vendredi 3 juin 2016

Les machines à remonter le temps



   Il y a différentes raisons pour lesquelles je n'aime pas les histoires de voyages dans le temps. Plus précisément, les histoires où l'un des personnages remonte le temps. Mais la vérité est que j'éprouvais ce rejet bien avant d'en connaître les raisons (à supposer que les raisons que j'ai découvertes soient bien les bonnes). Le problème n’est pas que ce type de voyage contrevienne à quelque loi de la physique. Le problème est fondamentalement lié à une question d'ordre moral ou éthique. Pardonnez-moi donc de faire pour une fois un peu de philosophie.
   Comme je l'ai dit, les voyages dans l'avenir ne me posent pas autant de problème, même si le voyageur revient ensuite dans son époque. C'est une des raisons — pas la seule, certes, qui permet d'expliquer que j'apprécie dans l'ensemble la plus célèbre de ces histoires, La machine à remonter le temps de Wells (mauvaise traduction de The Time Machine d'ailleurs, ou en tout cas inexacte et trompeuse puisque selon mes souvenirs, un peu anciens, de ce livre, le héros passe l'essentiel de son temps à se rendre dans le futur). Le fait que le personnage en sache très long sur l'avenir n'est pas un grand problème car on peut assez facilement se sortir du fatalisme qui en découle en supposant que le seul fait qu'il en sache si long change l'avenir qu'il a vu et que donc celui-ci n'adviendra pas, rendant sa connaissance elle-même illusoire.
   En revanche, par leur essence-même, les histoires où les personnages remontent le temps sont immorales. Comprenez-moi bien : on peut certainement ne pas aimer les histoires de fées, de voyages dans les étoiles, de télépathes ou de téléporteurs, mais je ne vois pas qu'il y ait dans leur essence un problème moral ou éthique. Le problème évident dans le fait de remonter le temps est que ce pouvoir vous donne la possibilité (avec même une forte probabilité) de défaire ce que vous avez fait et bien pire, de défaire ce que d'autres ont fait. Très superficiellement, cela peut sembler intéressant. Exemple célèbre de ce soi-disant avantage : on pourrait tuer Hitler avant qu'il n'ait commis l'irréparable, ou même avant qu'il ne soit arrivé au pouvoir. On pourrait aussi le tuer enfant, ce qui serait plus facile. En fait, on pourrait tuer sa mère ou son père avant même qu'il ne soit né, ce qui reviendrait au même. Déjà, on voit le glissement possible. D'une manière plus générale, le fait de revenir dans le passé avec pour but de le modifier, même pour une affaire apparemment mineure, provoque une chaîne de conséquences qui au bout d'un certain moment ne sont plus du tout mineures, pour vous-même, pour un tiers, pour une famille, pour un pays, pour le monde entier. Vous pouvez voir l'œuvre de votre vie, votre famille ou votre vie elle-même disparaître comme si elles n'avaient jamais existé, tout cela à cause d'un voyageur du temps étourdi qui a fait rater le train de 17h56 à quelque quidam alors que celui-ci devait le prendre. Le fait que ce genre de désagrément peut subvenir à tout moment, à partir du moment où on suppose que ce soit possible de remonter le temps, enlève à peu près toute valeur à ce que vous faites, puisque tout peut être défait sans même que vous l'appreniez jamais, et même à ce que vous êtes puisque vous pouvez être rayé du livre de la vie, réduit à néant d'un simple claquement de doigt. Ce thème a inspiré quantité de livres et de films, parfois très célèbres comme Terminator. En réalité, on pourrait dire que tout voyageur remontant le temps est un Terminator en puissance. Le plus odieux des assassins.
   Souvent, l'aspect profondément immoral de ce type de comportement est masqué par la séduction d'une intrigue où les paradoxes se multiplient à plaisir ou par le comique de situation qui peut en découler (comme se rencontrer soi-même par exemple, ou sa mère quand elle était jeune, ou la brute de l'école et lui rendre la monnaie de sa pièce, etc.). Mais d'autres fois, des auteurs un peu plus réfléchis, perçoivent si bien le problème qu'ils instaurent au commencement de leur histoire une sorte d’avertissement préalable. Par exemple, ils inventent une loi que personne ne leur contestera, étant donné que le voyage temporel est une affaire des plus obscures pour le profane, et même pour le spécialiste, tel que la loi de Bester (du nom de l’écrivain de SF Alfred Bester qui a écrit une de ses plus célèbres nouvelles sur ce thème*) qui dit que lorsque vous remontez le temps, vous ne pouvez changer que votre propre ligne temporelle. Mais même cette loi n’est pas toujours jugée suffisante, et à raison, me semble-t-il. Alors d’autres auteurs instituent une véritable charte du voyageur temporel, renforcée généralement par une armée de flics temporels. De plus, le flic doit être trié sur le volet, entraîné à ne jamais commettre le moindre anachronisme, et bien sûr à n'intervenir en rien dans les événements du passé. En bref, ces flics se doivent d'être de vrais saints laïques, ou bouddhistes peut-être (pour la non-intervention). Personnellement, j'ai un peu de mal à y croire, du moins que tous le soient. Mais il y a un autre problème qui survient si on suppose que de tels voyageurs existent, c'est qu'on voit mal alors à quoi ils servent, puisque sans eux l'histoire se déroulerait exactement de la même façon. De tout puissants, ils deviennent alors inutiles et superflus, ce qui, dramatiquement parlant, est une solution encore pire.
   Je vous ai dit la raison principale pour laquelle je n'aime pas, ou ne devrais pas aimer, les histoires où les personnages remontent le temps. Mais la morale, l'éthique, est une chose ; l'art en est une toute autre. Et je suis obligé d'admettre que R.A. Heinlein a probablement écrit une des meilleures nouvelles de la science-fiction en utilisant exactement les paradoxes et les conduites irresponsables que je dénonce. Lisez —All you, zombies— (Vous les zombis*) et vous comprendrez. Cette riche et pourtant très courte narration est vraiment le nec plus ultra, le point omega de l'histoire de machines à remonter le temps. Et elle a un grand mérite selon moi : après qu'on l'ait lu, il n'ait plus besoin d'en lire ou d'en écrire une autre.

* Liens pour les nouvelles citées (attention : spoiler !):
Remarque : il doit exister des versions françaises disponibles pour ces deux piliers de la SF, ou qui l'ont été (je ne suis pas sûr que l’œuvre de Bester ait encore beaucoup d'aura), mais je n'ai pas pu trouver; sans doute à chercher dans diverses anthologies de SF.