Dans le monde occidental, on peut compter trois écoles philosophiques dominantes : la francophone, la germanophone et l’anglophone. Toutes naturellement ont leurs racines dans la philosophie grecque et/ou judéo-chrétienne. Mais leurs différences sont assez notables, en particulier dans la forme.
Le premier paragraphe va ressembler à une plaisanterie après
cette introduction. Car pour avouer la vérité : la philosophie anglophone
m’est à peu près totalement inconnue, sinon par ouï-dire. Je ne le dis pas pour
me vanter, certes, mais sans gêne excessive non plus, simplement pour justifier la rapidité extrême avec laquelle je vais passer sur tout un pan de la philosophie européenne. En fait, ce
constat est surtout une grande surprise pour moi car j’ai probablement lu plus
de livres d’auteurs anglo-saxons, dans le texte ou en traduction, que de livres
d’auteurs francophones. C’est d’autant plus curieux que des philosophes
auraient semblé des choix assez évidents pour moi, soit par opportunité, par
connexions avec d’autres auteurs (comme Hume, de par ses liens avec Rousseau) soit
par leurs thématiques attirantes. Pourquoi par exemple n’ai-je jamais ouvert un
livre de Berkeley ou de Bacon (dans une traduction moderne celui-ci car je
crains que l’anglais du moyen-âge soit très au-delà de mes compétences
linguistiques) ? Mystère. Car le fait est là, indéniable : je n’ai
jamais lu le moindre livre d’un philosophe de langue anglaise. En fait, pire
que ça, je crois bien que je n’ai même pas ouvert un seul de leur livre. En
dehors de fragments et citations lus ici et là, plus quelques lignes de
biographie, je ne sais rien d’eux. Je pourrais y remédier, bien sûr, mais je
n’ai plus du tout cette abnégation de fer qui m’a permis, à mon époque
d’expansion accélérée pourrait-on dire, de lire de bout en bout des pavés pourtant bien plus indigestes et plus dispensables que ceux-là. Est-ce lié à notre enseignement qui
zapperait systématiquement les philosophes anglo-saxons ? Pas impossible
en effet. Et il n’est pas impossible non plus que cette impasse tient à une
vision du monde trop opposée à la nôtre, Français, en particulier sur tout ce
qui touche ce grand thème qu’est la liberté. Néanmoins, vous comprendrez que je
n’ai pas grand-chose à dire sur la question et cet article sera donc dans les
faits une comparaison des deux dernières écoles, après avoir reconnu le
manque abyssal qui la précède.
Dans la philosophie germanophone, j’inclus à tort ou à
raison les Autrichiens (qui se révèlent souvent à l’examen être des Hongrois),
les Tchèques, les Polonais et même les Danois (des voisins après tout). Le
nombre de philosophes allemands ou autrichiens est ahurissant. C’est à croire
que les germanophones ont un tour d’esprit tout particulier vers la
philosophie. Et il n’est pas impossible que cela ait un rapport chez eux avec
une tendance irrépressible à vouloir tout généraliser, à mettre tout l’univers
en théorèmes et au carré, même les domaines où les théorèmes et les carrés
n’ont intuitivement pas leur place. Ces gens-là semblent d’ailleurs ignorer ce
qu’est l’intuition. Il faut qu’ils démontrent. Le parangon de cette étrange
manie est le grand estropié Kant. Dans l’ensemble, je suis d’accord avec lui
mais c’est une chose extraordinaire de devoir exprimer en deux cent mille mots
ce que d’autres pourraient admettre en quelques paragraphes, faisant confiance
en leur intuition et leur expérience plus qu’en leur raison raisonnante,
puisque sur des sujets touchant à l’humain, l’intuition et l’expérience se
révèlent généralement de meilleurs guides que la raison. Le plus drôle de mon
point de vue est que le but de Kant dans son célèbre pavé est précisément ce
que je viens d’affirmer sans preuve, avec une désinvolture scandaleuse: que la raison
pure n’est valable que dans un domaine d’étude très restreint. Cela me rappelle
ces problèmes de mathématiques confondant d’inintérêt où vous devez démontrer
l’évidence, à savoir que le triangle rectangle que vous avez devant les yeux
est bien un triangle rectangle. Je ne dis pas que ces exercices n’ont pas leur
utilité future mais ce sont des absurdités qui font beaucoup pour vous dégoûter
des mathématiques. Kant et d’autres ont beaucoup œuvré pour me dégoûter de la
philosophie.
