samedi 27 mars 2021

Le Jardin des Délices de Bosch : enfer ou paradis ?


 



Le Jardin des Délices, appelé aussi Jardin des Plaisirs Terrestres est le tableau central du triptyque représenté plus haut. J’en donnerai des détails significatifs plus loin.

Pour un œil moderne, non averti, sa signification semble au mieux ambigüe. Ma première impression en le voyant, comme celle de beaucoup d’autres, est que le peintre nous a donné à voir une vision de paradis, impression renforcée par les titres donnés traditionnellement à cette œuvre. Néanmoins, l’étude historique et l’analyse rationnelle, froide et pour ainsi dire scientifique, nous apprend que l’intention de l’artiste était toute autre, en fait juste à l’opposé. Comme chacun sait (ou devrait savoir s’il est amateur de peinture) Bosch est un spécialiste de l’enfer et des nombreux chemins qui y mènent, stupidité, folie, dépravations en tout genre, incluant bien sûr les sept péchés capitaux. Ce tableau n’y fait pas exception. C’est une petite surprise mais je crois que la conclusion des historiens de l’Art (pour la majorité) est incontestable, tant les indices et même les preuves sont accablants. La simple place de ce tableau au milieu du triptyque, à gauche de l’enfer, est suffisante. Bosch a suivi l’idée que le vice est aimable et d’autant plus tentateur qu’il est aimable, que l’amusement est la voie de la débauche, etc. Et ses contemporains ne doutaient pas que telle était son intention, ce qui lui a certainement évité un procès, souvent pénible à cette époque. Je renvoie donc le lecteur à l’exégèse boschienne s’ils veulent vérifier cette allégation car tel n’est pas le sujet de cet article.

Mon sujet n’est pas ce que l’artiste avait dans la tête en peignant ce tableau ou ce que nous, gens du vingt-et-unième siècle, avons dans la tête, mais ce que le peintre a réellement peint.

D’abord les couleurs. On n’a jamais dépeint le péché avec un tel luxe de coloris enchanteurs. Les gris et les nuances un peu glauques généralement appréciées pour ce genre de descriptions sont très rares. Le noir n’a rien de négatif ici, au contraire, il sert de pendant pour mieux faire ressortir les blancs et incarnats, qui eux n’ont rien de livides, mais révèlent un éclat plein de santé. Les centaines ou les milliers de personnages du tableau, en grands groupes, en petits groupes, en duos ou solitaires ne révèlent aucune marque du vice, sauf trois, qu’il faut bien chercher pour les trouver, sous un énorme chardonneret : les voici.

 


Comme on le constate, leurs coloris, à dominante bleuâtre ne respirent pas la santé et leur physionomie brutale, clairement antipathique, digne des bourreaux du Christ dans le portement de croix du même peintre contrastent nettement avec les personnages les entourant. On peut remarquer encore que ce trio se comporte bestialement, comme s’il avait oublié l’usage des mains, tandis que l’oiseau qui leur tend la grosse mûre semble nettement plus doué. Ils sont des anomalies dans ce tableau, des intrus, des pique-assiettes qui se sont incrustés dans une fête où ils n’étaient pas invités. Je n’ai pas pu découvrir dans ce gigantesque rassemblement de créatures d’autres exemples clairs de ce type mais il est possible qu’il s’en cache d’autres dans la troupe d’oiseaux hétéroclites et géants du premier plan. Ils me font penser dans l’ensemble à des morlocks au milieu de gentils élois.

L’occupation principale de ces personnages, toutes créatures confondues, est de s’amuser. Plus précisément, les personnages représentés sont occupés à manger, à boire (plus rare), à jouer, à nager, à faire de la gymnastique, à se poursuivre, à danser, à flirter, voire plus si affinités, à converser, à dormir, à rêver peut-être, à faire des rondes montés sur des animaux très divers, allant du chameau au lion en passant par quelques créatures plus fantastiques comme la licorne ou le griffon. Mais on doit noter que l’inverse est aussi vrai, à savoir que certains hommes servent de monture ou de soutien à des animaux divers, oiseaux et poissons surtout, mais aussi porc-épic, coquillages ainsi que des espèces plus difficiles à identifier. Très souvent ils servent de piédestal à des plantes ou des fruits. Si on excepte la petite bande de morlocks, tous semblent de bonne mine, jeunes, plutôt avenants, enjoués, joyeux, paisibles ou facétieux mais sans méchanceté selon les cas. Je ne trouve pas trace de la laideur, de la frénésie ou de l’avidité montrées chez les trois morlocks, même chez les nombreux dîneurs très frugaux (de fruits presque uniquement), même chez les amants tout aussi nombreux.

