lundi 15 mars 2021

Le philosophe du pont dunette et l’homme de la cale

 Dans le monde occidental, on peut compter trois écoles philosophiques dominantes : la francophone, la germanophone et l’anglophone. Toutes naturellement ont leurs racines dans la philosophie grecque et/ou judéo-chrétienne. Mais leurs différences sont assez notables, en particulier dans la forme.

Le premier paragraphe va ressembler à une plaisanterie après cette introduction. Car pour avouer la vérité : la philosophie anglophone m’est à peu près totalement inconnue, sinon par ouï-dire. Je ne le dis pas pour me vanter, certes, mais sans gêne excessive non plus, simplement pour justifier la rapidité extrême avec laquelle je vais passer sur tout un pan de la philosophie européenne. En fait, ce constat est surtout une grande surprise pour moi car j’ai probablement lu plus de livres d’auteurs anglo-saxons, dans le texte ou en traduction, que de livres d’auteurs francophones. C’est d’autant plus curieux que des philosophes auraient semblé des choix assez évidents pour moi, soit par opportunité, par connexions avec d’autres auteurs (comme Hume, de par ses liens avec Rousseau) soit par leurs thématiques attirantes. Pourquoi par exemple n’ai-je jamais ouvert un livre de Berkeley ou de Bacon (dans une traduction moderne celui-ci car je crains que l’anglais du moyen-âge soit très au-delà de mes compétences linguistiques) ? Mystère. Car le fait est là, indéniable : je n’ai jamais lu le moindre livre d’un philosophe de langue anglaise. En fait, pire que ça, je crois bien que je n’ai même pas ouvert un seul de leur livre. En dehors de fragments et citations lus ici et là, plus quelques lignes de biographie, je ne sais rien d’eux. Je pourrais y remédier, bien sûr, mais je n’ai plus du tout cette abnégation de fer qui m’a permis, à mon époque d’expansion accélérée pourrait-on dire, de lire de bout en bout des pavés pourtant bien plus indigestes et plus dispensables que ceux-là. Est-ce lié à notre enseignement qui zapperait systématiquement les philosophes anglo-saxons ? Pas impossible en effet. Et il n’est pas impossible non plus que cette impasse tient à une vision du monde trop opposée à la nôtre, Français, en particulier sur tout ce qui touche ce grand thème qu’est la liberté. Néanmoins, vous comprendrez que je n’ai pas grand-chose à dire sur la question et cet article sera donc dans les faits une comparaison des deux dernières écoles, après avoir reconnu le manque abyssal qui la précède.

Dans la philosophie germanophone, j’inclus à tort ou à raison les Autrichiens (qui se révèlent souvent à l’examen être des Hongrois), les Tchèques, les Polonais et même les Danois (des voisins après tout). Le nombre de philosophes allemands ou autrichiens est ahurissant. C’est à croire que les germanophones ont un tour d’esprit tout particulier vers la philosophie. Et il n’est pas impossible que cela ait un rapport chez eux avec une tendance irrépressible à vouloir tout généraliser, à mettre tout l’univers en théorèmes et au carré, même les domaines où les théorèmes et les carrés n’ont intuitivement pas leur place. Ces gens-là semblent d’ailleurs ignorer ce qu’est l’intuition. Il faut qu’ils démontrent. Le parangon de cette étrange manie est le grand estropié Kant. Dans l’ensemble, je suis d’accord avec lui mais c’est une chose extraordinaire de devoir exprimer en deux cent mille mots ce que d’autres pourraient admettre en quelques paragraphes, faisant confiance en leur intuition et leur expérience plus qu’en leur raison raisonnante, puisque sur des sujets touchant à l’humain, l’intuition et l’expérience se révèlent généralement de meilleurs guides que la raison. Le plus drôle de mon point de vue est que le but de Kant dans son célèbre pavé est précisément ce que je viens d’affirmer sans preuve, avec une désinvolture scandaleuse: que la raison pure n’est valable que dans un domaine d’étude très restreint. Cela me rappelle ces problèmes de mathématiques confondant d’inintérêt où vous devez démontrer l’évidence, à savoir que le triangle rectangle que vous avez devant les yeux est bien un triangle rectangle. Je ne dis pas que ces exercices n’ont pas leur utilité future mais ce sont des absurdités qui font beaucoup pour vous dégoûter des mathématiques. Kant et d’autres ont beaucoup œuvré pour me dégoûter de la philosophie.

