lundi 28 septembre 2020

10 films à emporter sur une planète déserte

 

   


   J’écris peu sur le cinéma. D’une manière générale, le septième art me convient bien moins que la littérature (de fiction) ou la peinture. Il laisse peu à l’imagination du spectateur. Néanmoins il a tout de même quelques qualités indéniables. Et je ne pourrais pas dire que les 10 films listés ci-dessous n’aient pas eu un rôle dans mon background artistique.

   Le chiffre 10 est complètement arbitraire. Mais puisque c’est la coutume de sélectionner un mutiple de 10 pour les best of et que je n’aime pas les hit-parades à rallonge, autant le choisir. Bien sûr, cela m’oblige à éliminer un certain nombre de films qui m’ont marqué, comme par exemple Le rayon vert d’Éric Rohmer ou Yeelen de Souleymane Cissé et bien d’autres qui ne me reviennent pas à l’esprit présentement. De toute façon, l’intérêt de l’exercice se situe plutôt dans les réflexions qu’il suscite que de faire connaître mes goûts cinématographiques. Je dois d’ailleurs avertir le lecteur que je suis loin d’être un cinéphile expert et qu’il ne devra pas s’étonner s’il trouve mes choix quelque peu éclectiques ou regrettables. Comme je viens de le dire, ce n’est pas le propos. Ma liste est sans ordre de préférence, ni même chronologique.

   - Lanuit du chasseur de Charles Laughton : un classique, je crois bien, celui-là. Et un bide à sa sortie, ce qui ne devrait surprendre personne vu que la poésie presque expressionniste, le style « artiste », le recours au noir et blanc, le jeu complètement débridé et halluciné de l’ordinairement ultra sobre Robert Mitchum sont en opposition avec les qualités habituelles du cinéma américain. Celui-ci est fondamentalement sobre, net et précis, tourné entièrement vers l'efficacité narrative (dans l'ensemble, on pourra remarquer que les films américains que j'ai sélectionnés sont plutôt des exceptions confirmant la règle). Naturellement, il faut oublier les productions de la dernière décennie où on aurait du mal à trouver ces qualités, où en fait on aurait du mal à trouver n’importe quelle qualité. Quand on arrive à tenir le super héros pour l’horizon indépassable de son ambition artistique, c’est que l’intelligence est proche du point zéro. Je note, par contraste, la relativement bonne santé des séries américaines, enfin disons quelque unes, tellement plus novatrices et ambitieuses dans leur propos, dans leur qualités d’écriture et d’interprétation (mais cela va ensemble, bien entendu) et même dans leur mise en scène. Hélas, je doute que cela dure. Pour en revenir au film de Laughton, c’est un joyau solitaire et un peu fou, d’autant plus précieux qu’il est à peu près sans véritable équivalent, à ma connaissance, dans toute l’histoire du cinéma.

   M le Maudit de fritz Lang : Le lien avec le précédent doit être évident pour ceux qui ont vu les deux films. Et je suppose que c’est aussi la raison pour laquelle j’y pense maintenant. Toutefois, le film de Lang est paradoxalement, pour un Allemand de l’époque expressionniste, bien plus sobre que celui de l’Anglais. On dit que c’est l’ancêtre du cinéma moderne. Peut-être mais alors du cinéma moderne américain. En voyant ce très beau film, on ne s’étonne pas que Lang ait si bien réussi à Hollywood. J’aurais pu d’ailleurs ajouter plusieurs films de ce réalisateur dans ma liste, tous faits en Amérique, comme Règlement de compte avec Glen Ford ou Furie avec Spencer Tracy. Le fait d’avoir sans cesse à se débattre avec la morale étriquée des censeurs hollywoodiens, surtout quand il s’agit de sexe mais pas seulement, ainsi qu’avec les studios tout puissants, a finalement été bénéfique pour ses meilleurs films. Faute de pouvoir dire les choses clairement, il les a suggérées, ce qui n’est pas plus mal. Mais il faut souligner sa remarquable capacité d’adaptation car bien peu de cinéastes étrangers sont parvenus à faire de l’impitoyable carcan hollywoodien une force.

