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samedi 13 septembre 2025

Le Dogme Hasard comme principe scientifique

 « On trouve 3 douzaines de briques empilées  dans la jungle (Ou les mégalithes de Stonehenge  si on veut montrer qu’on a voyagé.) et on passe  pour un imbécile  si on croit que c’est  le fruit du hasard. On trouve 3 milliards de cellules organisées pour opérer l’acte de vision  ou de digérer ou  de se questionner sur leur origine et on passe pour un imbécile si on ne croit pas que c’est le fruit du hasard »

Alfred Kastler

 

    La science moderne, académique et enseignée dans toutes les bonnes écoles occidentales depuis au moins un siècle, admet tacitement et parfois textuellement comme principe indiscutable ou/et comme fait avéré que la vie est le fruit du hasard. En réalité, depuis la nuit des temps, ou disons depuis que l’Homme est l’Homme, il y a deux hypothèses concurrentes pour expliquer l’origine de la vie : le hasard ou un créateur. Toutes les autres hypothèses sont en réalité des variantes de l’une des deux. Ainsi l’hypothèse des multivers n’est qu’un énième avatar très imaginatif de l’hypothèse du hasard.

Mais l’hypothèse adverse et traditionnelle, celle du créateur, a été de nos jours nullifiée sous prétexte qu’elle ne serait pas scientifique. L’idée derrière est que puisqu’on ne peut prouver que ce créateur — Dieu pour parler simplement — n’existe pas, l’hypothèse n’est donc pas réfutable et seules les hypothèses réfutables sont scientifiques. Bon, admettons, mais en quoi alors l’hypothèse du hasard serait plus scientifique ? Peut-on prouver que le hasard n’existe pas ? Non, pas davantage.

On pourrait aussi dire qu’il n’est aucun besoin de ces deux hypothèses pour faire de la science et ce serait vrai. Néanmoins dans la pratique, on ne cesse de faire cette hypothèse plus ou moins implicitement que le monde et la vie sont nés du seul hasard. Quand on étudie l’origine de la vie, on ne doute pas un seul instant que les atomes se sont rencontrés au petit bonheur la chance, puis que les molécules se sont formées par hasard et que ces rencontre et transformations fortuites ont fini par donner les premières formes de vie, même si on n’a pas l’ombre d’une idée du processus qui fait passer de molécules dites organiques à une cellule vivante. Ainsi d’un univers désordonné, on serait arrivé à ce phénomène hautement ordonné qu’est la vie et ceci par hasard. Ce n’est ni logique ni raisonnable d’en arriver à cette conclusion qui ne suit guère le principe de parcimonie d’Ockham, c’est le moins qu’on puisse dire. En fait vous l’avez compris, l’hypothèse du hasard à l’origine de toutes choses n’est pas une hypothèse dans nos sociétés occidentales mais un dogme absolu. Exactement comme il y a eu des dogmes théocratiques à des époques antérieures, nous sommes maintenant sous l’emprise toute puissante de dogmes athées qui n’ont pas plus de fondement scientifique que les précédents. On pourrait résumer l’évolution de notre pensée en disant que c’est le monde du Rien qui succède au monde du Tout.

Bien que la science puisse très bien se passer de ces hypothèses, il ne faudrait pas croire que ce dogme n’est pas un obstacle à son avancement. Les dogmes, quels qu’ils soient, sont toujours, non pas des remparts pour préserver la vérité mais des défenses d’y pénétrer. Cela signifie dans la pratique, dans le monde réel et non théorique, que si vos découvertes ou recherches laissent à croire que vous vous écartez du dogme, même implicitement, elles doivent être rejetées sans plus d’examen (de procès). Ou bien, s’il n’est pas possible de les éliminer complètement, il faut les tordre jusqu’à ce qu’elles rentrent dans le cadre permis.

L’un des problèmes majeurs auquel a dû faire face le croyant fidèle du nouveau paradigme dès le début est la quantité apparemment infinie d’événements et leur improbabilité non moins infinie pour chacun d’entre eux d’arriver qui aurait finalement conduit à la vie. Et plus la science avance, plus elle révèle de complexités, plus elle révèle d’intrications entre les corps, les particules, plus il devient difficile de le justifier par le simple jeu du hasard.

À une époque pas si lointaine, la réponse la plus typique et standard à cette objection était : « si le monde n’était pas tel qu’il est, nous ne serions pas là pour l’observer, donc nous ne pouvons observer un monde que s’il possède toutes les qualités qui nous émerveillent… à tort ». Cela s’appelle en langue savante le principe anthropique. Notez qu’il s’agit d’une pure tautologie (une façon d’enfoncer très fort une porte ouverte). Il est en effet indiscutable. Mais il est aussi faible, bien faible (c’est d’ailleurs son nom : le principe anthropique faible). Il n’explique rien et ne veut surtout rien expliquer. Par exemple, il ne répond absolument pas à la question de la cause de cette complexité apparemment inaccessible au seul hasard. Le fait, évident en soi, que les propriétés de notre univers sont obligatoires pour permettre notre existence et donc celle d’un observateur n’expliquent en rien comment ces propriétés si pratiques et si nécessaires, toutes nécessaires, ont pu être réunies dans notre univers.

Il a donc fallu chercher une réponse qui soit plus à la hauteur du défi posé et qui rentre dans le cadre du dogme général. Et c’est là qu’on a eu l’idée géniale de ce fameux multivers qui fait les gros titres des journaux et des youtubeurs « sérieux ». Voici le raisonnement : puisqu’il est effectivement très difficile de contrer l’argument de ces nouveaux hérétiques concernant l’improbabilité extrême de notre présence dans cet univers, eh bien avançons l’hypothèse que cet univers improbable est en fait hautement probable et même certain s’il existe une infinité d’univers. Comment cette infinité d’univers est apparue, simultanément ou successivement, peut être laissé à l’imagination de chacun, le but n’étant pas d’expliquer mais de justifier l’extraordinaire improbabilité mathématique que notre monde soit le produit du hasard. Cette idée reprend l’idée ancienne que si un singe ou n’importe quel âne tapait à la machine sans s’arrêter pendant un temps infini, il finirait forcément au moins une fois par écrire la bible, l’œuvre complète de Shakespeare et, j’imagine, celle de la comtesse de Ségur. Ainsi donc sur une infinité d’univers, il doit nécessairement apparaître un jour le nôtre, avec toutes ses lois si bien réglées. Et voilà le tour est joué, question suivante…

Bien entendu, il n’y a pas l’ombre d’une preuve, pas l’ombre d’un indice que ce multivers soit autre chose qu’un fantasme. Et il ne peut pas y en avoir. Ce n’est donc absolument pas une hypothèse scientifique. On peut en effet être certain que cette hypothèse ne fera pas avancer la science d’un iota même si l’humanité devait perdurer un milliard d’année ou même durant l’éternité. Répéter une action ou une parole pendant un temps infini ne la rend pas plus pertinente si elle est stupide. C’est de plus tout le contraire de ce que le principe de parcimonie appelle : toutes choses égales par ailleurs, l’hypothèse la plus probable pour expliquer un phénomène est la plus simple. Ensuite l’affirmation même que de l’infinité sort obligatoirement la bonne pioche est fausse. Bien des ensembles pourtant infinis ne contiennent pas le chiffre 1. Et un livre infini ne contiendrait pas nécessairement le texte que je suis en train de taper.

Enfin, même si on admettait sans autrement discuter l’existence de ce supposé multivers, aurait-on avancé d’un pouce ? Non. Ce n’est qu’une façon particulièrement compliquée et peu scientifique de reculer le problème. Ce problème fondamental : pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?

Une autre tentative, plus ancienne et beaucoup mieux conçue, pour balayer l’hypothèse de Dieu est la célèbre théorie de Darwin. Son aura et son emprise sur nombre d’esprits vient d’un glissement subtil et pas toujours noté. Au commencement, la nouvelle théorie de Darwin, née de ses ruminations sur le pont du Beagle se voulait une réponse à certains constats comme les différentes formes de becs des pinsons des différentes îles Galapagos et elle explique en effet de façon convaincante ces différences. Il s’agissait donc à l’origine d’une théorie modeste, de portée très limitée. Mais cela ne suffisait visiblement pas à son auteur qui avait un tour d’esprit philosophique et vous savez que les philosophes ont un goût immodéré pour les généralisations grandioses et universelles. Darwin a donc eu l’idée typiquement philosophique d’étendre sa petite théorie de l’évolution des becs des pinsons des Galapagos à la vie entière, depuis son apparition sous forme de bactérie unicellulaire jusqu’à l’Homme (et pour les Darwiniens les plus convaincus jusqu’à l’Homme à grosse tête qui doit nous remplacer incessamment sous peu). Vous notez le glissement ? Si Darwin avait en effet des indices — certains les qualifient très généreusement de preuves — que des changements comme la forme d’un bec ou la couleur des ailes d’un papillon se passent effectivement selon le modèle proposé par l’Anglais, à savoir par incrémentation successives de mutations aléatoires avantageuses pour son porteur et sélectionnées par l’environnement (c’est-à-dire par la loi de la jungle), il n’en avait aucun(e) pour sa théorie non restreinte et pour tout dire « générale ». Et comme Darwin était tout de même scientifique (en plus d’être philosophe), il en était si bien conscient que pour pallier ce manque, il s’est lancé dans une série de prédictions que l’on découvrirait ceci et cela dans l’avenir proche qui justifieraient sa théorie générale. En fait, on a découvert beaucoup de choses depuis ce jour mais pas du tout ce que prévoyait Darwin. On n’a, par exemple, jamais trouvé les quantités innombrables de chaînons manquants nécessités par son modèle d’évolution par (tout) petits pas. En revanche, on a découvert l’ADN et l’ARN, les protéines, on a commencé à comprendre comment fonctionne les gènes et rien de tout cela ne s’accorde vraiment avec la vision de Darwin. Ce dernier avait l’idée simple et fausse que les gènes et les caractères physiques étaient liés par une bijection : à un gène donné, un caractère donné et un seul ; à un caractère donné, un gène et un seul. Darwin avait l’idée simple et fausse que seuls les gènes déterminent le phénotype (l’ensemble des caractères physiques d’un individu) et que ces caractères ne sont jamais induits par des pressions extérieures, environnementales, bref que ces caractères arrivent toujours par hasard. Aujourd’hui, nous savons qu’il se trompait sur tous ces points. Eh bien, il avait le droit de se tromper, n’est-ce pas, il avait le droit de ne pas tout savoir, comme tout un chacun. La question est : pourquoi nous, Terriens du vingt-et-unième siècle continuons à faire comme si de rien n’était et continuons à enseigner la théorie de Darwin, rebaptisée parfois néodarwinisme, comme si c’était vérité d’Évangile ?

