vers des contrées de plus en plus lointaines, vierges, sauvages, inconnues, assurément dangereuses, probablement mortelles. A noter que le quatrième est le seul des cinq a se référer à une enfance, titre du poème, celle de l'auteur.


Voici maintenant une courte histoire poétique de mon cru, un poème en prose donc, dont je ne donnerais aucune explication car le seul fait qu'il s'agisse d'une histoire implique que toutes les explications nécessaires à sa compréhension sont fournies dedans. Contrairement au poème de Rimbaud, il n'est pas précisément autobiographique : inutile donc de m'intenter un procès.

Le titre que je lui ai donnée est Fille Publique

On dit qu’il ne faut pas laisser les soldats oisifs. C’est sûrement vrai. Un jour donc, j’étais soldat et ne savais que faire de mon temps libre. Comme souvent, je traînais dans la vieille ville, là où les rues deviennent si étroites et les maisons si hautes que le soleil n’y atteint pour ainsi dire jamais le fond. Je croyais bien connaître le quartier, je me trompais. Suivant une calle sans issue, je débouchai soudain dans une cour ensoleillée. Les maisons semblaient de belle fabrication et ne ressemblaient pas à un cul-de-sac. Pourtant les façades autrefois cossues étaient lépreuses et les ordures fleurissaient les trottoirs : je ne le vis pas. Des femmes au teint sombre, vagues formes affaissées, m’épiaient en tricotant depuis leurs balcons ombreux : je ne les regardai pas. Il n’y avait plus que Nina. Était-elle nouvelle dans le quartier ? Je supposai à sa blondeur irréelle qu’elle avait au moins quelque origine lointaine. Comme elle était éblouissante sous le soleil d’été ! Son âge semblait plus problématique mais quoique d’air farouche, elle me prit la main et ne la lâcha plus. Je la suivis donc sous un grand porche sombre qui menait à un couloir obscur qui lui-même conduisait à un étroit escalier de bois mal éclairé. En gravissant les marches, je vis que les murs étaient de contreplaqué. Elle me guida dans une chambre aveugle et triste, éclairée d’une ampoule nue, où je lui fis part de mes doutes. C’était un peu tard. Elle avait placé mes mains sur sa peau très douce et déboutonnait ma chemise avec beaucoup de soin. « Est-ce que c’est de la soie ? » me demanda-t-elle en caressant le tissu et ma poitrine par la même occasion. Tout comme ses yeux, ses questions étaient toujours sérieuses. Elle me demanda ce que je faisais, pourquoi j’étais ici et si le salaire en valait la chandelle. Nina n’était pas une fille légère. Elle n’avait rien de lascif ou de vulgaire. Elle était pourtant douce et chaude et lisse comme un petit pain au lait sortant du four.

Ses doigts agiles explorant mon pantalon trouvèrent ce qu’ils cherchaient et sortant mon portefeuille en tirèrent trois billets qu’elle me montra bien en face. Le premier fut pour sa peine, le second pour la chemise de soie présumai-je, et le dernier fut remis à sa place. Immobile, je la laissai faire. De sa main libre, elle chassait les mouches ou se grattait le genou ; parfois, elle me lançait un coup d’œil et fronçait un peu plus le sourcil à mesure que l’horloge tictaquait. Nina était honnête et de bonne volonté. Ayant essayé plusieurs tactiques et n’ayant pas ménagé ses efforts, elle dut se rendre pourtant à l’évidence : j’étais pour elle une cause perdue. Elle me rendit mon second billet et l’air toujours aussi sérieux, m’adressa dans sa langue cet ultime salut : « hasta maňana joli soldat, et la prochaine fois, viens avec tes munitions ».


samedi 22 avril 2023

À quoi servent les poètes ?

La poésie est-elle seulement encore possible après Auschwitz ?

Cette question a été posée par le philosophe-musicien Adorno, un Allemand évidement malgré le patronyme corse. Il ne s’agit pas de simple rhétorique. On peut toujours écrire de la poésie, et de fait il s’en écrit des kilos ; mais peut-on encore la lire ? Peut-on en accepter l’idée-même ? Si la poésie est fondamentalement le dévoilement de la beauté cachée du monde, comment la concilier avec la révélation de l’horreur sans fond et du chaos pré-apocalyptique qui sont les signatures indélébiles du vingtième siècle ?