 


La scène montrant le couple près des trois morlocks pourrait représenter une dispute mais je parierais plutôt qu’il est simplement en train de feindre, et donc de jouer, comme les autres.

 


L’indiscrimination totale et absolue est la règle dans les scènes représentées : noirs et blancs, hommes et bêtes, hommes et végétaux, végétaux et minéraux, tout est mêlé ; on ne peut trouver aucune forme de hiérarchie, nulle part (l’égalité de traitement et de statut entre noirs et blancs est particulièrement frappante, étant donné que ceci a été peint au début de la traite des noirs, en 1504).

 


 En plus des hommes, des animaux reconnaissables (très nombreux), des arbres, des fleurs et des fruits, on trouve aussi des espèces beaucoup plus singulières. Certaines plantes sont au moins aussi étranges que les créatures mythologiques terrestres, marines ou célestes qu’on peut trouver dans ce tableau. L’une d’elles par exemple produit un gros fruit transparent à l'intérieur duquel un couple échange baiser et caresse. Une autre renferme le porc-épic, tenue par un cavalier. Enfin et surtout, certaines plantes semblent croisées avec des animaux ou même des hommes comme l’homme allongé à tête de fruit près de sa compagne. Les grands édifices caverneux du plan d’eau principal, dont certains évoquent des tunnels d’amour ou des attractions de fête foraine semblent autant végétaux que minéraux. Dans le ciel, en plus des nombreux oiseaux ordinaires, on retrouve les mêmes créatures mixtes, poisson ailé portant une créature humanoïde à queue de poisson, ou au contraire, un homme ailé portant poisson ou fruit (et même, bizarrement, un oiseau). Les tritons fantastiques, ces créatures de l’eau, très sombres, à queue de poisson, n’ont rien de menaçant. Au contraire on en voit un en train de faire une cour très romantique à une ondine. Celles-ci ne sont pas davantage féroces ; plus loin l’une d’elles est en train d’embrasser un homme, montrant qu’elle n’a pas non plus de préjugés d'espèce.




Cette longue description est utile en ce qu’elle n’indique aucune connotation négative, encore moins démoniaque, de la très grande majorité des acteurs présents, quelles que soient leurs activités, qu’ils soient plutôt humains, animaux ou végétaux. Personnellement, je ne vois rien d’outrageant dans les scènes de flirt ou de sexe contenues dans le tableau. On y trouve au contraire la bonne entente générale et la joie du plaisir partagé. On ne voit aucun crime nulle part, aucune scène de violence, et ce n’est pas ce qui manque habituellement dans les tableaux de Bosch. La présence des rares morlocks est en fait difficile à concilier avec le reste sauf à dire que ce sont des intrus. La fusion des différents règnes, humain, animal, végétal et minéral y est partout impressionnante. Tout le monde, sans exception, est jeune et en bonne santé.

Tout cela me laisse songer qu’il y en réalité deux interprétations aussi valides mais irréconciliables de ce tableau. La première est rationnelle, morale et historique : il s’agit d’une description des vices ordinaires de l’humanité qui doit précipiter ses adeptes dans le tableau de droite, l’Enfer. La seconde est poétique. Voici un monde paisible, jeune, anormalement jeune et sain, plein de gaité et de jeux, de satiété et de plaisir, un monde magnifique de formes et de couleurs, aussi coloré qu’imaginatif. Un monde sans ordre ni règles parce qu’il n’y a plus besoin d’ordre ou de règles. Et il n’y en a plus besoin car les êtres montrés ici sont passés par-delà le bien et le mal. Ils ne sont plus de notre monde. Les sexes, les races, les espèces, les règnes fusionnent en une entité unique, englobante. La poésie, tout comme le paradis, tend naturellement vers la fusion. Il s’agit donc du paradis, non tel qu’il est, inimaginable pour l’homme, mais de l’idée poétique du paradis que des êtres de chair peuvent avoir.