Eh bien justement parce que c’est ça : le dogme hasard est devenu vérité d’Évangile.

Un article de ma part centré plus précisément sur la théorie de Darwin et ses limites : ici.

dimanche 23 mars 2025

Dans le jardin d’Eden : récit de l’origine du mal, première partie

 



     L’épisode décrit dans la Genèse qui se situe dans le jardin d’Eden est sans doute le mythe le plus riche de l’histoire humaine. L’auteur inconnu, juif, a repris d’autres légendes ou mythes plus anciens en leur ajoutant du sien, méthode de création des plus traditionnelles (et des plus fécondes, ajouterons-nous). Pour tout être un peu objectif, il s’agit clairement d’une histoire allégorique, d’un récit merveilleux, d’une légende, d’une fiction — et certainement pas le rapport, même de deuxième ou troisième main, d’un événement réellement observé ou vécu. Tous les personnages et tous les lieux dont parle la Genèse sont des métaphores, des symboles. Certains sont clairement donnés comme tel, par exemple l’arbre fruitier au centre du jardin, dit de la connaissance. D’autres sont à peine plus voilés, comme le serpent descendant de l’arbre, que l’on identifie en Occident en accord avec l’auteur juif, comme étant Satan. Il est donc tout à fait remarquable (et on ne le remarque pas assez) que l’objet de tentation que Satan propose à Hawwah, la première vraie femme selon Genèse, et donc premier vrai échantillon d’Homme, est le fruit de l’arbre de la connaissance.

Tout ce que je viens d’affirmer est aussi indiscutable que des axiomes mathématiques et je ne perdrai donc pas mon temps à le discuter.

Plutôt que de chercher les racines ou les causes de ce mythe qui se perdent dans la nuit des temps, je parlerai de ses objectifs ou, plus particulièrement, de l’un d’entre eux.

L’un des problèmes le plus difficiles, ou en tout cas qui a le plus fait couler d’encre depuis que l’Homme est l’Homme, (et c’est précisément le moment dont parle le récit dans le jardin d’Eden) est celui du mal, plus exactement celui de son origine. Comment d’un être bon et parfait (Dieu ou quel que soit le nom qui lui soit donné) et de sa création peut-on aboutir à une créature partiellement maléfique comme l’Homme ? Je ne crois pas qu’il soit nécessaire de prouver cette dernière affirmation tant les exemples abondent. En somme, voici la suite logique impossible à concilier : Dieu est bon, Dieu a fait l’Homme, l’Homme est mauvais.

C’est exactement ce que décrit le récit de la Genèse et son but ou au moins le principal est d’expliciter ce mystère, cet énigme apparemment sans réponse satisfaisante possible. Pourquoi Dieu aurait-il créé un être qui tend comme par une aspiration irrésistible, vers le mal ?

Notons tout d’abord que la question n’existe que si, premièrement, vous croyez en Dieu, deuxièmement, que vous croyez que Dieu est bon (il s’agit en effet ici non pas cette fois d’axiomes mais d’objets de croyance ou de foi). Si vous êtes athée, ou même si vous êtes polythéiste, le problème disparaît. Siddhârta Sakyamuni par exemple (et quel exemple plus emblématique pourrait-on donner ?) n’a que faire de cette question. Le diable ou Satan (ou quel que soit le nom que vous voulez lui donner) ne lui est d’aucune utilité ; en effet, il ne croit pas en Dieu (ou aux dieux) et sûrement pas en sa bonté. Il n’a donc nullement besoin d’un personnage tiers pour détourner la paternité du mal du Créateur soi-même.

Tel est en effet une des deux réponses possibles au problème du mal, selon le point de vue du croyant en un dieu unique et bon. Le mal n’est pas la création, même indirecte de Dieu mais d’une autre créature de nature spirituelle antagoniste à dieu, nommée (parfois, en certains lieux et certaines époques) Satan. Certains de ces croyants vont même plus loin et estiment que l’Homme n’est pas la création de Dieu mais de Satan, le diable, l’esprit du mal. Ce n’est toutefois pas l’explication qui a convaincu le plus de monde jusqu’à ce jour. Cela donne en effet une vison outrageusement noire et dirions-nous manichéenne de l’Homme. Comme nous avons maints exemples de la méchanceté de l’Homme, nous avons aussi maints exemples de sa bonté, ou au minimum de sa bonne volonté.

L’explication la plus souvent retenue, et qui est celle apparemment de l’auteur anonyme de la Genèse (non, ce n’est pas Moïse), est que Satan a empoisonné le cœur de l’Homme (en l’occurrence d’une femme prénommée Hawwah). Le mal aurait donc pour origine Satan, le diable, etc.

Cette explication a pour seul mérite et pour seul objectif, non pas de dédouaner l’Homme comme certains le croient, mais de dédouaner Dieu de toute responsabilité pour le mal qui est en l’Homme. Cet essai de justification n’est pas réservé aux juifs (croyants) ou aux chrétiens. Une variante peut être trouvée chez les anciens Perses qui pensaient qu’il y avait un dieu unique Ahura Mazda, le dieu de la lumière (et du feu) et son antagoniste le démon appelé Ahriman. Disons-le, cette explication est faible dans le sens qu’il n’est pas facile de comprendre d’où sort ce Satan, cet Ahruman, si Dieu est unique et créateur de toutes choses. Cela ne fait que repousser le problème. L’hypothèse la plus probable et la plus simple selon moi est donc que Satan, le diable, Ahriman ou quel que soit le nom qui lui est donné, est en fait une création de l’Homme, ou plus précisément une déduction inéluctable de nos facultés de raisonnement. Ce personnage factice est bien pratique puisqu’il sert d’alibi à Dieu dans le procès qui lui est régulièrement intenté et pas seulement par des athées (dernier cas, peu rare, qui d’ailleurs est le comble de l’absurdité).

Une autre tentative d’explication est que Dieu, même si unique, est en fait double. Et on obtient alors le Jupiter à deux faces, Janus ou le Dieu unique mais double de certaines églises ou sectes hérétiques chrétiennes qui pensent que Satan n’est que la facette sombre de la divinité. En somme ou aurait un Dieu schizophrène. Cette croyance est illustrée par exemple dans un conte de Dino Buzzati où l’on voit d’abord Dieu dans son palais céleste gérer les affaires courantes, puis se changer, prendre un ascenseur vers les profondeurs obscures et en ressortir dans le costume sombre de Satan, maître des enfers. Dans cette vision, non seulement l’Homme serait la création de l’esprit des ténèbres mais aussi le monde charnel, c’est-à-dire l’univers entier pour ce que la science en sait. Comme je l’ai dit, cette explication a eu un succès très mitigé.

Néanmoins, le récit du jardin d’Eden est plus riche et plus mystérieux que ça.

Il est vraiment nécessaire de se rappeler que ce récit a des racines plus anciennes que l’auteur juif. C’est en tout cas le verdict des historiens de la Bible et je ne vois aucune raison de ne pas les suivre sur ce point tant les similarités avec d’autres mythes fondateurs d’autres civilisations, parfois très proches, parfois beaucoup plus lointaines dans le temps et dans l’espace, sont évidentes.

Il est aussi nécessaire de se souvenir que ce récit est très ancien, très loin de nous autres, hommes modernes.

Il est donc tout à fait possible, soit que nous nous soyons trompés dans l’interprétation de ce récit soit que l’auteur lui-même, le juif anonyme, se soit trompé dessus en l’écrivant. Un texte aussi plein de symboles et de poésie est particulièrement propice à ce genre de confusions. Car si certains symboles sont à peu près universels, comme le blanc symbole du jour ou de la lumière (mais sûrement pas de la chaleur) ou le courant d’une rivière comme le passage du temps, d’autres ont des sens plus limités géographiquement. Ainsi, le serpent, chez les juifs et chez nous autres est un symbole de perfidie, de duplicité, bref d’un esprit méchant. Mais ce n’était pas le cas (et ça ne l’est toujours pas, je suppose) chez d’autres peuples, comme les Indiens. On a une illustration flagrante de ce travestissement du sens dans le film de Disney Le livre de la Jungle qui fait de Kaa, le serpent python, un être veule, abject et perfide alors que dans la version originale de Kipling inspiré par les légendes hindoues, Kaa, est en réalité un personnage incarnant la sagesse et l’expérience. Ainsi donc, et je reviens maintenant à mon point de départ, il est tout à fait possible que l’auteur juif ait pris, volontairement ou non, un personnage originellement positif ou neutre pour un personnage négatif. Et on a bien un sérieux indice de cette transformation. Car le fruit que le serpent fait goûter à Hawwah est celui de l’arbre de la connaissance. En quoi est-ce négatif ?

Dans le récit de l’auteur juif, le fruit de cet arbre est dit « défendu ». Mais le moins qu’on puisse dire est qu’il n’est guère défendu dans les faits ; cette interdiction est aussi suspecte que la défense faite à la femme de Barbe Bleue de ne pas ouvrir une certaine porte alors même que son mari lui remet la clef. Enfin, la contradiction évidente vient peut-être tout simplement du fait d’une « erreur » d’interprétation : peut-être que le fruit n’était pas défendu mais dangereux, ce qui est un concept très différent.

Pour ce qui est du nom de l’arbre, le terme de « connaissance » doit être pris dans son acception la plus large, à savoir celle de la conscience. Ce que le serpent montre à Hawwah, ce n’est pas qu’elle est nue mais quelle est, tout simplement. Et que le monde autour d’elle est. À partir de ce jour, plus rien ne sera pareil pour elle et Ha-adam. Ils savent maintenant qu’ils sont, que le monde est, que les choses et les êtres naissent et meurent. Est-ce un mal ? Chacun répondra selon son cœur à la question. Mais il est certain que cette connaissance est risquée, porteuse de bien des peines. Les deux amants sont donc à ce moment-même, allégoriquement parlant, chassés du paradis terrestre.

Dans ce cas me direz-vous, qui est le serpent ? Eh bien de toute évidence une manifestation de Dieu. Car il était dans le Plan qu’Hawwah, ou un autre qui n’a pas laissé de nom, goûte au fruit de l’arbre de la connaissance, quelles qu’en soient les conséquences.

 

Ce petit article doit être lu comme une introduction au vaste problème de l’origine du mal et de sa nature fondamentale. En effet, je montrerai dans une prochaine partie que si on connaît l’origine du mal, on connaît aussi sa nature. J’ai déjà tracé ici-même une piste très claire de ce que sera la continuité de cette réflexion et où elle nous emmènera. À ce propos, j’ai écrit il y a de cela bien longtemps un très bref poème, sorte de Haïku si vous voulez, que voici :

Créature hybride

Mi-bête, mi-sylphide

L’Homme est le serpent à la pensée bifide.