En fait, la question est plus large : est-il encore possible après les divers massacres du siècle précédent de faire de l’art, du grand art, celui qui cherche à s’abstraire des contingences, des basses comme des courtes visées ? En effet, on peut affirmer que la poésie est l’essence-même de ce type d’art.

Une façon très simple et très facile de répondre à la question est d’être factuel : depuis les grands charniers du vingtième siècle, il se fait encore et toujours de l’art, du grand art même, et donc la réponse est oui. Chacun trouvera les exemples de son choix. Personnellement, je citerai Messiaen dans son camp de concentration, Bougalkov toujours au bord du goulag, Céline (pour son Casse-Pipe), Schostakovitch, Thom Yorke, Robert Wyatt, Christian Vander, Sergueï Bondartchouk, Kurosawa, Souleymane Cissé pour son Yeelen (La lumière), Elem Klimov (en particulier son ultime film Idy y smotry (Venez et voyez)) le film Blade Runner ou même la série populaire des années 2000 Battlestar Galactica comme des preuves parmi d’autres de cette affirmation. Quel que soit l’art où cette poésie s’est exercée, on s’aperçoit qu’elle a intégré sans difficulté apparente l’horreur sans fond et le chaos dont je parlais plus haut. Pas plus que le mal, la poésie, la beauté, n’ont de limites. Et allons encore un peu plus loin, plus l’humanité aveugle explore les abysses sans fond du mal, plus la poésie qui s’en exhale s’élève vers les cieux, ainsi que son parfum ineffable, comme dans un balancier parfaitement réglé. 

Le but ultime de l’Arch-Ennemi — appelons-le Grand Satan par exemple — est de casser l’esprit saint, de casser tout ce qui a du sens, de briser l’image-même de la beauté et de la justice que nous portons au fond du cœur, d’arracher tout espoir, toute foi, toute confiance en la bonté du Créateur, si tant est même qu’on croit en un Créateur. Ce grand œuvre de démolition a été presque achevé au siècle dernier, dans son application rigoureuse du moins, car la théorie remonte au siècle précédent avec les grands estropiés de l’âme que sont Darwin, Nietzsche, Marx, Freud, les quatre évangélistes du renversement des valeurs. Le fait que trois de ces quatre-là soient issus de la sphère d’influence germanique est anecdotique ; il se trouve simplement que les Allemands de cette époque avaient un don pour explorer les idées abstraites supérieur aux autres. Ces idées en réalité étaient présentes partout à la pelle, au moins dans le monde occidental ; il suffisait de les ramasser. Car il faut de grands hommes pour exprimer et faire accepter les doctrines d’un nouveau paradigme, même si elles sont essentiellement fausses, mesquines, terriblement incomplètes.

La poésie peut se retrouver partout, y compris dans les domaines les moins suspects, comme les sciences ou la comptabilité mathématique. Car elle s’adresse à l’âme tout entière. Les estropiés de l’âme ne s’adressent qu’à certaines de ses manifestations les plus facilement corruptibles, dont la première de toutes est la raison. On peut tout faire dire et tout faire faire par l’entremise de la raison quand elle n’est plus soutenue par les autres facultés, en particulier le sens inné du bien et du mal. Cela s’est fait depuis toujours et continuera à se faire tant que l’Homme existera.

L’œuvre de démolition a été presque parachevée. Presque est le mot le plus important dans la dernière phrase. On s’apercevra plus tard, bien plus tard, que cette résistance sur le fil a une grosse dette envers les poètes, la sorte de grands hommes dont je parle plus bas, la plus naturellement rétive aux pièges et extorsions monstrueuses de la raison.


C’était la théorie, voici la partie pratique pour ainsi dire.


À quoi servent les grands hommes ?


Il était assis à sa table, accoudé,

L’artiste, et semblait se demander

S’il devait appuyer sur le front

Ou sur le cœur son double canon.

« Ça n’va pas bien, m’sieur ? lui ai-je dit

(C’est qu’il n’y avait rien d’inédit).

Il m’a dévisagé l’air chagrin,

Toujours muet, avec ses yeux de chien.

Pauvre bonhomme. Il semblait bien bas.