Ainsi donc, Bosch, peintre de l’Enfer, croyant et voulant décrire la corruption des pécheurs, nous a donné une des visions les plus saisissantes du paradis, poétiquement parlant.

Et pour finir une des représentations les plus curieuses de ce tableau, que je laisse sans commentaire : 





lundi 15 mars 2021

Le philosophe du pont dunette et l’homme de la cale

 Dans le monde occidental, on peut compter trois écoles philosophiques dominantes : la francophone, la germanophone et l’anglophone. Toutes naturellement ont leurs racines dans la philosophie grecque et/ou judéo-chrétienne. Mais leurs différences sont assez notables, en particulier dans la forme.

Le premier paragraphe va ressembler à une plaisanterie après cette introduction. Car pour avouer la vérité : la philosophie anglophone m’est à peu près totalement inconnue, sinon par ouï-dire. Je ne le dis pas pour me vanter, certes, mais sans gêne excessive non plus, simplement pour justifier la rapidité extrême avec laquelle je vais passer sur tout un pan de la philosophie européenne. En fait, ce constat est surtout une grande surprise pour moi car j’ai probablement lu plus de livres d’auteurs anglo-saxons, dans le texte ou en traduction, que de livres d’auteurs francophones. C’est d’autant plus curieux que des philosophes auraient semblé des choix assez évidents pour moi, soit par opportunité, par connexions avec d’autres auteurs (comme Hume, de par ses liens avec Rousseau) soit par leurs thématiques attirantes. Pourquoi par exemple n’ai-je jamais ouvert un livre de Berkeley ou de Bacon (dans une traduction moderne celui-ci car je crains que l’anglais du moyen-âge soit très au-delà de mes compétences linguistiques) ? Mystère. Car le fait est là, indéniable : je n’ai jamais lu le moindre livre d’un philosophe de langue anglaise. En fait, pire que ça, je crois bien que je n’ai même pas ouvert un seul de leur livre. En dehors de fragments et citations lus ici et là, plus quelques lignes de biographie, je ne sais rien d’eux. Je pourrais y remédier, bien sûr, mais je n’ai plus du tout cette abnégation de fer qui m’a permis, à mon époque d’expansion accélérée pourrait-on dire, de lire de bout en bout des pavés pourtant bien plus indigestes et plus dispensables que ceux-là. Est-ce lié à notre enseignement qui zapperait systématiquement les philosophes anglo-saxons ? Pas impossible en effet. Et il n’est pas impossible non plus que cette impasse tient à une vision du monde trop opposée à la nôtre, Français, en particulier sur tout ce qui touche ce grand thème qu’est la liberté. Néanmoins, vous comprendrez que je n’ai pas grand-chose à dire sur la question et cet article sera donc dans les faits une comparaison des deux dernières écoles, après avoir reconnu le manque abyssal qui la précède.