Pour finir, un mot sur l’illustration qui sert à orner cet article. C’est un de mes premiers dessins, du moins un des premiers que j’ai conservés malgré quelques défauts flagrants, et que j’ai même inclus dans mon premier "livre d’images", qui est aussi probablement mon meilleur, Scènes d’amour, que vous pouvez trouver à très petit prix en version kindle ici. La scène est effectivement inspirée du récit biblique situé dans le jardin d’Eden. Au départ, j’avais eu l’idée peut-être excessivement baroque de donner à Hawwah un long cou de serpent, indiquant une fusion physique et métaphysique entre les deux personnages. Le résultat graphique étant assez monstrueux, plus dans la lignée de The Thing que d’une scène biblique, je suis finalement revenu à une description plus traditionnelle de la légendaire première femme et mère de l’humanité. Mais on peut retrouver dans le cou quelque peu trop long du personnage un vestige de cette première version. L’autre personnage est bien sûr le futur compagnon d’Hawwah, Ha-adam. Il est accroupi, quelque peu bestial, et plus bas que sa très désirable compagne car il n’a pas encore goûté au fruit de l’arbre de la connaissance contrairement à elle. La tête de lion cachée dans la cascade a bien sûr la même signification métaphorique que le lion blanc Aslan du Monde de Narnia (dont je n’ai lu que quelques paragraphes, cela dit). Le dessin est une aquarelle en noir et blanc, une de mes spécialités incontestée, mais avec au moins deux noirs différents, du noir de bougie et du noir d’ivoire, peut-être même un peu de gris de Payne, un gris très sombre à reflet bleuté.

Autre article de ma part ayant pour sujet un personnage biblique: ici.

dimanche 31 mars 2024

La chute fatale des démocraties

    Aujourd’hui, je vais commettre un nouvel acte de barbarie impensable aux dépends de mes concitoyens. Je vais en effet m’attaquer à l’un des derniers bastions de la foi occidentale : leur conviction de la supériorité intrinsèque de notre démocratie sur tout autre système. Cet article de foi a été synthétisé agréablement à l’oreille par Churchill, si du moins on en croit les ragots, sous cette forme : « La démocratie est le pire des systèmes politiques à l’exception de tous les autres ». Vous remarquerez que ce n’est qu’une manière humoristique d’affirmer que la démocratie est le meilleur des systèmes, relativement à tous les autres. Cette idée est si fortement ancrée dans nos populations et plus encore parmi nos "élites" que certaines d’entre elles ont même parlé de « la fin de l’Histoire », tant nous voyons notre démocratie comme l’aboutissement ultime de la politique, de toute civilisation. Ce principe de base n’est pour ainsi dire jamais discuté, encore moins remis en question, où s’il l’est comme ici, c’est dans les souterrains, les marges lointaines et louches de la société. Ou encore, il est critiqué par des royalistes qui pensent que leur système est intrinsèquement meilleur que tous les autres, ce qui n’est certes pas le point de vue que je défends. Mon idée ici n’est pas de montrer que la démocratie est pire que les autres systèmes mais qu’elle n’est pas moins pire, si j’ose dire, au minimum dans la pratique et probablement même en théorie. Ce n’est pas une nuance, c’est une différence de fond.

    Ne vous inquiétez pas, je ne vais pas me lancer dans une thèse académique en trois partie et cinquante pages. Comme d’habitude, je vais juste souligner quelques points forts qui devraient donner matière à réflexion, particulièrement en cette époque très dangereuse que nous vivons, où les frontières du bien et du mal, où les valeurs humaines sont redéfinies par le fait que votre nation est pourvue d’un système démocratique ou non. Ce nouveau manichéisme est en plein essor en ce moment : vous l’entendez sans cesse martelé sous diverses formes, de moins en moins subtiles : Il y a le bon Américain (Américain est ici synonyme bizarrement de Nord-Américain, en excluant bien sûr les Mexicains), le bon Européen, mais le méchant Chinois, le méchant Russe, le méchant Iranien, le méchant Africain du Sahel qui préfère les méchants Chinois et les méchants Russes aux bons occidentaux, etc.

    Dans la courte discussion qui suit, j’opposerai par simplification à la démocratie le système opposé, autocratique, où je range pêle-mêle dictature, royauté, ploutocratie, en fait tous les systèmes où les pouvoirs en place ne font pas l’objet d’élections au suffrage (à peu près) universel. Je ne veux bien sûr pas dire qu’il n’existe pas de différences importantes entre ces divers systèmes non démocratiques mais qu’elles n’ont pas vraiment d’incidence sur l’argumentation présentée ici. 

    D’abord, je dirai que ce qui se passe dans nos pays d’Europe occidentale (je mets pour l’instant les USA de côté), à savoir l’effondrement en cours de ses structures mêmes, n’est pas un accident de parcours, une sorte d’aléa imprévisible comme l’arrivée d’une météorite. Ce n’est pas non plus une sortie de route mais le point obligé où mène cette route, ou disons ces routes. Je dirai également que ce n’est pas davantage de la faute d’un défaut spécifique à notre démocratie, qui est la cause de cet effondrement. En gros, je me garderai bien d’appliquer à nos démocraties le célèbre argument des marxistes qui veut que toutes les expériences socialistes ont échoué parce que ce n’était pas vraiment du socialisme, le vrai socialisme dont ils rêvent. En fait, l’échec des gouvernements vraiment socialistes peut être prédit par les mêmes causes que l’échec final des démocraties. Sur le papier, en théorie, la démocratie avec suffrage universel (c’est la forme de démocratie dont je m’occupe ici et je ne le répéterai plus) est incontestablement le meilleur système, le plus attirant, le plus juste, celui qui satisfait le mieux les différents critères de l’humanisme éclairé. Cependant, pour que ce système soit vertueux, c’est-à-dire s’améliore au fil du temps au lieu de se détériorer, il y a au minimum une condition préalable : c’est que le corps électoral ne soit pas moins éclairé que ceux qu’il élit au pouvoir. Or, il est évident que ça ne peut pas être le cas au départ. L’espoir des démocrates est donc que ce corps électoral, le peuple pour appeler les choses par leur nom, accède à force d’éducation à ces lumières au fil des années, des décennies, des siècles. Pourtant, c’est ce phénomène vertueux qui ne s’enclenche jamais et qui ne peut pas s’enclencher. C’est encore un problème du type de la poule et de l’œuf, insoluble : qui commence le premier ? Le peuple ne peut accéder à ces lumières supérieures, pas par la faute de son QI insuffisant, mais parce que l’enseignement qui lui est donné est fautif, biaisé dès le départ. Dès le départ, on ne lui donne pas les bonnes informations, celles qui comptent vraiment. Oh, il pourra être docteur, mathématicien, professeur, peu importe, car il est élevé dans l’ignorance de certaines informations essentielles. Et pourquoi n’a-t-il pas accès à ces informations ? Pas parce qu’elles n’existent pas, non, mais parce que ces informations le dresseraient contre ceux même pour qui il vote et doit continuer de voter. En démocratie, les gens qui ont le pouvoir se rendent très vite compte que leur élection ou réélection est impossible s’ils partagent leurs informations sur la situation réelle du pays, vérités généralement impopulaires dans un premier temps (et c’est le seul temps qui compte pour le politicien en démocratie). Donc, au lieu de chercher à élever le peuple à leur niveau de compréhension, ce qui leur serait fatal, ils se mettent au niveau du peuple. Ils amorcent ainsi le cycle pernicieux qui vous fait descendre la pente en tant que collectif au lieu de la monter. Et donc, et surtout, ils apprennent à mentir. D’abord en creux puis en plein. Quand le mensonge devient positif, on peut prédire que la fin du système est proche. Eh bien nous y sommes en plein dedans. 

    Le politicien en général, mais de façon bien plus accusée en démocratie, est fondamentalement un propagandiste. J’ai écrit sur la propagande un article qui mérite d’être lu, ici ; je ne vais donc pas rentrer à nouveau dans les détails, mais disons de façon succincte que la propagande est un autre mot pour publicité comparative. Ne nous trompons pas, la propagande est un outil obligatoire pour n’importe quel gouvernement. Le problème est qu’il y a de la bonne propagande et de la mauvaise. La meilleure propagande, à moyen et long terme, est celle qui souligne les forces réelles du pays et accuse les faiblesses réelles de l’adversaire ou du concurrent (du partenaire comme dirait Poutine) sans rien y ajouter. Une forme de propagande déjà dégradée est celle qui exagère ses propres forces, quoique réelles, et exagère les faiblesses du concurrent, quoique réelles. Enfin, le stade ultime de la propagande, stade où nous sommes arrivés en Occident, tout spécialement en Europe, est l’inversion des forces et des faiblesses, le mensonge patenté. En gros, on observe dans ce cas de propagande une projection de nos faiblesses réelles vers l’adversaire et on se pare des forces de ce même adversaire. Cela peut marcher. En fait il a été démontré que cela fonctionne très bien… à court terme. On a eu un magnifique exemple de ce type de propagande récemment, un vrai cas d’école (mais qui ne sera probablement jamais au programme de la nôtre, ou alors dans un siècle) qui est le covid. Qui pourrait nier que ça a marché ? Parce que vous faites partie comme moi des 10% qui ont résisté ? La belle blague ! Le but du propagandiste est plus qu’atteint lorsque vous avez converti 90% de la société à vos mensonges, que cette conversion soit fervente ou passive, peu lui chaut. Néanmoins, ce bon effet ne dure pas, comme on le voit pour le covid. Et il ne peut pas durer car sans cesse, ce type de propagande, ces mensonges pour l’appeler par son nom, se verront contredits par les faits, par la réalité. Et naturellement, on assiste au bout de quelques mois ou quelques années à ce spectacle inévitable des rats quittant le navire, puis de l’équipage puis du capitaine.

    Je résume donc mon point central : c’est parce que les politiciens en démocratie sont obligés de mentir à leurs électeurs, et à mentir de plus en plus au fil du temps, que la démocratie est assurée de se corrompre et d’échouer au final. Et les politiciens sont obligés de mentir et de prendre les mauvaises décisions en connaissance de cause parce que leur population d’électeurs ne peut avoir la lucidité nécessaire pour les pousser dans la bonne direction. Le mensonge des uns entraîne l’ignorance des autres qui entraîne les mauvaises décisions des premiers et ainsi de suite. C’est le serpent qui se mord la queue, c’est ce qu’on appelle un cercle vicieux. Et c’est pourquoi ce système est condamné à long ou très long terme, selon ce qu’on entend par long.

    Est-ce que je suis en train de prêcher ici pour un système différent, dit « autoritaire » par exemple ? Absolument pas. La démocratie a ses mérites et peut être la solution à certains endroits à certains moments. En fait, ma pensée est que tous les systèmes politiques, quels qu’ils soient, en tout cas tous ceux qui ont été essayés, ont en leur sein leur erreur fatale. Mon but est de montrer que notre prétendue supériorité est factice, repose sur du sable. 