Enfin sa voix résonna comme un glas :

« Je suis un ver. J’ai raté ma vie,

Je viens de rater ma mort aussi.

Du commencement jusqu’à la fin,

Docteur, j’ai manqué à mon destin.

— Balivernes ! Vous êtes brillant !

— Disons que je suis un ver luisant.

Mes chefs d’œuvre n’ont servi de rien,

Mon exil étrange encore moins :

Le monde n’a pas changé d’un fil

Et l’Homme est toujours aussi futil.

Mes plus beaux vers sont sus de trois snobs

Qui les replacent entre deux robes.

Mon sacrifice extraordinaire ?...

Les malins se rient de ces manières.

À quoi servent alors les grands hommes ?

Puisque le monde, jamais, en somme,

Ne va au mieux mais toujours au pis ?

Ne sommes-nous que de beaux esprits

Comme ils disent, vains sémaphores,

Épouvantails impuissants au bord 

De la voie, où fonce dans la nuit

L’énorme train d’acier et de bruit ?

Quelle est notre fonction dans la vie

Puisque rien ne freine ou ne dévie

Le monstre en sa folle cavalcade ?

Si les génies, les plus grands alcades,

Les savants chercheurs de théorèmes,

Les saints hommes, le Messie lui-même,

N’ont pu stopper ce dévoreur d’âmes,

Pourquoi ne pas sortir de ce drame

Par une porte ou bien par une autre,

Par celle dont cette arme est l’apôtre

Ou par le silence des cavernes.

— Et moi je répète : balivernes !

— Non docteur, je suis bien résolu

Et cette fois vous ne m’aurez plus.

Vos arguties ne sont plus de mise,

Ma décision est belle et bien prise :

Je me retire au loin, j’en termine

Avec un monde qui m’abomine.

— Si ça vous plait, poussez la gâchette

Mais pourquoi m’inviter à c’te fête ?

— Il est dur d’être seul à cette heure

Et c’est vous que j’ai choisi, docteur,

En tant que vieux routier de la mort,

Avant de voir l’envers du décor.

— Si c’est vot’ dernière volonté…

— Il est vrai que d’un autre côté,

Je ressens quelque chose d’immense,

Telle une interminable naissance,

Quelque chose de plus inarrêtable

Que les saisons, de plus malléable

Que l’or, mais plus indestructible

Que le dur métal qu’on passe au crible,

Quelque chose qui monte sans cesse

Et qui ne va jamais à la baisse :

Ce quelque chose est la conscience.

Par-delà le temps et les distances,

Au-dessus des charniers, des décombres,

Des violences et des viols sans nombre,

De l’injustice institutionnelle,

Des accaparements criminels,

De ceux-là qui ont plutôt que d’être — 

Gardiens de l’or, d’un temple ou des lettres — 

Des anciens et des nouveaux mensonges,

D’actes si fous qu’on croirait un songe,

De rêves morts avant d’être nés,

De lacs noirs, de plaines calcinées,

Elle s’accumule en lourds présages

Silencieux, comme des nuées d’orage,

Elle plane dans quelques hauteurs

Attendant l’éclair libérateur.

Car en ce monde rien ne se perd,

Pas plus la pensée que la matière.

Mais elle vole de l’un à l’autre,

Délaisse une nation pour une autre,

Passe de l’Égypte à Israël,

Va chez Hugo après Ezéchiel,

Visite la vierge et le vieillard,

Le preux, l’austère ou le paillard,

L’astronome à la suite du prêtre

Et plus jamais ne peut disparaître

Et toujours change en s’élargissant.

Et si le grand homme était le point

Où les idées en l’air trouvent leur joint,

Où de la masse émerge le sens,

Où les songes flous se font conscience

Où la conscience devient lumière !?

Oui, les grands hommes, rois solitaires,

Portent haut ce poids sombre et radieux

Qui rapprochent les hommes de Dieu

Et leur redonnent le goût enfoui

Du bien, du beau, du vrai, de l’inouï !


jeudi 17 décembre 2015

L'inspiration : une valeur en chute libre

    

Illustration pour La Porte, nouvelle "inspirée" par C.A. Smith
   De nos jours, il ne fait pas bon parler d'inspiration si vous êtes écrivain ou artiste, et encore moins si vous n'appartenez à aucune de ces deux catégories. Vous passeriez pour un mythomane, un inadapté, un fainéant, un parasite ou, ce qui est pire car il réunit les quatre dans l'imaginaire contemporain, un poète. Ne vous laissez jamais traiter de poète. Si vous ne comprenez pas pourquoi, c'est que vous n'en êtes probablement pas un et c'est tant mieux pour vous.