   Le Bateau de Wolfgang Petersen : encore un film allemand dira-t-on. Néanmoins ce n’est pas le point commun qui me fait passer de M le Maudit à ce film, c’est plutôt une différence essentielle : autant Lang a excellé à Hollywood, autant Petersen a sombré corps et bien (et âme) en migrant vers les USA, comme bien d’autres avant et après lui. Le meilleur film de sous-marin que je connaisse devant Alien, le septième passager et The Thing (un vaisseau spatial ou une base en antarctique ressemblent beaucoup à un sous-marin d’après ce que j’ai pu voir). La dramaturgie de ce très long film – il mérite vraiment d’être vu dans sa version longue – est impeccable. Je ne connais rien aux sous-marins mais on s’y croit vraiment. Pour le coup, on peut le dire, on est en totale immersion du début à la fin. Et voir des êtres humains dans des situations désespérées est toujours très émouvant. Je suppose que si on refaisait le film de nos jours, puisqu’on ne sait plus guère faire que des remakes (et encore) il y aurait deux noirs, un homosexuel, des filles à la parité et un cul de jatte à roulettes, soit dit sans offense pour ces diverses catégories tout à fait respectables.

   Blade Runner de Ridley Scott : ah, évidemment, puisqu’on parlait d’Alien, je ne pouvais pas ne pas y penser. Le meilleur film de science-fiction que j’ai vu. D’autant plus remarquable qu’à en juger par le roman dont il est tiré, vague brouillon comme souvent avec Dick, c’était loin d’être gagné d’avance. Une des réécritures cinématographiques les plus intelligentes qu’on ait jamais faite d’un roman. Et quel spectacle époustouflant ! Quel achèvement artistique ! Même la musique de Vangelis est formidable, pour une fois. À une époque, Scott savait ce que voulait dire le mot poésie. Evidemment, il a oublié toutes ces balivernes de jeunesse maintenant qu’il est vieux, riche et célèbre. Mieux vaudrait pour lui en tout cas oublier sa récente séquelle, même s’il n’en est que le producteur.

   Solaris d’Andreï Tarkovsky : l’autre grand film de science-fiction du siècle dernier. Tarkovsky est sans égal pour sa façon de filmer. Une poésie inouïe. Nettement moins convaincant en général dans la conduite de ses récits. Disons-le franchement : les films de Tarkovsky sont en moyenne bavards et ennuyeux pour les deux tiers et sublimes pour un seul tiers. Mais celui-ci est l’exception à la règle (d'une manière générale, ses premiers films sont nettement plus comestibles que ses derniers). Il tient la route dans l’ensemble, malgré ses rallonges et sa prolixité habituelles, et pour cause, il est issu d’un des meilleurs romans de SF qui soit. Cela n’empêche pas toutefois que la version hollywoodienne du roman avec Clooney soit très plate et complètement à côté de la plaque. J’aurais pu choisir à la place, toujours de l’artiste russe, Stalker, tiré d’un autre classique de la SF, pour ses images d’une beauté exceptionnelle, parmi les plus mystérieuses que Tarkovsky ait tournées, mais j’aime trop les bonnes histoires et de ce point de vue l’adaptation du roman des frères Strougatsky est un parfait massacre. Un cinéaste comme ce Russe est évidemment impensable dans le cadre hollywoodien : je crois que si ses films avaient été reformatés par les studios américains, il n’en serait pas resté un quart d’heure, pour une durée originale minimale de trois heures.