    Bien que mon point principal soit achevé, je terminerai par deux dernières remarques, étroitement liées. La première est le lieu commun en Occident que les pays non démocratiques sont systématiquement corrompus, de la base jusqu’au sommet. Et pour illustrer leur point, cette sorte de penseurs note le nombre apparemment anormal de procès pour corruption qu’on trouve dans des pays comme la Chine ou la Russie, suivis généralement de l’élimination de l’accusé reconnu coupable (et ils ne mettent pas en doute la réalité de l’accusation). Apparemment, ils ne sont pas sensibles à la contradiction contenue dans leur propos. L’élimination des « fameux oligarques russes » (plutôt de l’histoire ancienne aujourd’hui) ou des magnats chinois peut impressionner défavorablement par leur méthode mais le but est bien de combattre la corruption jusqu'au sommet de la pyramide. Il faut comprendre que dans l’esprit des dirigeants russes ou chinois, et à juste titre, la corruption ne se limite pas à la prise de pots de vin, à tromper le fisc ou à escroquer la population ; elle commence quand votre entreprise se met directement en travers de l’intérêt du peuple dans son ensemble ; très clairement donc, une entreprise ou en fait un parti politique qui travaille contre les intérêts du pays et pire parfois pour les intérêts d’un autre, très généralement hostile (suivez mon regard), risque fort de se retrouver sur le banc des accusés. Si nous appliquions cette règle saine dans nos pays, nous découvririons que bien des politiciens ou chefs de très grosses entreprises sont corrompus. Je veux bien croire qu’on ne leur mettrait pas une balle dans la tête comme les Chinois ou les expédierait prendre l’air en Sibérie mais il y a bien d’autres sentences possibles, à commencer par leur enlever tous les avantages financiers indus qu’ils ont pris par le fait même de cette corruption et les exclure de toutes responsabilités importantes futures (personnellement, je ne serais pas contre l'exil: c'est plus simple). En second, il est inexact de postuler qu’un système non démocratique est forcément autoritaire. Est-ce qu’un système est autoritaire quand les trois quarts ou plus de la population adhèrent à ce système, à son gouvernement ? Êtes-vous vraiment sûr que la Chine actuelle est plus autoritaire que nos pays ? Il faudrait demander l’avis aux Chinois, non ? Eh bien l’avis d’au moins quatre-vingt pour cent des Chinois et de tous ceux que j’ai pu rencontrer sans exception est qu’ils sont dans l’ensemble, malgré les difficultés, bien gouvernés. Vous vous dites : c’est parce qu’on leur a lessivé le cerveau. Pourquoi ? Pourquoi cela vous étonne que huit cent millions de personnes qui ont été tirées de la grande pauvreté régnant encore dans les années 80 jusqu’à un niveau de vie comparable au nôtre (et bientôt supérieur sans doute si ce n’est déjà fait), plus leurs enfants, éprouvent une forme de gratitude envers leurs gouvernants, ou au minimum du respect ? Mon avis est que s’ils avaient le droit de voter pour des candidats différents, ils voteraient quand même massivement pour Xi, ou un autre représentant du PCC, et de bon cœur. Pourquoi vous étonner que le peuple russe vote à 86 % pour Poutine ? Tous les sondages depuis des années, je parle des sondages réalisés par diverses officines sponsorisées par l’Occident (les USA pour être clair) n’ont cessé de rapporter ce type de chiffres absolument désolant pour leurs commanditaires. Les Russes dans leur très grande majorité votent pour Poutine parce que leurs conditions de vie se sont améliorées lors du dernier quart de siècle et qu’ils trouvent que le capitaine et l’équipage à la barre de cet énorme paquebot sont raisonnablement compétents, honnêtes et surtout fiables. Mais qui ici vote de bon cœur pour Macron ou un de ses semblables ? Dix pour cent, peut-être bien… curieux effet de notre belle démocratie, n’est-ce pas ?

Bon, voilà qui devrait suffire à vos réflexions pour la journée.

Salut.

(Le libellé précis de cet article devrait être "politique" mais puisque c'est devenu un mot qui pue dans notre partie du monde, je ne l'emploierais pas).


samedi 22 avril 2023

À quoi servent les poètes ?

La poésie est-elle seulement encore possible après Auschwitz ?

Cette question a été posée par le philosophe-musicien Adorno, un Allemand évidement malgré le patronyme corse. Il ne s’agit pas de simple rhétorique. On peut toujours écrire de la poésie, et de fait il s’en écrit des kilos ; mais peut-on encore la lire ? Peut-on en accepter l’idée-même ? Si la poésie est fondamentalement le dévoilement de la beauté cachée du monde, comment la concilier avec la révélation de l’horreur sans fond et du chaos pré-apocalyptique qui sont les signatures indélébiles du vingtième siècle ?

En fait, la question est plus large : est-il encore possible après les divers massacres du siècle précédent de faire de l’art, du grand art, celui qui cherche à s’abstraire des contingences, des basses comme des courtes visées ? En effet, on peut affirmer que la poésie est l’essence-même de ce type d’art.

Une façon très simple et très facile de répondre à la question est d’être factuel : depuis les grands charniers du vingtième siècle, il se fait encore et toujours de l’art, du grand art même, et donc la réponse est oui. Chacun trouvera les exemples de son choix. Personnellement, je citerai Messiaen dans son camp de concentration, Bougalkov toujours au bord du goulag, Céline (pour son Casse-Pipe), Schostakovitch, Thom Yorke, Robert Wyatt, Christian Vander, Sergueï Bondartchouk, Kurosawa, Souleymane Cissé pour son Yeelen (La lumière), Elem Klimov (en particulier son ultime film Idy y smotry (Venez et voyez)) le film Blade Runner ou même la série populaire des années 2000 Battlestar Galactica comme des preuves parmi d’autres de cette affirmation. Quel que soit l’art où cette poésie s’est exercée, on s’aperçoit qu’elle a intégré sans difficulté apparente l’horreur sans fond et le chaos dont je parlais plus haut. Pas plus que le mal, la poésie, la beauté, n’ont de limites. Et allons encore un peu plus loin, plus l’humanité aveugle explore les abysses sans fond du mal, plus la poésie qui s’en exhale s’élève vers les cieux, ainsi que son parfum ineffable, comme dans un balancier parfaitement réglé. 

Le but ultime de l’Arch-Ennemi — appelons-le Grand Satan par exemple — est de casser l’esprit saint, de casser tout ce qui a du sens, de briser l’image-même de la beauté et de la justice que nous portons au fond du cœur, d’arracher tout espoir, toute foi, toute confiance en la bonté du Créateur, si tant est même qu’on croit en un Créateur. Ce grand œuvre de démolition a été presque achevé au siècle dernier, dans son application rigoureuse du moins, car la théorie remonte au siècle précédent avec les grands estropiés de l’âme que sont Darwin, Nietzsche, Marx, Freud, les quatre évangélistes du renversement des valeurs. Le fait que trois de ces quatre-là soient issus de la sphère d’influence germanique est anecdotique ; il se trouve simplement que les Allemands de cette époque avaient un don pour explorer les idées abstraites supérieur aux autres. Ces idées en réalité étaient présentes partout à la pelle, au moins dans le monde occidental ; il suffisait de les ramasser. Car il faut de grands hommes pour exprimer et faire accepter les doctrines d’un nouveau paradigme, même si elles sont essentiellement fausses, mesquines, terriblement incomplètes.

La poésie peut se retrouver partout, y compris dans les domaines les moins suspects, comme les sciences ou la comptabilité mathématique. Car elle s’adresse à l’âme tout entière. Les estropiés de l’âme ne s’adressent qu’à certaines de ses manifestations les plus facilement corruptibles, dont la première de toutes est la raison. On peut tout faire dire et tout faire faire par l’entremise de la raison quand elle n’est plus soutenue par les autres facultés, en particulier le sens inné du bien et du mal. Cela s’est fait depuis toujours et continuera à se faire tant que l’Homme existera.

L’œuvre de démolition a été presque parachevée. Presque est le mot le plus important dans la dernière phrase. On s’apercevra plus tard, bien plus tard, que cette résistance sur le fil a une grosse dette envers les poètes, la sorte de grands hommes dont je parle plus bas, la plus naturellement rétive aux pièges et extorsions monstrueuses de la raison.


C’était la théorie, voici la partie pratique pour ainsi dire.


À quoi servent les grands hommes ?


Il était assis à sa table, accoudé,

L’artiste, et semblait se demander

S’il devait appuyer sur le front

Ou sur le cœur son double canon.

« Ça n’va pas bien, m’sieur ? lui ai-je dit

(C’est qu’il n’y avait rien d’inédit).

Il m’a dévisagé l’air chagrin,

Toujours muet, avec ses yeux de chien.

Pauvre bonhomme. Il semblait bien bas.

Enfin sa voix résonna comme un glas :

« Je suis un ver. J’ai raté ma vie,

Je viens de rater ma mort aussi.

Du commencement jusqu’à la fin,

Docteur, j’ai manqué à mon destin.

— Balivernes ! Vous êtes brillant !

— Disons que je suis un ver luisant.

Mes chefs d’œuvre n’ont servi de rien,

Mon exil étrange encore moins :

Le monde n’a pas changé d’un fil

Et l’Homme est toujours aussi futil.

Mes plus beaux vers sont sus de trois snobs

Qui les replacent entre deux robes.

Mon sacrifice extraordinaire ?...

Les malins se rient de ces manières.

À quoi servent alors les grands hommes ?

Puisque le monde, jamais, en somme,

Ne va au mieux mais toujours au pis ?

Ne sommes-nous que de beaux esprits

Comme ils disent, vains sémaphores,

Épouvantails impuissants au bord 

De la voie, où fonce dans la nuit

L’énorme train d’acier et de bruit ?

Quelle est notre fonction dans la vie

Puisque rien ne freine ou ne dévie

Le monstre en sa folle cavalcade ?

Si les génies, les plus grands alcades,

Les savants chercheurs de théorèmes,

Les saints hommes, le Messie lui-même,

N’ont pu stopper ce dévoreur d’âmes,

Pourquoi ne pas sortir de ce drame

Par une porte ou bien par une autre,

Par celle dont cette arme est l’apôtre

Ou par le silence des cavernes.

— Et moi je répète : balivernes !

— Non docteur, je suis bien résolu

Et cette fois vous ne m’aurez plus.

Vos arguties ne sont plus de mise,

Ma décision est belle et bien prise :

Je me retire au loin, j’en termine

Avec un monde qui m’abomine.

— Si ça vous plait, poussez la gâchette

Mais pourquoi m’inviter à c’te fête ?