Je tiens la lecture de La Critique de la Raison Pure dont je
parlais plus haut, Ainsi Parlait Zarathoustra de Nietzsche et Le Monde Comme
Volonté de Schopenhauer pour mes trois plus grands exploits de lecteur, devant
même celle du Coran. Pour le premier, il m’a fallu une monstrueuse abnégation
pour accepter ces phrases incroyablement tordues, sans fin, où l’on a déjà
oublié le début quand on arrive à la fin, cette absence totale de simplicité et
de clarté comme une marque de vertu : on dirait que Kant ne s’adresse pas
à des congénères humains parlant (plus ou moins) la même langue que lui, tout à
fait capables de comprendre le sens des mots dans un contexte donné mais à des
extraterrestres venu du Centaure à qui il faudrait laborieusement expliciter le
moindre concept utilisé, la signification exacte de chaque mot ou presque. Le
Monde Comme Volonté est peut-être un cran plus comestible que le livre
précédent mais encore plus interminable dans mon souvenir et surtout bien moins
convainquant au final. Bien que Schopenhauer soit assez impressionnant dans la
première partie, le sens de son livre se trouve dans la seconde et il ne passe
justement pas la seconde : elle a dû pourtant influencer Nietzsche, et en
particulier le livre suivant. Ce livre, le « chef d’œuvre » de
Nietzsche a été lui tout aussi éprouvant à lire que La Critique, quoique pour
des raisons bien différentes. Il est aussi obscur que celui de Kant mais pour
des raisons presque diamétralement opposées. Chez lui, c’est le fond qui est
opaque, indémêlable, à mon avis rétif, volontairement rétif à toute analyse. Nietzsche
est le roi du paradoxe. Quand la philosophie a pour but de clarifier le monde,
de séparer le vrai du faux, et de façon plus concrète, de donner une ligne à
suivre pour qui voudrait devenir plus sage, l’Allemand semble se donner pour
tâche d’opacifier et de perdre son lecteur dans des dédales de contradictions,
des strates et des strates de significations aux premier, deuxième, troisième
niveaux. Chez lui sagesse semble être un autre mot pour désigner la folie, sans
doute en repensant à quelques paroles bibliques célèbres mais qui ne songeaient
pas à égaler sagesse avec confusion de l’esprit. En revanche, Nietzsche est un
écrivain aussi talentueux et savoureux que Kant est lourd, gauche, laborieux et
incomestible. Et dans son Zarathoustra, il fait dans le grandiose, dans
l’épique, dans l’héroïque : rien de toute façon n’est trop grand pour lui.
C’est un homme-montagne que ce Nietzsche/Zarathoustra !
Sérieusement, il m’est impossible de prendre au sérieux un
de ces trois-là. Quels que soient leurs qualités et leurs défauts, ils
partagent tous un tort qui à mes yeux d’aujourd’hui les disqualifie d’entrée
comme philosophe, en tout cas comme guide spirituel, car ils ne s’adressent
qu’au gens de leur monde, qui est un tout petit monde. Quand vous utilisez des
mots des trois pieds de long, rendez obscur ce qui est (ou pourrait être)
clair, cherchez toujours la manière la plus alambiquée, la plus savante
d’exprimer des choses en fait plutôt simples, ou transformez des vérités de bon
sens en pavés de cinq cent pages et plus, vous ne vous adressez qu’à une
catégorie très particulière de l’humanité, à son élite, et encore seulement à
sa plus petite fraction. Tout comme le Bouddha, ils ne causent qu’aux gens de
leur monde, brahmanes et nobles, même s’ils portent d’autres noms dans nos
sociétés. Des philosophes qui sont incapables de parler aux gens de la cale,
ceux qui font marcher le navire, ne sont pas dignes de ce nom. Si Nietzsche
s’était contenté d’écrire de la poésie ou des pamphlets hagiographiques comme
Ecce Homo (« Pourquoi je suis si sage », etc.), je le prendrais au
sérieux. Mais puisqu’il a cru bon de poser au philosophe, il me fait juste
rire, dans le meilleur des cas.
