samedi 22 janvier 2022

Avis d'un expert sur la politique actuelle

Nous avons été approché ces jours derniers par une journaliste qui se trouve figurer dans notre vaste cercle de relations sur ce que nous pensions de la politique actuelle.

— C’est de la merde, avons-nous répondu de notre ton le plus mondain.

— Oh, vous ne pouvez pas dire ça, c’est de notre bien-aimé führer dont vous parlez, protesta la demoiselle dépitée (bien à tort).

— Non, ce n’est pas moi qui le dis, c’est lui, avons-nous observé. Il emmerde et fait de la merde pour le plus grand bien des bons, des vrais Français. Un vrai Français se reconnait à ça en effet : il aime la merde. Demandez à n’importe quel paysan ; il ne vous dira pas le contraire ou c’est un menteur. Notre empereur a parfaitement compris l’esprit du peuple. C’est un génie.

— Vous voulez dire notre suprême leader, nous reprit cette journaliste fort éprise d’exactitude et d'objectivité comme tous les journalistes, sauf rares exceptions.

— Leader, Führer, Kaiser, Empereur, nous vous laissons le choix de ces détails sémantiques.

— Bon, vous pensez donc qu’il sera couronné au printemps si je comprends bien ?

— Absolument. Son œuvre fera encore imprimer les livres d’Histoire dans mille ans, nous vous le prédisons.

— Oui, je le crois aussi. Mais je ne peux pas le dire, vous savez : je suis journaliste.

— Naturellement, vous ne pouvez dire la vérité.

Elle se tut un instant nous fixant d’un air grave (c’était très impressionnant une gravité et un silence pareils chez un être aussi jeune) puis lâcha :

— La vérité... quelle vérité ? 

Elle se mit alors à rouler des yeux en clignant de l’œil pour s’assurer que nous avions bien saisi l'allusion historique avant de rire à gorge déployée.

Et en effet, c’était la répartie la plus drôle que nous avions entendue depuis des siècles, non des millénaires pour être précis.

— Vous ne pouvez dire la vérité mais vous la dites quand même, malgré vous ; elle transparaît à travers vous, dans tous vos propos, vos intonations, vos regards, parce que vous ne pouvez pas vous empêcher d’être sincère, juste et vertueuse. Et c’est normal parce que vous êtes journaliste.

— Vous croyez ?

— Absolument.

— Je suis bien contente que vous disiez ça, parce qu’en tant que journaliste, justement, je commençais à douter de…

— Pourquoi douter ? l’interrompîmes-nous avec sévérité. Seuls les faibles doutent.

— Eh bien à cause de tous ces gens…

— Quel gens ?

— Des citoyens…

— Des non-citoyens. Des mauvais citoyens. Des secondes classes. En vérité, ce n’est personne.

— C’est vrai, notre leader l’a dit, j’oubliais encore. Quand même, ils disent que la vérité est en train de mourir torturée dans l’ombre et que c’est un peu à cause de nous, journalistes.

— Ils ont tort, tout ce qui se passe et va se passer se passe et se passera en pleine lumière. Mais si vous fermez les yeux, bien sûr, vous ne verrez rien.

— Ils disent que la liberté est assassinée.

— La liberté des seconds s’arrête là où commence celle des uns. Puisque les uns sont aussi les premiers : c’est une la palissade. Nous sommes les uns. Notre liberté est totale. Elle n’a au contraire jamais été plus grande. Vous ne trouvez pas ?

— Oui ! notre bien-aimé führer a dit quelque chose comme ça : vous devez avoir raison. Comme vous êtes intelligent!

— Bien entendu.

— Ils disent que l’économie s’effondre, que la trame du tissu social se défile à toute vitesse…

— Et alors ?!

— Et alors ?

— Êtes-vous moins riche maintenant ? Avez-vous moins d’amis aujourd’hui qu’avant ?

— Non, au contraire. 

— Vous voyez.

— Je n’y avais pas pensé.

— Naturellement.

La journaliste me regarda avec surprise et la plus tendre gratitude.

— Comme c’est bon de parler avec vous, on se sent consolée rien que d’être près de vous, Luc… puis-je vous appeler Luc ?

— Comme il vous plaira. Mon nom est Lucifer. Mais mes amis m’appellent souvent Luc, en effet.

— Savez-vous que vous êtes très beau?... Luc, puis-je vous embrasser ?

— Naturellement, c’est même le moins que vous puissiez faire.

Et sur ce, nous lui tournâmes notre auguste dos tandis qu'elle s'agenouillait, émerveillée...