— Il est dur d’être seul à cette heure

Et c’est vous que j’ai choisi, docteur,

En tant que vieux routier de la mort,

Avant de voir l’envers du décor.

— Si c’est vot’ dernière volonté…

— Il est vrai que d’un autre côté,

Je ressens quelque chose d’immense,

Telle une interminable naissance,

Quelque chose de plus inarrêtable

Que les saisons, de plus malléable

Que l’or, mais plus indestructible

Que le dur métal qu’on passe au crible,

Quelque chose qui monte sans cesse

Et qui ne va jamais à la baisse :

Ce quelque chose est la conscience.

Par-delà le temps et les distances,

Au-dessus des charniers, des décombres,

Des violences et des viols sans nombre,

De l’injustice institutionnelle,

Des accaparements criminels,

De ceux-là qui ont plutôt que d’être — 

Gardiens de l’or, d’un temple ou des lettres — 

Des anciens et des nouveaux mensonges,

D’actes si fous qu’on croirait un songe,

De rêves morts avant d’être nés,

De lacs noirs, de plaines calcinées,

Elle s’accumule en lourds présages

Silencieux, comme des nuées d’orage,

Elle plane dans quelques hauteurs

Attendant l’éclair libérateur.

Car en ce monde rien ne se perd,

Pas plus la pensée que la matière.

Mais elle vole de l’un à l’autre,

Délaisse une nation pour une autre,

Passe de l’Égypte à Israël,

Va chez Hugo après Ezéchiel,

Visite la vierge et le vieillard,

Le preux, l’austère ou le paillard,

L’astronome à la suite du prêtre

Et plus jamais ne peut disparaître

Et toujours change en s’élargissant.

Et si le grand homme était le point

Où les idées en l’air trouvent leur joint,

Où de la masse émerge le sens,

Où les songes flous se font conscience

Où la conscience devient lumière !?

Oui, les grands hommes, rois solitaires,

Portent haut ce poids sombre et radieux

Qui rapprochent les hommes de Dieu

Et leur redonnent le goût enfoui

Du bien, du beau, du vrai, de l’inouï !


dimanche 5 mars 2023

Une histoire abrégée du Christ et de ce qui suivit

 

Le Nouveau-né de Georges de la Tour, sans auréoles et autres artifices

Remarque préliminaire : cet article est la première véritable incursion que je fais dans un terrain miné, objet d’une guerre féroce, l’histoire des religions (et l'histoire tout court mais plus intensément ici qu'ailleurs), et plus précisément de leurs grands enseignants, terrain où je ne me suis pour l’heure engagé que lors de brèves digressions dans des articles qui par ailleurs traitaient de tout autre chose.


Première partie : Yeshua


J’appellerai par son nom charnel, juif, donné par ses parents, celui qu’on appelle le Christ mais qui n’a jamais été appelé ainsi de son vivant, sauf en une ou deux occasions répertoriées. Je l’appellerai donc Yeshua.

La mère de Yeshua, Mariam, était fiancée à un homme à coup sûr plus âgé et probablement plus riche, comme c’était la tradition alors, quand elle tomba enceinte de son premier enfant qui devait porter le nom de Yeshua. Ils n’avaient pas eu encore de rapports sexuels et il lui fut donc difficile d’expliquer à Yosseph, le fiancé, comment la chose était arrivée. Avait-elle été séduite et fécondée par un beau parleur, avait-elle commis une erreur de jeunesse, comme cela arrive aux jeunes filles inexpérimentées ? Avait-elle été violée par un agresseur ? Les auteurs ne le disent pas. Quoiqu’il en soit, le dénommé Joseph devait être assez amoureux de l’imprudente car il ne brisa pas son serment et l’épousa malgré l’enfant à naître de père inconnu.

Yeshua naquit dans la ville de ses parents, Nazareth, en Galilée, ou peut-être lors d’un voyage en Palestine, à Bethléem. Rien de particulier n’est à relever à cette occasion. L’accouchement se déroula sans doute assez bien car Mariam eut encore plusieurs fils, dont Joseph et Jacques, et plusieurs filles dont on ignore les noms, après son aîné.

Rien non plus n’a été signalé de significatif dans sa jeunesse, annonçant l’homme qu’il deviendrait, jusqu’à ce que Yeshua atteigne une trentaine d’années (les auteurs ne fournissent pas plus de précisions). Mais on sait qu’à cet âge, il traversa une grande crise intérieure dont il sortit convaincu que son propre peuple, le peuple élu de Dieu, s’en était en réalité éloigné. Tout son enseignement visera à redresser la vision de Dieu qu’en avaient ses compatriotes aveuglés par les faux prophètes et les guides médiocres ou corrompus. Et quel enseignement est plus fort que celui qui se fait par l’exemple ? Il devint donc pour un temps imparti l'image incarnée de Dieu, quoique de chair et d’os, malgré toutes les contraintes et limitations que cela implique, et le resta jusqu’à sa mort, même lorsqu’il connut l’abîme du doute et qu’il prononça une de ses paroles les plus célèbres : « Père, Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? » On pourrait croire que ceci est la preuve de son imperfection ; au contraire, la perfection voulait qu’il prononçât ces paroles précisément à cet instant et dans ces circonstances épouvantables. Son enseignement consista à rendre visible ce qui était invisible, dicible ce qui était indicible, sensible ce qui était impalpable.

L’enseignement de Yeshua est le contraire de la sagesse humaine, essentiellement pratique, car cette sagesse-là ne fait pas naître la foi dans le cœur de l’homme et il avait besoin que beaucoup d'autres aient foi en lui, « une foi capable de déplacer les montagnes » pour accomplir sa tâche prodigieuse. L’enseignement de Yeshua n’est pas relatif, il est absolu. Il n’y a pas de juste milieu, de bon sens qui tiennent. Il n’y a pas de position valide entre le oui et le non, il n’y a de couleur entre le blanc et le noir. Sa radicalité est totale. Son enseignement pourrait se résumer (très grossièrement) à l’un de ses premiers commandements : « Soyez parfaits comme votre père dans les Cieux ». Sa radicalité ne vient pas d’un manque d’expérience, d’un manque d’humanité ou d’un idéalisme non trempé par les épreuves mais au contraire de son immense expérience et de la profondeur incommensurable de son humanité.

Yeshua s’est rendu parfait pour le Royaume de Dieu. Il sait donc que la perfection existe. Il sait que tous ses disciples sans exceptions peuvent être parfaits. Cette perfection ne durera pas, il le sait, car ce n’est pas en eux d’être parfaits jusqu’à la mort. Ce n’est en personne de rester parfait excepté lui. Aussi les met-il en garde à plusieurs reprises de ne pas désespérer quand ils trébucheront, car ils trébucheront, cela ne fait aucun doute.

Yeshua est parfait comme son Père dans les cieux mais il n’est pas Dieu, seulement son image (et c'est déjà énorme à supporter). Il ignore des choses que seul le Père sait, comme le jour et l’heure où viendra la grande tribulation. Il n’est pas bon non plus : « seul le Père est bon » rétorque-t-il à un suppliant dans une de ses paroles les plus étonnantes. En effet, seul Dieu peut donner la vie, la vie éternelle, lui ne peut que guérir et redresser ce qui a été couché, tout au plus. Il n’a pas de pouvoir en propre ; tous ses pouvoirs viennent du Père ; mais si ses disciples se rendent parfaits comme lui, le temps qu’ils le resteront, s’ils ont la foi, alors Dieu leur prêtera une force qui ne vient pas d’eux (car force et foi sont synonymes dans ce contexte). Et c’est dans ce sens qu’il est dit que Yeshua envoya ses disciples faire des miracles.

Les miracles : ce sont des guérisons inespérées et souvent abruptes : des aveugles qui revoient, des infirmes qui remarchent, des épileptiques et des déments calmés, des lépreux sans lésions, des comateux qui se raniment… L’instrument du miracle est Yeshua mais comme il le dit à maintes reprises, c’est la foi du malade qui fait la guérison. D’ailleurs il n’a même pas toujours besoin d’être présent pour que la guérison s’accomplisse. Pourquoi ont-ils tous foi en lui, une foi sans limite ? tel est le grand mystère.

Yeshua n’est pas Dieu, il le dit à plusieurs reprises, il n’est pas un ange non plus (« je suis le Fils de l’homme » ce qui exclut toute nature angélique). Il n’est pas davantage le fils de Dieu, dans le sens où ses disciples l’entendent. Un fils de Dieu, oui. Yeshua lui-même ne se qualifie jamais ainsi mais uniquement et continuellement comme « le Fils de l’homme », une de ses paroles les plus difficiles à entendre pour beaucoup, bien que je vienne une seconde plus tôt d’en expliciter le sens principal.

Son enseignement évolue : au début il affirme ne venir que pour les brebis égarées d’Israël puis il se contredit en guérissant le serviteur du centurion ou la femme cananéenne (« mais les petits chiens mangent les miettes sous la table du maître » lui fait-elle remarquer). Pourtant, il est toujours parfait. Pourquoi ? Parce que la perfection est fugitive, toujours changeante, toujours en évolution elle aussi. La perfection, c’est de dire la juste parole ou de faire l’acte adéquat à tel moment dans tel lieu devant tel public, et elle ne le serait plus dans tout autre cas. Une vérité bonne à dire aujourd’hui à l’un ne l’est pas pour l’autre et elle ne l’était pas hier et ne le sera plus demain. C’est pourquoi d’ailleurs Yeshua est le seul parfait, car il est né au bon endroit au bon moment, parmi les peuples adéquats et parce qu’environ un million d’autres facteurs se sont réunis alors pour lui permettre de devenir ce qu’il est. Et naturellement cet alignement immensément improbable de circonstances ne s’était pas produit avant et ne se reproduira plus (inutile donc de chercher le nouveau messie, le nouveau « Jésus »). La perfection étant mouvante et sans cesse annulée par le temps qui passe ou les lieux qui changent, elle ne peut être fixée. Et c’est pourquoi jamais Yeshua n’écrivit, bien qu’il sût évidemment lire et écrire, sauf une fois, quelques lettres dans le sable ou la poussière pour la femme adultère qu’il venait de sauver de ses accusatueurs, et qu’il effaça aussitôt.

La sexualité : Yeshua s’est rendu eunuque pour le royaume des cieux. Pourquoi ? La réponse est très simple. Si vous voulez être à tous, vous ne pouvez être à une. Que ce soit dans la chair ou pire encore en esprit. En vérité ce problème est le plus facile à élucider de tous ceux que je me suis permis d’élucider pour ce texte et qui semble pourtant plonger certains dans des abîmes de perplexité bien inutiles, sans parler de toute l’encre qu’il a fait couler. Quant au fait qu’il se soit fait eunuque, Yeshua était adepte des images fortes et des hyperboles. Quand la femme adultère, nue, lui est présentée pour recevoir son châtiment, il se garde bien de la regarder et griffonne les yeux tournés vers le sol ; ce n’est pas l’attitude d’un eunuque au sens littéral. « Dans le royaume de Dieu, les femmes n’auront pas de maris et les hommes n’auront pas d’épouse » est un enseignement très différent de celui du Coran (mais pas absolument inconciliable).