   Il n'y a pas de véritable poésie sans inspiration. Je ne vais perdre mon temps à essayer de vous démontrer cette affirmation ; c'est un axiome. Il n'y a pas d'art qui vaille sans poésie. Voilà mon second postulat indémontrable. Il va donc de soi qu'il n'y a pas d'art qui vaille sans inspiration.

   L'inspiration est ce moment magique, bref et intense où de nombreuses idées, de nombreuses images, de nombreuses émotions se cristallisent sous une seule forme si lumineuse, si évidente que vous ne pouvez pas vous empêcher de penser : « Bon sang mais c'est bien sûr ! » ou « Eurêka ! » si vous êtes grec et nettement plus distingué. Ce n'est pas une idée, c'est un véritable monde qui vous est donné à voir. Pour un écrivain, l'inspiration apporte un gain de temps et de confort considérable, sans parler du reste. Tout est si clair, si précis, si détaillé que vous n'avez presque qu'à laisser courir la pointe de votre crayon si vous êtes adepte, comme moi, de ces ustensiles préhistoriques, ou taper comme un pic épeiche devenu fou sur votre clavier d'ordinateur. Eh oui, ça n'arrive pas que dans les romans et les films.

   Dans mon cas, l'inspiration, telle que je l'ai définie plus haut, procède de causes secondaires bien distinctes. A dire vrai, je suis incapable de remonter à la source. Mais dans de nombreux cas, je peux retrouver cet élément déclencheur. Souvent, il s'agit bien sûr d'un souvenir d'une chose vue ou vécue, parfois il y a très longtemps et parfois très récemment, parfois en apparence insignifiante ou qui m'avait paru telle. Cela peut aussi être une réflexion, un simple fil de réflexion qui, soudain, quand vous l'avez tiré assez longtemps, se révèle appartenir à une immense tapisserie. Dans plusieurs cas, il s'agit d'un rêve, d'un rêve fait en dormant, qui m'a presque dicté le texte à mon réveil (dans ce cas-là, différer est une grave erreur) même si la matière rêvée doit obligatoirement subir une sorte de traduction pour avoir un intérêt littéraire. Dans deux cas au moins, le catalyseur a été la lecture d'un texte — une fiction généralement — d'un autre écrivain, qui m'a semblé tenir une idée forte et qui ne s'en est pas servi ou de façon très marginale, ce qui m'a visiblement fortement contrarié. Je pourrais citer ainsi une nouvelle de Clark Ashton smith qui a eu cet effet sur moi. Peut-être, si vous êtes amateur de fantastique et même si vous ne l'êtes pas, avez vous lu cette belle nouvelle de lui intitulée Morthylla, assez facile à trouver dans notre langue. Ce n'était pas celle-là. L'histoire qui m'a inspiré, beaucoup plus faible, s'appelait, je crois, et du moins dans sa traduction française, Meurtre dans la quatrième dimension. Une autre nouvelle de science-fiction, de Gene Wolfe, intitulée To the seventh (non traduite à ce jour selon ma connaissance), m'a récemment inspiré, pour les mêmes raisons, L'ange tombé du ciel. Je peux même trouver un cas, celui de mon dernier petit roman en date,  D'étoile en étoile, de porte en porte, qui m' a été inspiré par une série TV, en l'occurence le début de Stargate Universe, qui aurait pu être une excellente série si les scénaristes ou les producteurs ne s'étaient pas pris les pieds dans le tapis au bout de deux ou trois épisodes. Néanmoins je doute fort que si quelqu'un venait à lire ce roman après avoir vu les premiers épisodes de la série, sans avoir lu ces lignes, il penserait jamais à faire le rapprochement entre les deux tant l'inspiration, justement, m'a éloigné de ce point de départ. C'est vraiment un phénomène très étrange et qui rappelle le rôle d'un catalyseur dans une réaction chimique ; sans lui, pas de réaction, mais à la fin de la réaction, il est quasi impossible à détecter.