Je tiens la lecture de La Critique de la Raison Pure dont je parlais plus haut, Ainsi Parlait Zarathoustra de Nietzsche et Le Monde Comme Volonté de Schopenhauer pour mes trois plus grands exploits de lecteur, devant même celle du Coran. Pour le premier, il m’a fallu une monstrueuse abnégation pour accepter ces phrases incroyablement tordues, sans fin, où l’on a déjà oublié le début quand on arrive à la fin, cette absence totale de simplicité et de clarté comme une marque de vertu : on dirait que Kant ne s’adresse pas à des congénères humains parlant (plus ou moins) la même langue que lui, tout à fait capables de comprendre le sens des mots dans un contexte donné mais à des extraterrestres venu du Centaure à qui il faudrait laborieusement expliciter le moindre concept utilisé, la signification exacte de chaque mot ou presque. Le Monde Comme Volonté est peut-être un cran plus comestible que le livre précédent mais encore plus interminable dans mon souvenir et surtout bien moins convainquant au final. Bien que Schopenhauer soit assez impressionnant dans la première partie, le sens de son livre se trouve dans la seconde et il ne passe justement pas la seconde : elle a dû pourtant influencer Nietzsche, et en particulier le livre suivant. Ce livre, le « chef d’œuvre » de Nietzsche a été lui tout aussi éprouvant à lire que La Critique, quoique pour des raisons bien différentes. Il est aussi obscur que celui de Kant mais pour des raisons presque diamétralement opposées. Chez lui, c’est le fond qui est opaque, indémêlable, à mon avis rétif, volontairement rétif à toute analyse. Nietzsche est le roi du paradoxe. Quand la philosophie a pour but de clarifier le monde, de séparer le vrai du faux, et de façon plus concrète, de donner une ligne à suivre pour qui voudrait devenir plus sage, l’Allemand semble se donner pour tâche d’opacifier et de perdre son lecteur dans des dédales de contradictions, des strates et des strates de significations aux premier, deuxième, troisième niveaux. Chez lui sagesse semble être un autre mot pour désigner la folie, sans doute en repensant à quelques paroles bibliques célèbres mais qui ne songeaient pas à égaler sagesse avec confusion de l’esprit. En revanche, Nietzsche est un écrivain aussi talentueux et savoureux que Kant est lourd, gauche, laborieux et incomestible. Et dans son Zarathoustra, il fait dans le grandiose, dans l’épique, dans l’héroïque : rien de toute façon n’est trop grand pour lui. C’est un homme-montagne que ce Nietzsche/Zarathoustra !

Sérieusement, il m’est impossible de prendre au sérieux un de ces trois-là. Quels que soient leurs qualités et leurs défauts, ils partagent tous un tort qui à mes yeux d’aujourd’hui les disqualifie d’entrée comme philosophe, en tout cas comme guide spirituel, car ils ne s’adressent qu’au gens de leur monde, qui est un tout petit monde. Quand vous utilisez des mots des trois pieds de long, rendez obscur ce qui est (ou pourrait être) clair, cherchez toujours la manière la plus alambiquée, la plus savante d’exprimer des choses en fait plutôt simples, ou transformez des vérités de bon sens en pavés de cinq cent pages et plus, vous ne vous adressez qu’à une catégorie très particulière de l’humanité, à son élite, et encore seulement à sa plus petite fraction. Tout comme le Bouddha, ils ne causent qu’aux gens de leur monde, brahmanes et nobles, même s’ils portent d’autres noms dans nos sociétés. Des philosophes qui sont incapables de parler aux gens de la cale, ceux qui font marcher le navire, ne sont pas dignes de ce nom. Si Nietzsche s’était contenté d’écrire de la poésie ou des pamphlets hagiographiques comme Ecce Homo (« Pourquoi je suis si sage », etc.), je le prendrais au sérieux. Mais puisqu’il a cru bon de poser au philosophe, il me fait juste rire, dans le meilleur des cas.