   La Guerre des Mondes de Spielberg : celui-ci n’est pas du même niveau que les deux derniers mais c’est le meilleur film de SF de ce siècle en cours (et bien que je ne voie pas beaucoup de films, je regarde à peu tout ce qui sort dans le domaine de la SF, excepté bien sûr les marvelleries et autres super-navets). En y réfléchissant un peu, ce doit être l’un des seuls films qui m’a vraiment impressionné depuis le commencement du nouveau millénaire. J’en ai vu des assez bons, voire presque bons, mais très peu de marquants. Pourquoi est-il si bon ? Parce que Spielberg et ses scénaristes ont eu au moins deux bonnes idées : la première, garder tout ce qui était fort dans le roman de Wells et il y a beaucoup de points forts ; la seconde, changer ce qui était faible. Pour être précis, l’histoire originale souffre surtout à mon avis d’être vue par un de ces personnages ennuyeux à mourir qu’on nous impose généralement dans ce type de récit : à savoir un scientifique ou un journaliste, un type dans le coup quoi, un initié. Avoir choisi un type lambda, un ouvrier, un docker, est dix fois plus efficace. Du coup, les événements qui arrivent vous tombent dessus exactement comme ils tombent sur ce pauvre Ray, sans intermédiaires verbeux et dispensables. Ensuite la maestria de Spielberg fait son œuvre et comme en plus les acteurs – la fillette en particulier – sont tous excellents, ça décolle vraiment. Bien entendu, il reste le dénouement plus qu'improbable de l’histoire. Comment croire que des êtres capables de surmonter des problèmes scientifiques et technologiques dont nous sommes bien incapables ignoreraient le danger d’organismes microbiens exogènes ? Impossible naturellement à moins d’être prêt à croire que Jonas a passé trois jours dans le ventre du gros poisson avant d’en ressortir (et là bien sûr, nul ne peut plus rien pour vous). Dans la réalité bien sûr, ce désastreux point de départ donné, le résultat était couru d'avance : notre espèce disparaissait ou se retrouvait encagée dans quelques parcs à thèmes extraterrestres histoire de garder quelques spécimens originaux et de préserver un tantinet le délicat sens de l'éthique des envahisseurs. Spielberg le sait. Wells devait lui aussi le savoir. Mais il faut croire que personne jusqu'à ce jour n’a trouvé de meilleure justification pour sauver le happy end.

   Amour et Pigeons : aucun rapport cette fois. Il vaut mieux le voir en version originale ("Lyoubov y golouby" en alphabet romanisé), selon moi, même si on ne comprend pas le russe. Je ne pouvais pas ne pas inscrire un film comique dans cette liste car je regarde souvent des films comiques et celui-ci est probablement mon favori.  J’aurais sans doute pu choisir un bon De Funès ou un des premiers Naked Gun ("y a-t-il un flic pour sauver la reine ?") ou une des aventures de Chourik pour cette même raison : le génie grimacier et le génie du mime. Amour et Pigeons a en plus un charme rare et le brin de folie. Ce sont des films que je peux regarder dix fois sans me lasser, comme les enfants. A noter que l'auteur du film, Vladimir Menshov, a réalisé un des autres films les plus populaires en Russie (encore actuellement), aussi sérieux qu'Amour et Pigeons est léger, mais tout aussi abouti pour ceux qui aiment les études de moeurs naturalistes (on dirait presque du cinéma français, mais du meilleur), Moscou ne croit pas aux larmes.

  Les plus belles années de notre vie de William Wyler : un plus beaux films de guerre, si on peut dire, que je connaisse. Je ne sais pas comment les spécialistes décrivent ce genre de films : film de guerre ? film sentimental ? mélodrame ? tragicomédie ? drame ? étude psychologique ? La poésie chez Wyler nait de l’extrême précision de ses scripts, de ses dialogues et de sa direction d’acteurs. Je suppose que les acteurs d’aujourd’hui adoreraient tourner avec un réalisateur comme Wyler. Sa capacité à raconter simplement et efficacement des histoires très complexes est extraordinaire. Il est d’ailleurs aussi bon dans presque tous les genres qu’il a essayé, même le western, apparemment peu fait pour sa subtilité et son sens du réalisme, comme il le prouve avec le superbe film Les Grands Espaces.

   La vie est belle de Frank Capra : je ne sais pas si on peut le qualifier de fable tragique tant l’optimisme de Capra semble antagoniste de l’idée de tragédie même. Tout le sujet des films de Capra, en tout cas les quatre ou cinq que j’ai pu voir, sont centrés autour du même thème : la confrontation poignante d’un gentil idéaliste – ils ne le sont pas tous, loin de là – avec tous les cyniques et les corrompus, innombrables, de ce monde, puis la victoire finale (et improbable) du premier, non sans avoir encaissé bien des coups avant. Et personne ne traite mieux cette problématique que lui dans l’univers du cinéma. Pas étonnant qu’il ait choisi James Stewart et Gary Cooper pour acteurs fétiches, tant leurs visages incarnent la droiture morale, la naïveté, la bonne volonté. Autant je comprends l’échec commercial d’un film comme La Nuit Du Chasseur, autant cela paraît mystérieux dans ce cas. Pourtant il bénéficie comme souvent avec Capra d’une fin heureuse. Peut-être que le public est sorti avant la fin. Sinon, je ne vois pas. À la réflexion, j’aurais pu choisir L’homme de la Rue avec Gary Cooper, plus réaliste, plus mélancolique aussi.