Après une année de mission, peut-être deux et au maximum trois — les textes ne donnent pas de durée précise — Yeshua a annoncé qu’il allait mourir sur la croix (en fait un T), livré à ses ennemis jurés, les gardiens du Temple, par l’un de ses douze disciples. Et les choses se sont produites comme il l’avait dit. Pas de miracle là-dedans : si vous êtes parfait, alors vous avez une vision parfaitement lucide de la situation ; et comme dit un proverbe très cher aux écrivains, si vous connaissez (parfaitement) le début de l’histoire, vous connaissez aussi la fin. La crucifixion était le supplice ordinaire, jugé le plus ignominieux, pour les criminels ordinaires, bandits et autres basses racailles et il pouvait être certain que les pharisiens ne lui feraient pas l’honneur de le condamner en tant que criminel extraordinaire, d’où sa précision dans les détails annoncés de sa mort. La condamnation à mort, de la façon la plus ignoble, de Yeshua était évidemment une décision politique, sans le moindre rapport avec une quelconque justice, le procès n’étant qu’un simulacre, tout cela parfaitement compris par l’occupant romain en chef (Pilate en l’occurrence) qui a toutefois donné son accord, par intérêt politique et pour le confort de sa carrière. Rien de neuf sous le soleil dirait l’Ecclésiaste : on a les mêmes aujourd’hui en surabondance de stock.

Sur la colline du Golgotha, au pied du patibulum, ce qu’on appelle maintenant, à tort, la croix, ne se trouvaient ni les frères ni les sœurs ni la mère de Yeshua. Parmi les seules pleureuses certifiées étaient Mariam de Magdala, qui était peut-être une ancienne prostituée, et Mariam, mère de Jacques et Jean, les fils du tonnerre comme les surnommait Yeshua. Aucun des onze disciples « fidèles » ne se trouvaient non plus présents, certainement de peur d’être arrêtés à leur tour. Que celui qui n’a jamais eu peur pour sa vie leur jette la première pierre.

Il reste une question toujours non élucidée à ce jour, la plus importante peut-être. Pourquoi après sa mort, si ignominieuse (si vous vous documentez pour connaître les détails réalistes des effets d’une crucifixion sur un homme, vous comprendrez pourquoi ce supplice était réservé aux plus bas criminels), pourquoi après que même ses plus proches l’aient abandonné, pourquoi tant de compatriotes de Yeshua, eux qui attendaient un messie plein de puissance et de gloire, se sont mis à croire en lui dans des nombres de plus en plus grands et dans une sorte de fièvre religieuse encore jamais atteinte ? Peut-être est-ce simplement un effet de la psyché humaine qui ne voit réellement les personnes dans leur vérité profonde que lorsqu’elles passent de vie à trépas. Mais on ne peut écarter qu’il se soit produit juste après la mort et la mise en tombeau de Yeshua un événement jugé suffisamment surnaturel par la foule pour provoquer ce regain de foi capable d’emporter tout sur son passage tel un torrent de montagne après l'orage. On dit ainsi que Yeshua aurait été vu, en chair et en os, trois jours après sa mort, et que certains auraient même mangé et bu avec lui. Je ne sais comment interpréter ces témoignages, si ce ne sont pas des légendes (on a écrit tant de légendes à propos de cet homme !). Bien sûr que je crois pas aux miracles, ces événements surnaturels étant par définition les négations même des lois de Dieu, mais qui peut dire qu'il connaît toutes les lois divines ?

Avant de mettre un point final à cette première partie, je voudrais faire une remarque.

De tous les évangiles canoniques, celui de Marc est le plus fiable. Marc est le plus naïf des évangélistes, le moins susceptibles de corriger son récit pour des motifs de bienséance, de surenchère à but publicitaire ou de politique générale. Sa description des guérisons dites « miraculeuses » sont typiques à cet égard : il dit que Yeshua frotte de salive les yeux ou autres parties atteintes du malade, détail qui ne me paraît pas avoir été inventé. Il est à noter aussi qu’il ignore tout de la naissance miraculeuse de Yeshua et que les seules mentions qu’il fait de la mère et des frères de Jésus montrent leur opposition à son enseignement ou, à tout le moins, leur complète incompréhension: ils semblent mutuellement comme des étrangers. Luc et Jean sont de meilleurs écrivains mais l’un adore broder et l’autre prête un discours important à Yeshua lors de la Cène qui est de toute évidence une pièce de sa main rassemblant diverses réflexions que lui ont inspiré la vie et l’enseignement de son ami, ce qui est bien différent d'un témoignage. Matthieu, quant à lui, est un simple compilateur de données, qui ne sait pas trier entre le grain et l’ivraie.


La seconde partie de cet article ou de ce bref essai paraîtra dans un futur proche quoique incertain. Elle traitera pour les idées principales, de la subversion politique de la parole vivante de Yeshua qui a commencé presque aussitôt après sa mort, de la corruption des évangiles eux-mêmes, canoniques ou pas, de la légende dorée qui se met en place, de la corruption des églises dites chrétiennes, toutes sans exception y compris les myriades de sectes plus ou moins obscures, plus ou moins couronnées de succès, qui se sont succédées jusqu’à ce jour, avec mention spéciale pour les experts en mariolâtrie* venus du Vatican ou d’ailleurs. Ce ne sera pas pour juger ni même critiquer (ou si peu) mais pour rappeler des faits, je dirai presque des évidences que beaucoup ont cependant une tendance invincible à oublier. Yeshua s’est toujours voulu un repère absolu, une étoile dans les cieux visible de n’importe quelle place, quel que soit votre avancement (ou votre attardement) sur le chemin qui mène aux portes du Royaume. C’est ainsi qu’il faut comprendre ses paraboles à propos du serviteur de la onzième heure et autres similaires : peu importe votre place, votre degré "ès-saintetés", car vous êtes toujours trop loin de l’étoile, trop loin de la perfection. Et la porte des étoiles peut s’ouvrir n’importe où, à n'importe quelle heure, si Dieu le veut. Les églises sont elles dans le royaume terrestre, le royaume du contingent et du relatif. Et le fait qu’il ne pouvait en être autrement ne change rien au diagnostic.


* Dixit Henri Guillemin : rendons à César ce qui appartient à César.

Autre texte de ma main, sinon de ma tête, où il est question de cet homme extraordinaire : ici.


dimanche 11 septembre 2022

Notre seuil d'incompétence (en science et ailleurs)

 Non, cet article n'est pas, pour une fois, dirigé contre nos politiques et autres demi-crétins qui nous guident, le sourire aux lèvres, vers des lendemains qui déchantent toujours un peu plus.

Je vais parler ici de notre incompétence, à nous êtres humains, l'espèce prise dans son ensemble. Et plus précisément, je vais discuter de ce seuil que nous rencontrons dans les domaines scientifiques où l'intelligence semble se heurter à un mur indépassable. Pourquoi est-il indépassable ? parce qu'il semble défier toute percée de la raison ou de la logique.

Pour illustrer mon propos, j'ai choisi une citation assez récente du livre "The miracle of the cell" (2020) du généticien Michael Denton, qui lui sert de conclusion (les précisions entre crochets sont de moi):

"... Je crois que d'autres éléments d'adéquation de la nature [pour l'apparition de la vie] seront découverts dans les décennies à venir qui révèleront finalement le sentier fatal qui mène de la chimie vers la vie. Et je crois que lorsque ce sentier sera finalement élucidé, il s'avérera extraordinaire, une des plus grandes merveilles scientifiques..."

J'ai souvent lu des professions de foi, ou de grandes espérances, venant aussi bien de scientifiques croyants qu'incroyants (tel n'est pas la question), terminant leurs ouvrages en beauté en ouvrant des perspectives radieuses sur l'avenir de la Science. Et il ne fait aucun doute que des découvertes scientifiques auront lieu, comme elles ont eu lieu dans le passé, du moins tant qu'il restera une civilisation capable de produire et d'accueillir en son sein des esprits novateurs. Je peux même admettre que si l'Homme était éternel, il pourrait théoriquement progresser indéfiniment. Néanmoins, même cette éventualité absurde ne signifie toujours pas que l'humanité, par l'intermédiaire de ses plus brillants scientifiques, pourrait franchir certains pas. Pour prendre un exemple trivial, vous pouvez vous taper la tête jusqu'à la fin de votre vie contre la Grande Muraille de Chine, elle ne reculera pas, ne disparaîtra pas et ne s'écroulera pas selon toute probabilité. D'autres exemples encore plus absolus viennent à l'esprit: ainsi selon l'équation célèbre de Einstein E = m C², il en découle que la vitesse de la lumière est inateignable et encore plus indépassable pour un objet de masse non nulle; vous pouvez faire des recherches pour briser ce mur de la lumière pendant l'éternité, vous ne le ferez pas bouger. L'infini ne veut pas dire forcément la totalité. Les nombres réels compris entre 0 et 100 sont infinis mais l'ensemble ne contient pas le nombre 101. Si vous retracez une fonction dont l'asymptote est 1 sur l'axe des x, vous avancerez avec votre doigt infiniment vers la droite, de plus en plus lentement mais sans cesse, et vous n'atteindrez pourtant jamais le chiffre 1, encore moins vous le dépasserez.

L'idée donc que la Science en progressant toujours finira par élucider  chaque mystère de l'univers est très attirante mais nullement une garantie.

Pour revenir au problème spécifique dont parle Denton, l'origine de la vie, c'est bien sûr plus complexe que mon asymptote. Denton montre dans son livre que les éléments de base constituant la vie la plus primitive, sont naturellement présents dans l'univers, que ce soit des acides aminés, les briques de base de l'ADN/ARN, ou d'autres nombreuses molécules dites organiques. Toutes peuvent et sont de fait fabriquées naturellement dans le brouet cosmique. Il montre aussi qu'au-delà de la fabrication de ces briques de base, on ne sait rien du chemin qui a pu mener jusqu'à la première cellule auto-reproductrice. Il affirme et je suis prêt à le croire, qu'aujourd'hui encore, personne n'a pu non seulement découvrir un début d'indice dans la pratique mais n'a pu même imaginer ne serait-ce qu'une vague hypothèse quant à la manière dont les choses auraient pu théoriquement se produire. Il signale à un moment du livre que le problème fondamental qui bloque les chercheurs est un paradoxe du style de la poule et de l'oeuf, c'est-à-dire un problème où l'existence d'un élément B est conditionné par l'existence antérieure d'un élément A, sauf que cet élément A est lui-même conditionné par l'existence antérieure de l'élément B. Ici, les protéines ne peuvent apparaître sans l'ARN qui code pour leur fabrication mais l'ARN ne peut exister sans les protéines. Ce type de cercles vicieux se rencontre dans d'autres domaines de la science que la biologie. 