Dans la philosophie germanophone, j’inclus à tort ou à raison les Autrichiens (qui se révèlent souvent à l’examen être des Hongrois), les Tchèques, les Polonais et même les Danois (des voisins après tout). Le nombre de philosophes allemands ou autrichiens est ahurissant. C’est à croire que les germanophones ont un tour d’esprit tout particulier vers la philosophie. Et il n’est pas impossible que cela ait un rapport chez eux avec une tendance irrépressible à vouloir tout généraliser, à mettre tout l’univers en théorèmes et au carré, même les domaines où les théorèmes et les carrés n’ont intuitivement pas leur place. Ces gens-là semblent d’ailleurs ignorer ce qu’est l’intuition. Il faut qu’ils démontrent. Le parangon de cette étrange manie est le grand estropié Kant. Dans l’ensemble, je suis d’accord avec lui mais c’est une chose extraordinaire de devoir exprimer en deux cent mille mots ce que d’autres pourraient admettre en quelques paragraphes, faisant confiance en leur intuition et leur expérience plus qu’en leur raison raisonnante, puisque sur des sujets touchant à l’humain, l’intuition et l’expérience se révèlent généralement de meilleurs guides que la raison. Le plus drôle de mon point de vue est que le but de Kant dans son célèbre pavé est précisément ce que je viens d’affirmer sans preuve, avec une désinvolture scandaleuse: que la raison pure n’est valable que dans un domaine d’étude très restreint. Cela me rappelle ces problèmes de mathématiques confondant d’inintérêt où vous devez démontrer l’évidence, à savoir que le triangle rectangle que vous avez devant les yeux est bien un triangle rectangle. Je ne dis pas que ces exercices n’ont pas leur utilité future mais ce sont des absurdités qui font beaucoup pour vous dégoûter des mathématiques. Kant et d’autres ont beaucoup œuvré pour me dégoûter de la philosophie.

Je tiens la lecture de La Critique de la Raison Pure dont je parlais plus haut, Ainsi Parlait Zarathoustra de Nietzsche et Le Monde Comme Volonté de Schopenhauer pour mes trois plus grands exploits de lecteur, devant même celle du Coran. Pour le premier, il m’a fallu une monstrueuse abnégation pour accepter ces phrases incroyablement tordues, sans fin, où l’on a déjà oublié le début quand on arrive à la fin, cette absence totale de simplicité et de clarté comme une marque de vertu : on dirait que Kant ne s’adresse pas à des congénères humains parlant (plus ou moins) la même langue que lui, tout à fait capables de comprendre le sens des mots dans un contexte donné mais à des extraterrestres venu du Centaure à qui il faudrait laborieusement expliciter le moindre concept utilisé, la signification exacte de chaque mot ou presque. Le Monde Comme Volonté est peut-être un cran plus comestible que le livre précédent mais encore plus interminable dans mon souvenir et surtout bien moins convainquant au final. Bien que Schopenhauer soit assez impressionnant dans la première partie, le sens de son livre se trouve dans la seconde et il ne passe justement pas la seconde : elle a dû pourtant influencer Nietzsche, et en particulier le livre suivant. Ce livre, le « chef d’œuvre » de Nietzsche a été lui tout aussi éprouvant à lire que La Critique, quoique pour des raisons bien différentes. Il est aussi obscur que celui de Kant mais pour des raisons presque diamétralement opposées. Chez lui, c’est le fond qui est opaque, indémêlable, à mon avis rétif, volontairement rétif à toute analyse. Nietzsche est le roi du paradoxe. Quand la philosophie a pour but de clarifier le monde, de séparer le vrai du faux, et de façon plus concrète, de donner une ligne à suivre pour qui voudrait devenir plus sage, l’Allemand semble se donner pour tâche d’opacifier et de perdre son lecteur dans des dédales de contradictions, des strates et des strates de significations aux premier, deuxième, troisième niveaux. Chez lui sagesse semble être un autre mot pour désigner la folie, sans doute en repensant à quelques paroles bibliques célèbres mais qui ne songeaient pas à égaler sagesse avec confusion de l’esprit. En revanche, Nietzsche est un écrivain aussi talentueux et savoureux que Kant est lourd, gauche, laborieux et incomestible. Et dans son Zarathoustra, il fait dans le grandiose, dans l’épique, dans l’héroïque : rien de toute façon n’est trop grand pour lui. C’est un homme-montagne que ce Nietzsche/Zarathoustra !