   Yojimbo de Kurozawa : c’est le film qui a inspiré très étroitement Pour une poignée de dollars, le western qui a rendu célèbre Léone et Eastwood. Le film original est à peu près cinq fois mieux bien que la version spaghetti ne démérite pas, loin de là. Mais il est impossible d’imaginer la force comique et la poésie débridée du film original en voyant ce remake. Toshiro Mifune est génial en samouraï psychopathe (son jeu est si allumé et fantasque qu’on dirait qu’il a regardé avant Mitchum jouer le faux pasteur dans le film de Laughton). C’est mon préféré du cinéaste japonais. Mais de Kurosawa, je n’ai en fait que des bons souvenirs : j’aurais pu ainsi choisir Ran, l’excellente adaptation du roi Lear de Shakespeare ou la superbe ode à la nature Derzou Ouzala où l’on assiste à la lutte pour la survie de l’homme civilisé face à la nature puis à la lutte pour la survie de l’homme de la nature face à la société moderne. Ce dernier film me fait à chaque fois penser au destin tragique d’André Cognat, qui, abandonnant métier, famille, amis, pays, partit un jour, sans filet de secours, pour l’Amazonie, la Guyane, où il vécut vingt ans avec femme et enfants dans un village indien perdu au milieu de la forêt. Puis au bout de vingt ans, lui qui a tout quitté par rejet de la société occidentale, s’aperçoit que les siens, amis, femme, enfants, n’ont pas de plus grand désir que d’appartenir à cette société qu’il a fui : avoir une télé, des vêtements, des baskets, aller en ville faire du shopping… Et du coup, parce qu’il s’est engagé au plus profond de son âme, il ne lui reste pas d’autre choix que d’aider et guider ceux qui sont devenus son peuple à s’intégrer à cette civilisation à laquelle il avait cru un jour échapper. Une histoire terrible et emblématique qui mériterait à coup sûr d’être (re) filmée puisque les deux documentaires consacrés à cet homme hors du commun sont devenus pratiquement invisibles. Mais pour ça, il faudrait sans doute un nouveau Kurozawa.

vendredi 4 septembre 2020

Desseins éternels : une explication de texte


 Le sens de l’histoire

Desseins Éternels est la seule histoire à clef(s) que j’ai écrite à ce jour, mis à part, peut-être, mon roman Les Survivants. Cette nouvelle ne peut en effet se comprendre pleinement, au moins pour un esprit rationnel, que si on possède la clef, ou, plus exactement une des deux clefs qui en ouvrent les portes. Oh, je suis convaincu qu’on peut la lire et l’apprécier sans jamais avoir eu vent de l’existence de ces deux clefs, mais c’est tout de même plus satisfaisant et plus pratique si on les possède. Personnellement, quand je lis un de ces récits à énigme, je n’aime pas beaucoup que l’auteur me plante dans le noir complet arrivé à la fin. Et bien que j’ai parsemé le récit de nombreux indices permettant de découvrir la première clef, que je l’ai nommée comme on le verra plus loin, je sens que certains lecteurs pourraient encore trouver ces lueurs insuffisantes pour éclairer cette ténébreuse étude de mœurs. Il est possible aussi que même le lecteur perspicace ressente le besoin d’avoir la justesse de ses idées confirmée par l’auteur lui-même.

Je vais donc me livrer à un exercice que je n’aurais pas cru refaire depuis que j’ai quitté le lycée (en tant qu’élève), à savoir une explication de texte en bonne et due forme. En effet, je me suis aperçu que celle-ci était, pour une fois, presque aussi distrayante que la nouvelle elle-même, bien qu’on perde à mon avis une bonne partie de son charme. Enfin et surtout, cela signifie que la suite de cet article sera un énorme spoiler ; je ne peux donc que déconseiller de le lire si on n’a pas déjà lu la nouvelle ou si on n’aime tout simplement pas les explications de texte.