   Bien sûr, on ne peut pas compter toujours sur l'inspiration. Elle vient quand ça lui chante et vous me direz qu'on a besoin de manger tous les jours. Vrai. Mais ça c'est une autre histoire et vous la connaissez déjà suffisamment pour que je ne vous la raconte pas à mon tour.

Liens :
Morthylla et Meutre dans la quatrième dimension : ici
To the seventh (en anglais) : ici 
  D'étoile en étoile, de porte en porte

mardi 3 mars 2015

Voyelles : un petit test de synesthésie

   Peut-être avez-vous lu, sans doute même, ce joli poème de Rimbaud, léger et ludique, que lui a inspiré la couleur des voyelles. Si vous ne l'avez pas lu, ou si comme moi vous ne vous en rappelez guère plus que quelques bribes, ne le lisez pas, du moins pas tout de suite. Faites le test sans vous faire influencer puis lisez la fin de l'article.

   Rimbaud « voyait » des couleurs quand il pensait à une voyelle. Il paraît que c'est un don. Cela a même un nom : la synesthésie. Cela fait plus sérieux sans doute. Messiaen, pour sa part, associait des couleurs aux notes de musique. Ce n'est pas si extraordinaire, je pense, même s'il semble que ce ne soit pas le cas de tout le monde. Moi, par exemple, je ne vois aucune couleur quand j'écoute de la musique, uniquement des ombres et des lumières. Ce qui est extraordinaire, c'est d'écrire un bon poème avec aussi peu de matière. C'est encore une preuve qu'il n'y a pas besoin de grande idée pour faire un grand poème. Il n'y a peut-être même pas besoin d'idée du tout, sauf si on considère qu'une émotion associée à une image est une idée.

   Personnellement, j'associe aussi de façon spontanée à chaque voyelle une couleur (je vous donnerai ces couleurs tout à l'heure). Et je peux dire que la couleur d'un mot est directement liée à la couleur des voyelles qui le composent, les consonnes ne changeant que très peu le coloris obtenu. En revanche je soupçonne ces dernières de modifier l'intensité lumineuse du mot, les faisant apparaître plus clairs ou plus sombres. Chez moi, la couleur du mot est dominée par la dernière syllabe si le mot en compte plusieurs. Par exemple le pôle est blanc, de même que le prénom Pol. Mais le prénom Paul est marron clair, tendant vers le jaune. La prononciation est la même mais les voyelles diffèrent et modifient le ton. Chez moi, le son n'est donc pas toujours responsable de la couleur, encore moins les consonnes associées aux voyelles. Ainsi le chiffre six a la même couleur que le prénom Francis, rouge bordeaux foncé. Ariel (lle) est vert jaune, comme Gabriel(lle), mais aile est jaune beige et elle est vert comme de l'herbe. Il est blanc, tu est bleu, vous est rouge, de même que nous, mais ce dernier tend plus vers le vermillon.

   On peut penser que la couleur associée à certains mots provient de leur couleur effective, ou symbolique. En effet bleu est bleu, mais un bœuf est rouge, comme la viande, et un œuf jaune pâle. Néanmoins yeux est vert foncé et œil d'un vert très pâle, sans une once de brun ou de gris ? Pourquoi ? Je ne connais personne ayant les yeux ou l’œil de cette couleur.


Mes couleurs sont celles-ci :

A = jaune

E = vert

I = rouge

O = blanc

U = bleu



Mais cette palette produit des mélanges curieux. Ainsi le O (blanc) associé au U (bleu) ne donne pas du bleu clair mais du rouge, tirant sur le violet.



Et maintenant, relisons le poème de Rimbaud. Le voici. Ah, nous avons au moins le I en commun !



A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,

Je dirai quelque jour vos naissances latentes :

A, noir corset velu des mouches éclatantes

Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,



Golfes d'ombre ; E, candeur des vapeurs et des tentes,

Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d'ombelles ;

I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles

Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;



U, cycles, vibrements divins des mers virides,

Paix des pâtis semés d'animaux, paix des rides

Que l'alchimie imprime aux grands fronts studieux ;



O, suprême Clairon plein de strideurs étranges,

Silences traversés des Mondes et des Anges :

- O l'Oméga, rayon violet de Ses Yeux !