Sérieusement, il m’est impossible de prendre au sérieux un de ces trois-là. Quels que soient leurs qualités et leurs défauts, ils partagent tous un tort qui à mes yeux d’aujourd’hui les disqualifie d’entrée comme philosophe, en tout cas comme guide spirituel, car ils ne s’adressent qu’au gens de leur monde, qui est un tout petit monde. Quand vous utilisez des mots des trois pieds de long, rendez obscur ce qui est (ou pourrait être) clair, cherchez toujours la manière la plus alambiquée, la plus savante d’exprimer des choses en fait plutôt simples, ou transformez des vérités de bon sens en pavés de cinq cent pages et plus, vous ne vous adressez qu’à une catégorie très particulière de l’humanité, à son élite, et encore seulement à sa plus petite fraction. Tout comme le Bouddha, ils ne causent qu’aux gens de leur monde, brahmanes et nobles, même s’ils portent d’autres noms dans nos sociétés. Des philosophes qui sont incapables de parler aux gens de la cale, ceux qui font marcher le navire, ne sont pas dignes de ce nom. Si Nietzsche s’était contenté d’écrire de la poésie ou des pamphlets hagiographiques comme Ecce Homo (« Pourquoi je suis si sage », etc.), je le prendrais au sérieux. Mais puisqu’il a cru bon de poser au philosophe, il me fait juste rire, dans le meilleur des cas.

Nietzsche est un marginal dans la philosophie germanophone, admettons. Mais les autres me suffisent à étayer ma critique : aucun n’a jamais été capable de s’adresser à un paysan, un maçon, une femme de ménage, un soldat, une prostituée ou même un collecteur d’impôt. Et malheureusement, c’est Kant qui a donné le ton pour les siècles à suivre, quand même ses successeurs auraient eu pour but de le réfuter. Hegel est encore pire et Heidegger est un de mes plus grands cauchemars, tant le côté novlangue a atteint sa perfection chez lui, pourrait-on dire (encore qu’aujourd’hui, si on cherchait bien…). Kant avait pourtant une excuse valable tout comme le Douanier Rousseau en avait pour ses dessins maladroits, à la perspective naïve ; c’est que son style reflétait de manière véridique l’homme. Kant ne pouvait pas plus s’empêcher de tourner ses phrases comme le maniaque qu’il était (on pense au policier Monk toujours à la recherche du rangement parfait, en moins drôle) que Rousseau ne pouvait s’empêcher de déformer grotesquement, rues, maisons, corps humains, de par leurs infirmités respectives. Mais leurs disciples n’avaient pas la même excuse ; chez eux, il s’agit de pose : on joue à l’excentrique ou au savant qui tire sa gloire de son langage spécial, réservé aux seuls initiés.

Le défaut considérable que je viens d’identifier chez nos voisins d’outre-Rhin n’est malheureusement pas absent de la philosophie française, en particulier de celle du triste siècle précédent, une autre marque de la décadence déjà ancienne de ce pays. Toutefois, jusqu’à une certaine époque, les philosophes francophones se sont toujours distingués par la clarté et une relative simplicité, surtout bien sûr comparées à celles des Allemands. Si on pense à Montaigne, Pascal, Descartes, Montesquieu, Rousseau, Voltaire, Diderot ou Tocqueville, quel bain de fraicheur, quelle belle lumière ! Les Français durant ces siècles prenaient très au sérieux la maxime qui affirme que ce qui se conçoit clairement s’énonce clairement. Et ils y ajoutaient très souvent la concision. D’ailleurs, ils avaient souvent un gros faible pour la maxime, ou pour d’autres formes courtes : pensées, fables, essais, dissertation, lettres, etc. En fait, je subodore que pour nombre d’académiques allemands actuels ou même français, ce ne sont pas des vrais philosophes, justement parce qu’ils sont trop simples, trop clairs, trop concis, trop peu “savants”. C’est un peu comme avec le verbiage des anciens médecins, espèce à peine améliorée du charlatan : le laïus incompréhensible fait foi. Et pourtant, on trouve autant de vrais savants, incontestables, chez ces Français : Pascal, Descartes valent bien Leibniz ou Kant.