En apparence, Desseins Éternels se présente comme une histoire d’amour contrarié et donc d’autant plus exacerbé. Dans le texte de présentation, on apprend que le récit est calqué sur le modèle fourni par les anciens contes pour enfant où il y a une belle emprisonnée dans un château sous la garde d’un magicien et parfois d’un dragon et dans lequel un jeune héros, chevalier à ses heures perdues, se propose de délivrer et enlever la belle sur son puissant destrier malgré l’exemple funeste d’une ribambelle de ses prédécesseurs ayant trouvé une mort brutale dans l’entreprise. La différence importante est ici que l’histoire se déroule au vingtième siècle, sans doute peu après le temps des hippies. Le chevalier est un jeune médecin de campagne, la belle est une étudiante dont la prison se partage entre l’internat d’une école pour filles très stricte et sa chambre solitaire dans l’immense demeure rénovée de ses parents adoptifs. Le méchant magicien est un artiste de renommée mondiale et son épouse, l’horrible vieille barbichue et palpeuse, est le dragon du conte. Le puissant destrier est une R16, modèle de luxe, si on ose dire. Enfin, le château est un château, ou plutôt ce qu’il en reste après que la partie supérieure ait été détruite puis reconstruite dans un goût nettement plus moderne, sans doute celui de l’artiste lui-même. Le médecin et la jeune femme tombent donc amoureux, un vrai coup de foudre réciproque, et pour des raisons inexpliquées, mais que l’on peut supposer, ils décident de fuir pour vivre librement leur passion. En effet, on sait que le jeune médecin a le défaut d’être déjà marié et père de deux enfants. De plus, il est vraisemblable que la belle fugitive n’a pas l’accord de ses parents pour vivre son histoire d’amour avec cet homme marié et peut-être même n’a-t-elle pas atteint la majorité, ce qui l’oblige légalement à obtenir cet accord. Cela expliquerait aussi la crainte du couple d’avoir la police à ses trousses. En apparence donc, la nouvelle raconte l’histoire d’une fuite manquée. Néanmoins, même pour un lecteur peu attentif, il est clair que certains détails et certains événements sont inexplicables dans ce cadre strictement réaliste.

Desseins Éternels est en fait, sans surprise, un récit fantastique. Quiconque est confronté à une coïncidence aussi miraculeuse que celle du coup de foudre, au sens propre, qui est cause de l’accident de circulation, qui lui-même est cause du retour imprévu des fugitifs à la case départ, ne peut éviter de le subodorer. D’autant plus si on ajoute le fait, hallucinant d’improbabilité, que le conducteur du véhicule accidenté et brûlé est justement le propre frère de la fugitive qu’elle n’a plus revu depuis de années. Il y a dont une autre explication à chercher.

Voici la première clef, celle que j’ai pratiquement donnée dans la nouvelle au lecteur, mais qui l’a remarquée ? La famille mythique à laquelle appartient la jeune fuyarde n’est autre que la célèbre famille des dieux antiques, dont le chef s’appelle Jupiter ou Jove. Dans ce cadre, la belle fugitive est Vénus, déesse de l’amour, son frère étant ici le dieu de la mort, encore appelé… Mors (j’ai pris quelques libertés avec l’arbre généalogique des dieux romains car il n’y a selon la tradition antique aucun lien filial entre ces deux-là et cela ne me convenait pas). Ils sont ici frère et sœur, jumeaux probablement, puisqu’en vérité l’amour et la mort sont indissociables (que vaudrait l’amour sans la mort et inversement ?). Plutôt qu’à Junon, la vieille Arlette Sandor m’a été inspirée par un croisement des Parques romaines et des Érinyes grecques et a donc tout de la sorcière. Elle représente le destin, mais un destin tragique, voire cruel, dû à son goût pour la persécution. Elle est poilue et palpeuse comme une araignée qui tisse les fils de la destinée pour mieux prendre ses proies. Naturellement, on comprend ainsi beaucoup mieux pourquoi l’éclair a frappé à cet endroit précisément puisqu’il est manié par le dieu du tonnerre. Arlette a visiblement tissé la trame qui a conduit son fils, Lewellyn, vers son destin, et celui du couple fugitif, sans aucun doute pour complaire aux désirs peu douteux de son mari Jupiter. Et bien sûr tous ces gens sont immortels, ce qui peut expliquer la guérison impressionnante de Lewellyn (mais pas forcément, comme on verra). Quel est donc alors le rôle de Dan, le médecin, dans ce cadre ? Et pourquoi Jupiter depuis son trône céleste n’a-t-il pas tout simplement frappé la voiture conduite par Dan ? Pourquoi lui laisse-t-il la vie sauve ? Pourquoi Dan a-t-il lui aussi son portrait dans la cave ? Eh bien la solution à toutes ses devinettes, la clef dont je parlais, est tout bonnement son nom de famille. Vedius, appelé encore Vejovis, est le nom du dieu romain de la guérison, moins connu qu’Esculape, assimilé à Apollon et considéré, fait plus significatif encore, comme un anti-Jupiter : ce serait en effet le sens étymologique de son nom : Vejovis = anti-jove ; Vedius = anti-dieu.