Sur le même sujet : ici

jeudi 1 mai 2014

Dragon de nuit



La chimère couronnée aux brillantes haleines
Court, aussi longue qu'un train, sous la lune sereine.
Elle court dans un bruit de forge, l’œil effaré
Parmi les lianes et les ronces de la forêt.
Quelle vision la pousse en avant, quelle âcre soif,
Accrochant aux branches ces bois de cerf qui la coiffent ?
D'étranges algues qui phosphorent sur son pelage
Laissent une traînée de poison dans son sillage
Et malheur à qui voudrait l'approcher, homme ou bête : 
Il sentirait un feu lui ardre jusqu'à la tête.
Déjà l'aube se lève et répand une lueur rose
Sur l'herbe humide, les fleurs encore à demi closes
Et les cornes emperlées de ce dragon de nuit -
Mais quelle est cette ombre horrible qui vient après lui ?

samedi 19 avril 2014

Poème-jeu (2)

Qui est-ce ?
Fier ange noir tombé des nues
Brillant de cent métaux inconnus,
Puis vagabond partout sur la Terre
Toujours fier, dur, triste et solitaire.

Évidemment, le sens est ambigu. Pris au pied de la lettre, cela fait songer à un personnage mythique de sinistre réputation. Mais au figuré, cela évoque assez bien un de nos plus fameux poètes, le plus fameux en fait, et selon moi, le meilleur.

Certainement le poème devinette le plus facile de toute la série.

vendredi 7 mars 2014

Eros Paysagiste (1)

Nuit d’Ivresse









Le soir, quand l’ombre envahit le jardin aux cents terrasses,
Se fondent murmures et bribes de conversations.
La belle timide pourchassée implore la grâce
De la bête : un souffle porte l’écho de leur passion 
Plus haut, jusque vers les blanches coupoles du palais.
Le parc est public ; des amoureux rient sous la rotonde
Et des promeneuses ailées arpentent les allées
D’un bois, entre deux haies de charme où grouille tout un monde.
De virils baigneurs s’éclaboussent aux jets des fontaines,
Le bout d’un cigare ressemble à la lueur d’un lampyre :
C’est Mister Jake-Owl qui parle à la nuit et aux phalènes :
— Je crois que je viens de voir passer le premier vampire,
Dit-il, très grave. Une ombre lui répond : — C’est un moustique…
— Jamais… je n’ai entendu… de pareilles idioties,
Souffle alors plus loin la bête, d’une voix d’asthmatique.
Si c’est la peur qui vous fait inventer ces inepties,
Taisez-vous… Je vais vous dire la vérité, d’accord ?...
La vérité est que l’affreuse odeur de bigarade
A sur moi de fort vilains effets… Vous avez eu tort
De suivre les us… Vous dites que je vous rends malade ?
Et bien moi, vous me rendez complètement fou, madame !...
Mais voici les flâneuses dont le vent lève les traînes :
— Ce type a une façon de dévisager les femmes…
Heu… méditerranéenne — Méditerranéenne !?
Rugit Chloé fâchée, c’est la honte de la famille !...
— Vampire, ça n’est pas à la portée du premier venu,
Cher Jake-Owl, reprend l’inconnu dans l’ombre des charmilles,
Une silhouette géante qu’on dirait cornue.
Il faut du sang bleu, être snob, habiter un château
Sur les bords du Danube. Et surtout il faut être mort…
— Comme il considère notre sexe ! Un petit gâteau !
— Pauvre Mina, dit Lucie, ne l’as-tu pas vu encore
Loucher sur le col de Chloé en lui servant du vin ?
Il lui a dit aussi un mot ou deux, mais si bas
Que nul n’a compris : sans doute lui vantait-il son vin…
Un cru soit dit en passant digne d’un riche nabab…
Les amoureux soupirent : (lui) — Aimes-tu que je dise :
Tu es à moi ? — Oh, je suis à toi, mon agneau. Et j’aime
Que tu le dises, oui. Les mots sont comme des friandises,
Nos paroles sont les montures des baisers qu’on sème…
— Vous voulez dire non-mort ? — Excellent, mon cher Jake-Owl…
— N’empêche, cette petite a deux pétales de rose.
Je l’ai bien regardée : elle n’avait ni fards ni khôl
Et crois-moi, chérie, ces ingénues aux lèvres de rose
Ne sont chose aussi courante qu’on l’écrit dans les livres…
— Parle-moi encore. Ne dormons pas. Les nuits d’été
Sont faites pour les mots et les caresses qui enivrent…
— Chut ! Le voilà — Qui ça ? — L’homme qui nous a invités.
Tout se tait et s’arrête. Même le bestial amant
Retient son haleine, guettant le maître de la fête :
Des cornes de cerfs ornent son front — Mais c’est un géant !
S’écrie-t-on de partout — C’est donc lui, le roi, le poète !