Je suis étonné que Denton, connaissant l'existence de ce paradoxe, et scientifique de première classe, puisse être aussi optimiste quant à la résolution finale et finalement toute proche de ce problème. L'espoir fait vivre mais ce n'est pas un plan, comme on dit. Et je ne vois pas comment l'Homme pourrait surmonter ce type de problèmes: ça ne me semble tout simplement pas être dans ses cordes. Au contraire de lui, j'ai tendance à croire qu'il existe des barrières infranchissables pour notre intellect et que lorsqu'on les heurte, cela signale la fin d'une route. Mais c'est probablement parce que je ne suis pas scientifique. Après tout, il est difficile de convaincre une personne qu'il fait fausse route quand les moyens d'existence de cette personne dépendent justement de ne pas le savoir.

Vous pouvez trouver ici le livre de Denton (qui n'est pas son meilleur) mais je vous recommande plutôt celui-ci sur le même sujet, qui a en plus l'avantage d'être traduit en français.

dimanche 6 février 2022

La mémoire des rêves

   Les rêves sont une mine de surprises et de mystères. Personnellement, je considère la mémoire des rêves, celle où viennent puiser nos rêves, comme un des plus grands mystères des deux mondes réunis, celui de l’éveil comme celui du sommeil. La mémoire des rêves semble entièrement découplée de la mémoire éveillée (peut-être devrait-on dire les mémoires). Le seul moment où elle communique avec l’autre mémoire est cette période fugace et brumeuse où l’on se tient entre deux mondes, juste au bord, dans un équilibre précaire, sans trop savoir si on est encore en train de rêver ou déjà éveillé. C’est uniquement à cet instant qu’on peut se souvenir du monde des rêves. Et ces souvenirs sont toujours très parcellaires, voire étiques, comparés à l’incroyable abondance de détails que contiennent les rêves.

Car la mémoire des rêves — appelons-la ainsi pour le moment par un intérêt pratique, bien que le premier terme soit probablement erroné — contient un tel luxe de détails qu’on ne peut la comparer qu’à un film, où en un seul plan, il peut nous être fourni instantanément une foule presque indénombrable d’informations. Rien à voir avec un livre, où si l’on voulait faire tenir dedans autant de détails — simple figure de rhétorique car la chose est impossible — il faudrait un livre entier pour simplement planter une scène sans même parler d’aborder l’action proprement dite. Encore plus éloignée de la mémoire des rêves est celle qui nous sert à nous rappeler une scène vécue et qui explique que les témoignages dans les affaires criminelles soient si souvent suspects et contradictoires. En effet, la mémoire de l’éveil est considérablement plus sélective que la mémoire des rêves et considérablement moins fiable. À l’état éveillé, se souvenir avec précision et exactitude demande un effort que nous ne faisons pas volontiers. Dans la pratique, nous ne le faisons que dans un objectif très particulier, pour préparer un examen par exemple, et comme nous ne savons pas à l’avance que la scène dont nous sommes témoins va avoir de l’importance pour une enquête criminelle, nous n’en avons généralement qu’un souvenir flou et incertain.

Mon idée est que notre mémoire éveillée est aussi restreinte et sélective parce que tout comme la mémoire d’un ordinateur, quoique beaucoup plus souple et intelligente, elle est fortement limitée par la quantité d’informations qu’elle peut contenir. Je suis dans l’ensemble d’accord avec Sherlock Holmes qui estimait qu’à partir d’un certain âge, toute nouvelle information pour entrer dans notre mémoire doit en chasser une autre, même si c’est probablement un peu simpliste. La vérité est que nos souvenirs d’une scène vécue, ou d’un rêve (il s’agit ici de la mémoire de l’éveil qui se souvient d’un rêve), même les plus chers, se révèlent terriblement chiches en informations, qui plus est souvent entachés d’incertitude, confrontés à l’examen rigoureux.

Il en va tout autrement pour la mémoire des rêves. Elle contient un luxe de détails impensable pour notre mémoire ordinaire. Ce fait est prouvé dans la récurrence de certains rêves, très banale chez certaines personnes. Lorsque l’on fait ce type de rêve, non seulement on se souvient qu’on l’a déjà fait, mais on se rappelle des moindres détails même si on a fait ce rêve des mois, parfois des années auparavant ; on peut comparer les versions du rêve, savoir à quel point de l’histoire on se trouve et le point où on commence à diverger de l’ancien ou des anciens rêves. Une autre preuve est la capacité que nous avons à poursuivre un rêve entamé lors d’une même nuit quand nous nous éveillons un moment ou parce que notre sommeil est ainsi fait que les périodes de rêves sont entrecoupées de périodes dépourvues de rêves, périodes dites de sommeil profond. Il arrive certainement de faire un seul rêve durant une longue nuit, en plusieurs feuilletons pourrait-on dire, entrecoupés par ces périodes de sommeil profond. On peut donc s’étonner qu’une mémoire capable de retenir aussi fidèlement et complètement une telle masse d’informations semble totalement incapable de s’en souvenir passée la brève période crépusculaire dont j’ai parlé au début de cet article. Cela indique, selon moi, deux sortes de mémoires bien distinctes dans leur capacités et leur nature, et qui ne sont pas reliées la majorité du temps.

Avant de poursuivre davantage, il faut préciser que seuls certains rêves semblent avoir leur source dans cette mémoire miraculeuse. De nombreux autres rêves, en fait la plupart chez une grande majorité de personnes, surtout si elles ont dépassé un certain âge, n’offrent aucune des caractéristiques remarquables que j’ai décrites. Leurs rêves sont alors faits de bribes informes sans rime ni raison, sautant allègrement du coq à l’âne, dénués du moindre sens, n’ayant rien du fil continu dont je parlais, de cette histoire ou de ce film magique évoqué plus haut. Et généralement, nous nous empressons de les oublier aussitôt réveillés, sauf entraînement spécial. Et c’est pourquoi cette sorte de personnes affirment, probablement à tort, qu’elles n’ont pas de rêves. Ce sont des rêves tout petits, des rêves mesquins, des rêves gris, des rêves bas, des rêves venus de nos organes, de notre mauvaise digestion, disent certains.

Les rêves dont je parle sont au contraire des rêves supérieurs, des grands rêves, d’une richesse apparemment infinie. Dans ce cas, d’où viennent-ils ? Où se situe cette mémoire des rêves, si fantastique ?


Avant de répondre à cette question, je vais donner quelques éléments supplémentaires de réflexion. 

Lors de ces grands rêves, il n’est pas très rare de faire des actes que nous n’avons jamais faits dans la vie réelle, si on entend par vie réelle ce que nous faisons quand nous sommes éveillés. Cela est d’autant plus frappant quand ces actes sont en fait des opérations très complexes ou très éloignées de nos actes réels. Par exemple, de nombreux rêveurs volent quand ils dorment, parfois comme des oiseaux, parfois autrement. Et ils n’ont pas d’aile. Et ils ne sont certainement pas tous aviateurs, parachutistes ou adeptes du vol à voile. L’impression est pourtant saisissante de vérité par son étrangeté même par rapport à tout ce qu’on connaît. Dans mon cas, je ne vole pas comme un oiseau mais le plus souvent avec des mouvements de poisson ou de nage. Mon impression est plutôt qu’un vol porté par de l’air, il s’agit d’une libération de la gravité. Je pense que le peintre Bosch a dû expérimenter semblables rêves, qui lui ont inspiré ses poissons volants, étrangetés habituelles de ses tableaux. Je ne serais pas étonné que les auteurs de Matrix en aient eu aussi de cette sorte-là. Dans ces rêves, nous pouvons voler très bas, rasant les toits et les collines ou au contraire très haut, jusqu’à atteindre l’espace sans air ni lumière, sans plus de difficulté. Il m’arrive aussi de voler en pilotant un engin aérien, avion ou autre. Pourtant, je ne suis ni astronaute ni aviateur ni vélivole, je n’ai jamais piloté dans la vraie vie aucun de ces engins et je peux certifier avoir commencé à faire ce genre de rêves bien avant même d’être monté dans un avion en tant que passager. Autant que je sache, l’expérience et donc la mémoire qui va avec n’ont rien à voir avec ces rêves. On pourrait objecter que le seul fait de savoir que le vol est possible, par l’observation par exemple, suffit à créer ce genre de désir et donc à créer ce rêve. L’argument n’est qu’à demi convaincant. Cela n’explique en rien le principal à savoir comment la sensation de vol ou d’apesanteur est rendue. Si vous avez fait ce genre de rêve, vous savez comme moi à quel point les sensations sont réelles et n’ont rien d’abstrait, comme lorsqu’on cherche à imaginer l’impression que ça ferait si nous faisions quelque chose que n’avons jamais fait. Et l’expérience prouve que nous nous trompons toujours quand nous croyons pouvoir inventer de l’expérience à partir de nos petites facultés cérébrales. Pour donner davantage d’eau à mon moulin, je prendrai un autre grand rêve dans lequel nous nous trouvons faire une chose que n’avons jamais fait dans la vraie vie mais que nous ferons dans l’avenir. Pour prendre un exemple personnel — il m’est difficile d’en prendre d’autres — j’ai couché avec une fille bien avant de le faire dans la réalité et pour tout dire avant même de connaître bien des détails intimes de l’anatomie féminine (je n’ai jamais été curieux de ces choses). Et quand l’expérience m’en a été donnée, elle ne m’a pas détrompée quant à la validité de mon rêve. La question n’est bien sûr pas de savoir pourquoi on fait ce genre de rêve, question ridicule, mais toujours de savoir comment on peut le faire avec un tel degré de véracité ressentie.