Mais si vous me suivez bien, cette première clef mène à une seconde, presque évidente maintenant, ouvrant la porte d’une autre mythologie. Et bien qu’elle rentre plus imparfaitement dans la serrure que la première (la clef), c’est celle que je préfère. La porte qu’ouvre cette seconde clef est celle de la mythologie chrétienne dans son périmètre large. Un indice très sérieux est fourni par le fait que Sandor est un artiste, ce qui se rapproche le plus d’un créateur. Un autre est que tous les personnages de l’histoire excepté lui-même, ont leur portrait dans les sous-sols du château. De plus, on a la nette impression que Lewellyn, le frère de Daehlia, disparait à l’intérieur du tableau qui le représente. L’explication de tout cela est que le peintre ne l’a pas réalisé en utilisant Lewellyn comme modèle mais tout au contraire que le tableau est le modèle de Lewellyn. En clair, Il est sorti du tableau et y retourne à la fin. Cela veut donc dire que Sandor n’est autre que le dieu créateur, le Dieu unique, le Père, celui dont parle Jésus. Tous les autres, mortels comme immortels, sont ses créatures. Il ne les a pas tirés de sa cuisse, comme Jupiter, mais de son souffle créateur. Dans ce cadre, la jeune femme est l’ange de l’amour et son frère l’ange de la mort. Quoique bénéficiant d’avantages considérables par rapport à de simples mortels, ils ne sont clairement pas au même niveau que Dieu. Ce sont des messagers, des intercesseurs peut-être, entre Lui et les hommes.

Finalement, dans cette mythologie chrétienne, qui est alors Dan ? Je pense avoir maintenant donné suffisamment d’indices, sans compter ceux qui existent dans le récit lui-même pour que le lecteur y réponde tout seul.

 

Le cadre de l’histoire

Desseins Éternels se situe dans le même cadre que le roman Anahita, l’éternité enfin ! Ils se passent tous deux en France dans une bourgade du Centre, au sud de la Beauce, très peu réputée pour son pittoresque. La majorité des personnages de la nouvelle sont présents dans le roman. Toutefois, la nouvelle ne se passe pas à la même époque. Anahita est quasi contemporain de l’époque où il a été écrit, à savoir de 2018 à 2019. Une autre différence majeure doit sauter aux yeux du lecteur. Il n’y a pas d’indices dans le roman que les Sandors et leurs enfants adoptifs soient autre chose que ce qu’ils paraissent, des humains ordinaires, mortels de toute évidence et dépourvus de tout pouvoir spécial. Pour concilier les deux, le roman et la nouvelle, on est donc obligé de conclure que les deux textes se situent dans des univers parallèles, presque semblables. Néanmoins le thème principal est strictement le même dans les deux cas : la recherche de l’amour éternel. Dan le recherche sans le savoir et le trouve sous sa forme la plus littérale en la personne de Daehlia, déesse de l’amour et donc éternelle. Mansour, le personnage principal du roman, sait lui ce qu’il cherche mais ne le trouvera que sous une forme symbolique. On pourrait croire que Mansour a été dupé ; en réalité il n’en est rien et c’est d’ailleurs la seule de mes histoires dont je peux dire sans craindre de me tromper qu’elle finit bien.

Pour finir, un dernier mot sur la chronologie de ces deux textes parents. Bien que le roman soit sorti un peu avant, c’est la nouvelle que j’ai d’abord écrite, comme cela m’arrive de temps en temps (par exemple Lycanthropie a été écrite plusieurs années avant que j’ai l’idée de la compléter par le récit des autres personnages et d’en faire un roman, Les Survivants). En fait, Desseins Éternels est l’une des toutes premières fictions que j’ai écrite, un peu avant la fin du dernier millénaire. Je ne l’ai jamais publiée, insatisfait de la fin. Ce n’est que cette année que j’ai eu le déclic et trouvé enfin… la clef qui me manquait.



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