Bien sûr, ils ne s’adressaient pas souvent, voire jamais, à l’homme de la cale. Pour s’adresser correctement à l’homme de la cale, il ne suffit pas d’avoir un peu voyagé dans la cale, à la manière de ces admirateurs des peuplades primitives qui vont faire un petit séjour en Amazonie ou en Papouasie, avec la confiance que donne la certitude qu’ils peuvent à tout moment regagner le confort de la société moderne et publier un beau livre après toutes ces émotions. Il faut être né dans la cale ou, à défaut, s’y être immergé pour de bon, prenant exemple sur André Cognat* abandonnant tout et tous pour vivre avec une tribu perdue de la jungle, sans idée de retour. Il faut vivre avec les Indiens pour parler l’Indien. Il faut vivre avec les pauvres pour parler aux pauvres. Et de ce point de vue, les philosophes français n’ont pas fait beaucoup mieux que les Allemands. On doit tout de même relever le cas particulier de Rousseau (le philosophe donc) qui a tout de même beaucoup pratiqué dans la cale avant de pratiquer à la cour. Rousseau aurait pu être ce philosophe idéal, parlant aussi bien avec les soldats, les pêcheurs et les prostituées qu’avec les hommes du Temple et les bourgeois. Mais il lui manquait le caractère et surtout la santé. Parler au peuple, avec les conséquences inévitables, demande une très grosse santé mentale et physique et Rousseau n’avait ni l’une ni l’autre.

En fait le philosophe idéal que je suis en train de dessiner est déjà connu ; vous l’avez reconnu : il s’agit d’un certain Yeshua Ben Yosef, né il y a un peu plus de deux mille ans à Nazareth ou peut-être, selon certaines sources non vérifiées, à Bethléem.

Autre article de ma part sur la philosophie et la méthode scientifique si chère à Kant : ici.
* Je parle un peu plus en détail de cet homme remarquable dans cet article.
Et enfin cette excellente pièce estivale de Michel Rosenzweig : Vacances sanitaires conditionnelles sous surveillance

dimanche 7 mars 2021

Radiohead : une histoire qui commence et finit bien

 



Comme tout le monde, j’aime bien les histoires heureuses, à fin morale, comme dans les contes pour enfant, surtout celles qui finissent bien, à condition, eh bien… qu’il y ait une histoire à raconter.

L’histoire de Radiohead est un de ces contes. Une sorte de légende dorée de notre temps. La beauté de cette histoire tient essentiellement au fait que leur démarche hautement vertueuse – ambition artistique confinant parfois à la pure poésie, indépendance envers l’industrie musicale, non compromission, y compris avec leurs propres fans, audace des défricheurs de territoire inconnus – a été couronnée par le succès public sans presque jamais errer ou faiblir. Tout au plus a-t-on pu noter quelques grognements au détour de leur évolution imprévisible.

Il n’est pas facile de trouver d’autres exemples à notre époque dans le monde de l’art, en musique ou ailleurs, d’un succès de cette importance, combinant une telle prise de risque artistique et le succès planétaire.

Aussi, j’aimerais essayer de comprendre, trouver enfin une explication un peu satisfaisante à cette anomalie dans le cours normal des choses.

Le destin normal, habituel, des génies précoces est de finir pauvre, ignoré et le plus souvent fou. Dans l’Europe de la fin du dix-neuvième siècle, on a eu ainsi une épidémie de génialité précoce qui s’est très mal terminée pour ses acteurs : Rimbaud, Lautréamont, le poète Nietzsche ont été quelques-unes de ses victimes. Rien de cela pour les cinq de Radiohead. Au contraire dirait-on : quoiqu’ils fassent, cela se termine toujours en or sonnant et trébuchant. Quel est donc leur secret, me suis-je dit ?

D’abord, pour commencer par l’évidence, ils ont en leur sein un créateur plein de mélodies exceptionnellement communicatives. De façon naturelle, dirait-on, sans effort, les mélodies naissent sous les doigts de Thom Yorke, ou dans son cerveau peut-être (j’ai des doutes sur ce dernier point), des mélodies qui traduisent ses émotions et qui les convoient aux auditeurs avec une efficacité maximale. Je doute que le travail ait grand-chose à voir avec ça, encore moins la réflexion. Néanmoins, Schubert, par exemple, avait lui aussi un tel don et en avait en abondance, et ça ne l’a pas empêché d’être pauvre et obscur sa vie durant. Et je pourrais citer une dizaine d’exemples pris dans notre époque où des gens doués pour la mélodie n’ont pas obtenu le dixième, que dis-je, le centième du succès de Radiohead, même en travaillant énormément (au hasard, en voici une petite bande qui me vient à l’esprit : Nick Drake, Patrick Watson, The Walkmen, Elliot Smith, Wilco, The Besnard Lakes, Robert Wyatt ; et pourtant en dehors du dernier, peut-être pas le plus grand travailleur qui soit il est vrai, on ne peut pas dire qu’ils aient pris des risques musicaux inconsidérés). L’explication n’est donc pas suffisante, loin de là.