Dans ces rêves, il m’arrive aussi de lire, si on peut dire, de lire des livres que j’ai écrit (dans le monde des rêves) avec un luxe de détails insensé. Ces livres au réveil, pour le peu que je m’en rappelle, n’ont à peu près aucun rapport avec ceux réels que j’écris. Je lis aussi des livres écrits par d’autres auteurs, de vrais auteurs, sauf qu’ils n’ont jamais écrits les livres que je lis dans ces rêves. Il m’est arrivé aussi de lire un livre entier, un roman, un livre relié portant un titre marqué dessus avec le nom et le prénom d’un auteur, sauf que je me suis aperçu au réveil que ni ce roman ni cet auteur n’existait. Plus étrange encore, je rêve parfois de musiques qui n’existent pas. Le rêve le plus intriguant à cet égard est celui où j’ai rêvé que je composais une œuvre musicale, dans tous ses détails, une œuvre qui m’apparut merveilleuse dans ce rêve (et qui l’était peut-être pour ce que j’en sais maintenant) et je pus même en fredonner encore une phrase quand je me tenais dans cet espèce de sas entre les deux mondes. Puis en m’éveillant complètement, j’oubliais totalement la musique et il ne m’est guère resté que le titre énigmatique, en anglais, de mon œuvre perdue : Out from the past. Ce qui rend le fait d’autant plus surprenant est que je n’ai jamais fait d’étude musicale, que je ne sais jouer d’aucun instrument, n’ai aucune idée de la manière d’écrire de la musique et qu’en plus je n’ai vraiment pas l’oreille musicale, à tel point que je suis incapable de répéter correctement même une phrase mélodique simple, même celles que je préfère, saut peut-être, à la rigueur, des comptines du genre À la claire fontaine.

Mais tout cela n’est rien. Dans certains grands rêves, il nous arrive de mourir. D’être enterré sous des monticules de terre. Et de continuer à vivre cependant d’une façon inexplicable et incompréhensible dès que nous nous réveillons bien que ce n’était nullement incompréhensible lorsque nous rêvions.


Peut-être voyez-vous où je veux en venir. Sans doute. Mais je vais quand même dire les choses clairement. Cette mémoire des rêves, des grands rêves, ne peut pas se situer en nous-mêmes, dans l’étroit habitacle de notre boîte crânienne. Nous sommes trop limités, de toutes parts, pour contenir autant de choses, et qui plus est des choses que nous n’avons ni vécues ni ressenties ni parfois même vues. La source de ces rêves doit venir d’ailleurs. Sans doute que le sommeil, un certain état qui ne peut se trouver que durant le sommeil, nous ouvre, de temps en temps, au moins pour certains, des perceptions extraordinaires, au sens propre. Comme si nous captions alors un canal impossible à capter autrement, un canal prenant sa source dans une mémoire universelle et infinie, située partout et nulle part.


Autre article sur la puissance du rêve : ici.

samedi 27 mars 2021

Le Jardin des Délices de Bosch : enfer ou paradis ?


 



Le Jardin des Délices, appelé aussi Jardin des Plaisirs Terrestres est le tableau central du triptyque représenté plus haut. J’en donnerai des détails significatifs plus loin.

Pour un œil moderne, non averti, sa signification semble au mieux ambigüe. Ma première impression en le voyant, comme celle de beaucoup d’autres, est que le peintre nous a donné à voir une vision de paradis, impression renforcée par les titres donnés traditionnellement à cette œuvre. Néanmoins, l’étude historique et l’analyse rationnelle, froide et pour ainsi dire scientifique, nous apprend que l’intention de l’artiste était toute autre, en fait juste à l’opposé. Comme chacun sait (ou devrait savoir s’il est amateur de peinture) Bosch est un spécialiste de l’enfer et des nombreux chemins qui y mènent, stupidité, folie, dépravations en tout genre, incluant bien sûr les sept péchés capitaux. Ce tableau n’y fait pas exception. C’est une petite surprise mais je crois que la conclusion des historiens de l’Art (pour la majorité) est incontestable, tant les indices et même les preuves sont accablants. La simple place de ce tableau au milieu du triptyque, à gauche de l’enfer, est suffisante. Bosch a suivi l’idée que le vice est aimable et d’autant plus tentateur qu’il est aimable, que l’amusement est la voie de la débauche, etc. Et ses contemporains ne doutaient pas que telle était son intention, ce qui lui a certainement évité un procès, souvent pénible à cette époque. Je renvoie donc le lecteur à l’exégèse boschienne s’ils veulent vérifier cette allégation car tel n’est pas le sujet de cet article.

Mon sujet n’est pas ce que l’artiste avait dans la tête en peignant ce tableau ou ce que nous, gens du vingt-et-unième siècle, avons dans la tête, mais ce que le peintre a réellement peint.

D’abord les couleurs. On n’a jamais dépeint le péché avec un tel luxe de coloris enchanteurs. Les gris et les nuances un peu glauques généralement appréciées pour ce genre de descriptions sont très rares. Le noir n’a rien de négatif ici, au contraire, il sert de pendant pour mieux faire ressortir les blancs et incarnats, qui eux n’ont rien de livides, mais révèlent un éclat plein de santé. Les centaines ou les milliers de personnages du tableau, en grands groupes, en petits groupes, en duos ou solitaires ne révèlent aucune marque du vice, sauf trois, qu’il faut bien chercher pour les trouver, sous un énorme chardonneret : les voici.

 


Comme on le constate, leurs coloris, à dominante bleuâtre ne respirent pas la santé et leur physionomie brutale, clairement antipathique, digne des bourreaux du Christ dans le portement de croix du même peintre contrastent nettement avec les personnages les entourant. On peut remarquer encore que ce trio se comporte bestialement, comme s’il avait oublié l’usage des mains, tandis que l’oiseau qui leur tend la grosse mûre semble nettement plus doué. Ils sont des anomalies dans ce tableau, des intrus, des pique-assiettes qui se sont incrustés dans une fête où ils n’étaient pas invités. Je n’ai pas pu découvrir dans ce gigantesque rassemblement de créatures d’autres exemples clairs de ce type mais il est possible qu’il s’en cache d’autres dans la troupe d’oiseaux hétéroclites et géants du premier plan. Ils me font penser dans l’ensemble à des morlocks au milieu de gentils élois.

L’occupation principale de ces personnages, toutes créatures confondues, est de s’amuser. Plus précisément, les personnages représentés sont occupés à manger, à boire (plus rare), à jouer, à nager, à faire de la gymnastique, à se poursuivre, à danser, à flirter, voire plus si affinités, à converser, à dormir, à rêver peut-être, à faire des rondes montés sur des animaux très divers, allant du chameau au lion en passant par quelques créatures plus fantastiques comme la licorne ou le griffon. Mais on doit noter que l’inverse est aussi vrai, à savoir que certains hommes servent de monture ou de soutien à des animaux divers, oiseaux et poissons surtout, mais aussi porc-épic, coquillages ainsi que des espèces plus difficiles à identifier. Très souvent ils servent de piédestal à des plantes ou des fruits. Si on excepte la petite bande de morlocks, tous semblent de bonne mine, jeunes, plutôt avenants, enjoués, joyeux, paisibles ou facétieux mais sans méchanceté selon les cas. Je ne trouve pas trace de la laideur, de la frénésie ou de l’avidité montrées chez les trois morlocks, même chez les nombreux dîneurs très frugaux (de fruits presque uniquement), même chez les amants tout aussi nombreux.

 


La scène montrant le couple près des trois morlocks pourrait représenter une dispute mais je parierais plutôt qu’il est simplement en train de feindre, et donc de jouer, comme les autres.

 


L’indiscrimination totale et absolue est la règle dans les scènes représentées : noirs et blancs, hommes et bêtes, hommes et végétaux, végétaux et minéraux, tout est mêlé ; on ne peut trouver aucune forme de hiérarchie, nulle part (l’égalité de traitement et de statut entre noirs et blancs est particulièrement frappante, étant donné que ceci a été peint au début de la traite des noirs, en 1504).

 


 En plus des hommes, des animaux reconnaissables (très nombreux), des arbres, des fleurs et des fruits, on trouve aussi des espèces beaucoup plus singulières. Certaines plantes sont au moins aussi étranges que les créatures mythologiques terrestres, marines ou célestes qu’on peut trouver dans ce tableau. L’une d’elles par exemple produit un gros fruit transparent à l'intérieur duquel un couple échange baiser et caresse. Une autre renferme le porc-épic, tenue par un cavalier. Enfin et surtout, certaines plantes semblent croisées avec des animaux ou même des hommes comme l’homme allongé à tête de fruit près de sa compagne. Les grands édifices caverneux du plan d’eau principal, dont certains évoquent des tunnels d’amour ou des attractions de fête foraine semblent autant végétaux que minéraux. Dans le ciel, en plus des nombreux oiseaux ordinaires, on retrouve les mêmes créatures mixtes, poisson ailé portant une créature humanoïde à queue de poisson, ou au contraire, un homme ailé portant poisson ou fruit (et même, bizarrement, un oiseau). Les tritons fantastiques, ces créatures de l’eau, très sombres, à queue de poisson, n’ont rien de menaçant. Au contraire on en voit un en train de faire une cour très romantique à une ondine. Celles-ci ne sont pas davantage féroces ; plus loin l’une d’elles est en train d’embrasser un homme, montrant qu’elle n’a pas non plus de préjugés d'espèce.




Cette longue description est utile en ce qu’elle n’indique aucune connotation négative, encore moins démoniaque, de la très grande majorité des acteurs présents, quelles que soient leurs activités, qu’ils soient plutôt humains, animaux ou végétaux. Personnellement, je ne vois rien d’outrageant dans les scènes de flirt ou de sexe contenues dans le tableau. On y trouve au contraire la bonne entente générale et la joie du plaisir partagé. On ne voit aucun crime nulle part, aucune scène de violence, et ce n’est pas ce qui manque habituellement dans les tableaux de Bosch. La présence des rares morlocks est en fait difficile à concilier avec le reste sauf à dire que ce sont des intrus. La fusion des différents règnes, humain, animal, végétal et minéral y est partout impressionnante. Tout le monde, sans exception, est jeune et en bonne santé.

Tout cela me laisse songer qu’il y en réalité deux interprétations aussi valides mais irréconciliables de ce tableau. La première est rationnelle, morale et historique : il s’agit d’une description des vices ordinaires de l’humanité qui doit précipiter ses adeptes dans le tableau de droite, l’Enfer. La seconde est poétique. Voici un monde paisible, jeune, anormalement jeune et sain, plein de gaité et de jeux, de satiété et de plaisir, un monde magnifique de formes et de couleurs, aussi coloré qu’imaginatif. Un monde sans ordre ni règles parce qu’il n’y a plus besoin d’ordre ou de règles. Et il n’y en a plus besoin car les êtres montrés ici sont passés par-delà le bien et le mal. Ils ne sont plus de notre monde. Les sexes, les races, les espèces, les règnes fusionnent en une entité unique, englobante. La poésie, tout comme le paradis, tend naturellement vers la fusion. Il s’agit donc du paradis, non tel qu’il est, inimaginable pour l’homme, mais de l’idée poétique du paradis que des êtres de chair peuvent avoir.

Ainsi donc, Bosch, peintre de l’Enfer, croyant et voulant décrire la corruption des pécheurs, nous a donné une des visions les plus saisissantes du paradis, poétiquement parlant.

Et pour finir une des représentations les plus curieuses de ce tableau, que je laisse sans commentaire :