Nietzsche est un marginal dans la philosophie germanophone, admettons. Mais les autres me suffisent à étayer ma critique : aucun n’a jamais été capable de s’adresser à un paysan, un maçon, une femme de ménage, un soldat, une prostituée ou même un collecteur d’impôt. Et malheureusement, c’est Kant qui a donné le ton pour les siècles à suivre, quand même ses successeurs auraient eu pour but de le réfuter. Hegel est encore pire et Heidegger est un de mes plus grands cauchemars, tant le côté novlangue a atteint sa perfection chez lui, pourrait-on dire (encore qu’aujourd’hui, si on cherchait bien…). Kant avait pourtant une excuse valable tout comme le Douanier Rousseau en avait pour ses dessins maladroits, à la perspective naïve ; c’est que son style reflétait de manière véridique l’homme. Kant ne pouvait pas plus s’empêcher de tourner ses phrases comme le maniaque qu’il était (on pense au policier Monk toujours à la recherche du rangement parfait, en moins drôle) que Rousseau ne pouvait s’empêcher de déformer grotesquement, rues, maisons, corps humains, de par leurs infirmités respectives. Mais leurs disciples n’avaient pas la même excuse ; chez eux, il s’agit de pose : on joue à l’excentrique ou au savant qui tire sa gloire de son langage spécial, réservé aux seuls initiés.

Le défaut considérable que je viens d’identifier chez nos voisins d’outre-Rhin n’est malheureusement pas absent de la philosophie française, en particulier de celle du triste siècle précédent, une autre marque de la décadence déjà ancienne de ce pays. Toutefois, jusqu’à une certaine époque, les philosophes francophones se sont toujours distingués par la clarté et une relative simplicité, surtout bien sûr comparées à celles des Allemands. Si on pense à Montaigne, Pascal, Descartes, Montesquieu, Rousseau, Voltaire, Diderot ou Tocqueville, quel bain de fraicheur, quelle belle lumière ! Les Français durant ces siècles prenaient très au sérieux la maxime qui affirme que ce qui se conçoit clairement s’énonce clairement. Et ils y ajoutaient très souvent la concision. D’ailleurs, ils avaient souvent un gros faible pour la maxime, ou pour d’autres formes courtes : pensées, fables, essais, dissertation, lettres, etc. En fait, je subodore que pour nombre d’académiques allemands actuels ou même français, ce ne sont pas des vrais philosophes, justement parce qu’ils sont trop simples, trop clairs, trop concis, trop peu “savants”. C’est un peu comme avec le verbiage des anciens médecins, espèce à peine améliorée du charlatan : le laïus incompréhensible fait foi. Et pourtant, on trouve autant de vrais savants, incontestables, chez ces Français : Pascal, Descartes valent bien Leibniz ou Kant.

Bien sûr, ils ne s’adressaient pas souvent, voire jamais, à l’homme de la cale. Pour s’adresser correctement à l’homme de la cale, il ne suffit pas d’avoir un peu voyagé dans la cale, à la manière de ces admirateurs des peuplades primitives qui vont faire un petit séjour en Amazonie ou en Papouasie, avec la confiance que donne la certitude qu’ils peuvent à tout moment regagner le confort de la société moderne et publier un beau livre après toutes ces émotions. Il faut être né dans la cale ou, à défaut, s’y être immergé pour de bon, prenant exemple sur André Cognat* abandonnant tout et tous pour vivre avec une tribu perdue de la jungle, sans idée de retour. Il faut vivre avec les Indiens pour parler l’Indien. Il faut vivre avec les pauvres pour parler aux pauvres. Et de ce point de vue, les philosophes français n’ont pas fait beaucoup mieux que les Allemands. On doit tout de même relever le cas particulier de Rousseau (le philosophe donc) qui a tout de même beaucoup pratiqué dans la cale avant de pratiquer à la cour. Rousseau aurait pu être ce philosophe idéal, parlant aussi bien avec les soldats, les pêcheurs et les prostituées qu’avec les hommes du Temple et les bourgeois. Mais il lui manquait le caractère et surtout la santé. Parler au peuple, avec les conséquences inévitables, demande une très grosse santé mentale et physique et Rousseau n’avait ni l’une ni l’autre.

En fait le philosophe idéal que je suis en train de dessiner est déjà connu ; vous l’avez reconnu : il s’agit d’un certain Yeshua Ben Yosef, né il y a un peu plus de deux mille ans à Nazareth ou peut-être, selon certaines sources non vérifiées, à Bethléem.

Autre article de ma part sur la philosophie et la méthode scientifique si chère à Kant : ici.
* Je parle un peu plus en détail de cet homme remarquable dans cet article.
Et enfin cette excellente pièce estivale de Michel Rosenzweig : Vacances sanitaires conditionnelles sous surveillance

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