Une autre possibilité à envisager est le choix adéquat ou non de la catégorie. En littérature, par exemple, le choix de la catégorie dans laquelle vous concourrez, si j’ose dire, est essentielle. Les prix ne vont pas aux auteurs de SF, sauf accident, et le lectorat n’est vraiment large que pour quelques catégories très précises qui ne brillent généralement pas par l’inventivité. Dans l’industrie musicale, je pars du principe que ça doit se passer de la même façon.

Quelles sont donc les grandes tendances dans lesquelles on peut classer un disque de rock au sens large ? Rock rock, pop rock, blues rock, folk rock, jazz rock, rock classique, rock expérimental : telles sont les principales tendances. Je pourrais rajouter des sous-sous-catégories – par exemple rock hard rock, punk rock rock, grunge rock rock, noise rock rock – mais ça n’apporterait pas grand-chose et puis la vérité est que j’aime le chiffre sept, ce qui est un argument décisif. Reprenons maintenant nos exemples ci-dessus. Nick Drake tire vers le folk, de même que Wilco. Patrick Watson vers le classique. Wyatt vers le jazz. Elliott Smith penche vers le blues, un peu trop même, à en juger par sa biographie. The Besnard Lakes vers la pop, parfois plutôt planante que sautillante. Et The Walkmen vers le rock, tendance dure, au moins pour leurs trois premiers opus. Evidemment, ces catégorisations sont très grossières vues par les sept groupes ou artistes en question, comme toujours quand on classe les œuvres d’art. Le but n’est pas de décrire véridiquement mais de fourrer le produit dans un des ensembles disponibles. Ce ne sont que des étiquettes pratiques car chacun de ces ensembles chevauche dans la réalité tous les autres. Pour le dire autrement, on trouve les sept couleurs de l’arc-en-ciel dans les œuvres de ces musiciens mais on ne retient que la dominante. Pour le dire encore autrement, ces ensembles que nous appelons genres musicaux ne sont guère moins arbitraires que les constellations que nos ancêtres ont dessiné dans le ciel nocturne (elles auraient pu être complètement différentes, mises à part quelques-unes assez évidentes, comme Cassiopée). Toutefois, aussi superficielles soient-elles, ces catégories sont normalement déterminantes pour l’acheteur potentiel et donc pour le succès du disque. On pourrait ainsi estimer que le fait que Wyatt soit généralement classé dans le jazz (rock) le dessert car les afficionados du jazz (rock) sont certainement beaucoup moins nombreux que ceux de la pop ou du rap (une sous-catégorie du blues). Néanmoins cela n’explique alors pas l’insuccès persistant de The Besnard Lakes (pop). Et qu’en est-il de Radiohead ? Incontestablement, les deux premiers albums font dans le rock rock mais le troisième ne l’est plus vraiment et le quatrième vraiment plus : on est dans l’expérimental. Des changements de catégorie aussi radicaux sont loin d’être des atouts en principe et sont tenus généralement pour le meilleur moyen de perdre son public (déjà vaste avant OK Computer), pire encore quand on travaille dans l’expérimental, la catégorie la plus fournie en ratages monumentaux et grotesques, la catégorie qui fait peur au gros public, à juste titre. Là encore, on peut être certain que ce n’est pas l’explication.