mercredi 22 janvier 2014

Poème devinette

Voici le premier, mais pas le dernier, de mes poèmes-jeux : un quatrain, de très bon aloi, mais décrivant un poète fort célèbre (à juste titre) de manière quelque peu cavalière. Saurez-vous le reconnaître ?

Ce vilain bonhomme aux airs louches
Cet objet de rire et de blâme
Haï de nos saintes-nitouches,
Il prie la très Sainte Madame.


Pas très difficile, non ? 
Autre version du même :

Ce vilain bonhomme aux airs louches
Cet objet de honte et de blâme
Haï par ces saintes-nitouches,
Il prie - qui ? - la Sainte Madame.

Je crois que je préfère la seconde version.



mardi 21 janvier 2014

Poésie satirique

Peut-être que vous les avez rencontrés, à l'occasion de quelque réunion plus ou moins conviviale...

Ils sont là : l'homme en casquette et pelisse
Aux chaussettes et pinces de cycliste
Qui présentant le dos à ses complices
Feint de lire les avis du Turfiste,

​La grosse dame qui fume la pipe
​Égérie de l'Art, vieille fille-chatte
Épandant à travers son tas de nippes 
Le boucanage du parfait pirate,

Le grand appuyé à la cheminée -
Blonde crinière et sourire d'athée -
Semblant tenir un carton sur le nez :
"Attention, forte personnalité !"

Et puis l'autre en noir de la tête aux pieds
Faux prêtre, faux frère, faux dur, faux cul
Et la petite Agnès au rire niais
Qui effeuille le vice un peu beaucoup...

Enfin les deux derniers font les cent pas :
Le plus jeune du lot passe et repasse
Projetant sur le front des scélérats
Comme des clous ronds ses durs yeux de glace

Tandis qu'on entend le vieux clopiner
En ricanant tout seul dans les couloirs.
Qui sont-ils ? sept Auteurs prêts à dîner,
Sept chiens qui attendent leur à-valoir.

samedi 18 janvier 2014

Poète, pouet-pouet !

Poète-pouet !


D'abord la chouette photo:
Airs de moines tristes et vieux,
De l'austère et du sérieux
Ça! éthéré comme il faut.

Prôneur de révolution,
Oh, très moderne et mystique -
Rien de sanglant horrifique -
L'existentiel canasson!

Voyageur, il l'est ce Prusse!
Tout aux frais de la princesse
Façon gondole et calèche:
Mettons bohémien de luxe.

Quoi! ce pâle narcisson
Aurait sur le mur des sièc,
Et sans faire d'hypothèque,
Son nom très gros au fronton?




Bon, les rimes sont pauvres et bien tordues, j'avoue : ah, ce sièc... mais il ne mérite pas mieux. Vous pouvez essayer de deviner de quel poète (fameux, c'est à dire le genre qui me tombe des mains) je me suis inspiré pour cette petite galéjade. C'est pas si facile mais il y a quelques indices disséminés ici et là.

La prochaine fois, je tâcherai de vous causer d'un poète à mon goût, pour changer.

jeudi 9 janvier 2014

Quel poète...?!



C'est le plongeur des mers profondes

Celui qui trouve en sa sonde


Le poisson aux mille couleurs


Plus rare que coraux en fleurs


Et toutes les créatures brillantes


Ces bêtes qu'on dirait effrayantes-


Celui qui remonte des noirs abysses


Leurs pâles reflets peints dans ses iris.

Ça, c'est pour la version cosmique. Une prochaine fois, je vous donnerai une autre définition du type en question, de ce poète, version comique. Mais chaque chose en son temps...