Nietzsche est un marginal dans la philosophie germanophone,
admettons. Mais les autres me suffisent à étayer ma critique : aucun n’a
jamais été capable de s’adresser à un paysan, un maçon, une femme de ménage, un
soldat, une prostituée ou même un collecteur d’impôt. Et malheureusement, c’est
Kant qui a donné le ton pour les siècles à suivre, quand même ses successeurs
auraient eu pour but de le réfuter. Hegel est encore pire et Heidegger est un
de mes plus grands cauchemars, tant le côté novlangue a atteint sa perfection
chez lui, pourrait-on dire (encore qu’aujourd’hui, si on cherchait bien…). Kant avait pourtant une
excuse valable tout comme le Douanier Rousseau en avait pour ses dessins maladroits,
à la perspective naïve ; c’est que son style reflétait de manière
véridique l’homme. Kant ne pouvait pas plus s’empêcher de tourner ses phrases
comme le maniaque qu’il était (on pense au policier Monk toujours à la
recherche du rangement parfait, en moins drôle) que Rousseau ne pouvait
s’empêcher de déformer grotesquement, rues, maisons, corps humains, de par
leurs infirmités respectives. Mais leurs disciples n’avaient pas la même
excuse ; chez eux, il s’agit de pose : on joue à l’excentrique ou au
savant qui tire sa gloire de son langage spécial, réservé aux seuls initiés.
Le défaut considérable que je viens d’identifier chez nos
voisins d’outre-Rhin n’est malheureusement pas absent de la philosophie
française, en particulier de celle du triste siècle précédent, une autre marque
de la décadence déjà ancienne de ce pays. Toutefois, jusqu’à une certaine
époque, les philosophes francophones se sont toujours distingués par la clarté
et une relative simplicité, surtout bien sûr comparées à celles des Allemands.
Si on pense à Montaigne, Pascal, Descartes, Montesquieu, Rousseau, Voltaire,
Diderot ou Tocqueville, quel bain de fraicheur, quelle belle lumière ! Les
Français durant ces siècles prenaient très au sérieux la maxime qui affirme que
ce qui se conçoit clairement s’énonce clairement. Et ils y ajoutaient très
souvent la concision. D’ailleurs, ils avaient souvent un gros faible pour la
maxime, ou pour d’autres formes courtes : pensées, fables, essais, dissertation,
lettres, etc. En fait, je subodore que pour nombre d’académiques allemands actuels
ou même français, ce ne sont pas des vrais philosophes, justement parce qu’ils
sont trop simples, trop clairs, trop concis, trop peu “savants”. C’est un peu
comme avec le verbiage des anciens médecins, espèce à peine améliorée du
charlatan : le laïus incompréhensible fait foi. Et pourtant, on trouve
autant de vrais savants, incontestables, chez ces Français : Pascal,
Descartes valent bien Leibniz ou Kant.
Bien sûr, ils ne s’adressaient pas souvent, voire jamais, à
l’homme de la cale. Pour s’adresser correctement à l’homme de la cale, il ne
suffit pas d’avoir un peu voyagé dans la cale, à la manière de ces admirateurs
des peuplades primitives qui vont faire un petit séjour en Amazonie ou en Papouasie,
avec la confiance que donne la certitude qu’ils peuvent à tout moment regagner
le confort de la société moderne et publier un beau livre après toutes ces
émotions. Il faut être né dans la cale ou, à défaut, s’y être immergé pour de
bon, prenant exemple sur André Cognat* abandonnant tout et tous pour vivre avec
une tribu perdue de la jungle, sans idée de retour. Il faut vivre avec les
Indiens pour parler l’Indien. Il faut vivre avec les pauvres pour parler aux
pauvres. Et de ce point de vue, les philosophes français n’ont pas fait
beaucoup mieux que les Allemands. On doit tout de même relever le cas particulier
de Rousseau (le philosophe donc) qui a tout de même beaucoup pratiqué dans la
cale avant de pratiquer à la cour. Rousseau aurait pu être ce philosophe idéal,
parlant aussi bien avec les soldats, les pêcheurs et les prostituées qu’avec
les hommes du Temple et les bourgeois. Mais il lui manquait le caractère et
surtout la santé. Parler au peuple, avec les conséquences inévitables, demande
une très grosse santé mentale et physique et Rousseau n’avait ni l’une ni l’autre.
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