(Permettez-moi une courte digression au sujet des catégories. Il ne faudrait pas croire que je suis en train d’avancer que toute catégorisation, toute généralisation, est tellement approximative qu’on pourrait les assimiler aux constellations célestes, mirage imposé par l’habitude. Le monde du vivant s’y prête remarquablement au contraire. Les catégories y sont très précisément déterminées, sans continuité possible entre elles : une bactérie, un virus, un mollusque, un mammifère, une plante, un champignon sont des catégories très réelles, très reconnaissables, avec des spécificités uniques. Et les sous-catégories ne sont pas moins étanches : un poisson, un amphibien, un reptile, un oiseau, un mammifère ont acquis de telles spécialisations que même d’imaginer simplement une passerelle possible entre ces classes, au moins en ce qui concerne les espèces présentes de notre époque, tient de la plus pure gageure. Mais trouver un passage entre Nick Drake et Elliott Smith ou Patrick Watson et The Besnard Lakes, par exemples, ne demande pas une imagination débordante. En somme, Drake pourrait très bien être un bluesman, Smith un rocker folk, Watson un rocker pop et The Besnard Lakes des rockers classiques.)

Une piste intéressante est ce que j’appellerai pour l’heure, faute de mieux, la chance. Mettons que Radiohead ait commencé sa carrière par Kid A, The King Of Limbs ou même OK Computer. Pensez-vous alors qu’ils auraient connu un tel succès d’entrée ? Personnellement, j’en doute beaucoup. Leur chance – car il s’agit de chance – à moins de croire à un machiavélisme inouï de Thom Yorke et de ses acolytes, est d’avoir débuté par un album raisonnablement médiocre, contenant deux ou trois bons titres, sans excès, et parmi ces derniers, une de ces mélodies irrésistibles qui font les tubes, le célèbre Creep. Après ça, ils ont continué dans la même veine, un rock toujours convenu dans sa forme, mais nettement amélioré dans tous les secteurs par rapport à leur premier opus, en particulier au niveau du chant. Et on y trouve de nouveaux tubes à succès, plusieurs cette fois. On a donc là la promesse d’une parfaite trajectoire rectiligne, sans à-coup ni trou d’air. La mise sur orbite semble toute proche. Et naturellement, le gros public s’est fait avoir par ces prémisses alléchantes. Il s’est dit : voilà un groupe sur qui on peut compter, qui ne nous plantera pas avec des balivernes électro-truc et autres singeries savantes. Hélas ! il ne pouvait pas se tromper davantage. Mais qui sérieusement pouvait imaginer en écoutant le très bon mais très ordinairement rock The Bends que quatre ans plus tard, le même groupe ferait Kid A, un des plus grands OVNI musical du vingtième siècle, sinon le plus grand. J’ai personnellement découvert le groupe en 2003, et Kid A encore un peu plus tard, bien trop tard donc pour réaliser pleinement le choc musical que ce dut être pour les fans hardcore du groupe, mais je l’imagine assez bien en repensant à mon impression première, qui je peux le dire, a été proche de la sidération. Il m’a fallu quelques écoutes pour réaliser que je tenais probablement un des chefs d’œuvres de la musique contemporaine, la vraie, pas celle sponsorisée par France Musiques et consort.

Cela n’explique pas toutefois pourquoi ce gros public dont je parlais plus haut n’a pas quitté le bateau en masse après ce coup de jarnac. Peut-être les gens de Radiohead sont-ils vraiment malins, malgré l’air louche et la vue basse de leur leader, peut-être ont-ils su distiller toujours au bon moment les albums plus accessibles, plus consensuels, comme Hail To The Thief ou leur dernier en date, faisant ainsi revenir à eux le gros des troupes. Peut-être oui. Ils semblent drôlement malins en effet, financièrement parlant, un peu trop en fait, sous leur dehors d’idéalistes écolos sauveurs de la planète. Ou peut-être ont-ils quelque chose d’indéfinissable, un charme, une grâce qui n’appartient qu’à eux et qu’on retouve même et peut-être surtout dans ces chants de glace et de feu (comme dirait un autre) qu’est Kid A et jusque dans le moins mélodique de leurs albums, The King Of Limbs.

En tout cas, une chose est certaine, ils ont toujours été dans Son Plan. C’est peut-être ça la chance et on n’y peut vraiment rien.

Autres articles parlant de Radiohead : ici et .