dimanche 6 février 2022

La mémoire des rêves

   Les rêves sont une mine de surprises et de mystères. Personnellement, je considère la mémoire des rêves, celle où viennent puiser nos rêves, comme un des plus grands mystères des deux mondes réunis, celui de l’éveil comme celui du sommeil. La mémoire des rêves semble entièrement découplée de la mémoire éveillée (peut-être devrait-on dire les mémoires). Le seul moment où elle communique avec l’autre mémoire est cette période fugace et brumeuse où l’on se tient entre deux mondes, juste au bord, dans un équilibre précaire, sans trop savoir si on est encore en train de rêver ou déjà éveillé. C’est uniquement à cet instant qu’on peut se souvenir du monde des rêves. Et ces souvenirs sont toujours très parcellaires, voire étiques, comparés à l’incroyable abondance de détails que contiennent les rêves.

Car la mémoire des rêves — appelons-la ainsi pour le moment par un intérêt pratique, bien que le premier terme soit probablement erroné — contient un tel luxe de détails qu’on ne peut la comparer qu’à un film, où en un seul plan, il peut nous être fourni instantanément une foule presque indénombrable d’informations. Rien à voir avec un livre, où si l’on voulait faire tenir dedans autant de détails — simple figure de rhétorique car la chose est impossible — il faudrait un livre entier pour simplement planter une scène sans même parler d’aborder l’action proprement dite. Encore plus éloignée de la mémoire des rêves est celle qui nous sert à nous rappeler une scène vécue et qui explique que les témoignages dans les affaires criminelles soient si souvent suspects et contradictoires. En effet, la mémoire de l’éveil est considérablement plus sélective que la mémoire des rêves et considérablement moins fiable. À l’état éveillé, se souvenir avec précision et exactitude demande un effort que nous ne faisons pas volontiers. Dans la pratique, nous ne le faisons que dans un objectif très particulier, pour préparer un examen par exemple, et comme nous ne savons pas à l’avance que la scène dont nous sommes témoins va avoir de l’importance pour une enquête criminelle, nous n’en avons généralement qu’un souvenir flou et incertain.

Mon idée est que notre mémoire éveillée est aussi restreinte et sélective parce que tout comme la mémoire d’un ordinateur, quoique beaucoup plus souple et intelligente, elle est fortement limitée par la quantité d’informations qu’elle peut contenir. Je suis dans l’ensemble d’accord avec Sherlock Holmes qui estimait qu’à partir d’un certain âge, toute nouvelle information pour entrer dans notre mémoire doit en chasser une autre, même si c’est probablement un peu simpliste. La vérité est que nos souvenirs d’une scène vécue, ou d’un rêve (il s’agit ici de la mémoire de l’éveil qui se souvient d’un rêve), même les plus chers, se révèlent terriblement chiches en informations, qui plus est souvent entachées d’incertitude, confrontées à l’examen rigoureux.

Il en va tout autrement pour la mémoire des rêves. Elle contient un luxe de détails impensable pour notre mémoire ordinaire. Ce fait est prouvé dans la récurrence de certains rêves, très banale chez certaines personnes. Lorsque l’on fait ce type de rêve, non seulement on se souvient qu’on l’a déjà fait, mais on se rappelle des moindres détails même si on a fait ce rêve des mois, parfois des années auparavant ; on peut comparer les versions du rêve, savoir à quel point de l’histoire on se trouve et le point où on commence à diverger de l’ancien ou des anciens rêves. Une autre preuve est la capacité que nous avons à poursuivre un rêve entamé lors d’une même nuit quand nous nous éveillons un moment ou parce que notre sommeil est ainsi fait que les périodes de rêves sont entrecoupées de périodes dépourvues de rêves, périodes dites de sommeil profond. Il arrive certainement de faire un seul rêve durant une longue nuit, en plusieurs feuilletons pourrait-on dire, entrecoupés par ces périodes de sommeil profond. On peut donc s’étonner qu’une mémoire capable de retenir aussi fidèlement et complètement une telle masse d’informations semble totalement incapable de s’en souvenir passée la brève période crépusculaire dont j’ai parlé au début de cet article. Cela indique, selon moi, deux sortes de mémoires bien distinctes dans leur capacités et leur nature, et qui ne sont pas reliées la majorité du temps.

Avant de poursuivre davantage, il faut préciser que seuls certains rêves semblent avoir leur source dans cette mémoire miraculeuse. De nombreux autres rêves, en fait la plupart chez une grande majorité de personnes, surtout si elles ont dépassé un certain âge, n’offrent aucune des caractéristiques remarquables que j’ai décrites. Leurs rêves sont alors faits de bribes informes sans rime ni raison, sautant allègrement du coq à l’âne, dénués du moindre sens, n’ayant rien du fil continu dont je parlais, de cette histoire ou de ce film magique évoqué plus haut. Et généralement, nous nous empressons de les oublier aussitôt réveillés, sauf entraînement spécial. Et c’est pourquoi cette sorte de personnes affirment, probablement à tort, qu’elles n’ont pas de rêves. Ce sont des rêves tout petits, des rêves mesquins, des rêves gris, des rêves bas, des rêves venus de nos organes, de notre mauvaise digestion, disent certains.

Les rêves dont je parle sont au contraire des rêves supérieurs, des grands rêves, d’une richesse apparemment infinie. Dans ce cas, d’où viennent-ils ? Où se situe cette mémoire des rêves, si fantastique ?


Avant de répondre à cette question, je vais donner quelques éléments supplémentaires de réflexion. 

Lors de ces grands rêves, il n’est pas très rare de faire des actes que nous n’avons jamais faits dans la vie réelle, si on entend par vie réelle ce que nous faisons quand nous sommes éveillés. Cela est d’autant plus frappant quand ces actes sont en fait des opérations très complexes ou très éloignées de nos actes réels. Par exemple, de nombreux rêveurs volent quand ils dorment, parfois comme des oiseaux, parfois autrement. Et ils n’ont pas d’aile. Et ils ne sont certainement pas tous aviateurs, parachutistes ou adeptes du vol à voile. L’impression est pourtant saisissante de vérité par son étrangeté même par rapport à tout ce qu’on connaît. Dans mon cas, je ne vole pas comme un oiseau mais le plus souvent avec des mouvements de poisson ou de nage. Mon impression est plutôt qu’un vol porté par de l’air, il s’agit d’une libération de la gravité. Je pense que le peintre Bosch a dû expérimenter semblables rêves, qui lui ont inspiré ses poissons volants, étrangetés habituelles de ses tableaux. Je ne serais pas étonné que les auteurs de Matrix en aient eu aussi de cette sorte-là. Dans ces rêves, nous pouvons voler très bas, rasant les toits et les collines ou au contraire très haut, jusqu’à atteindre l’espace sans air ni lumière, sans plus de difficulté. Il m’arrive aussi de voler en pilotant un engin aérien, avion ou autre. Pourtant, je ne suis ni astronaute ni aviateur ni vélivole, je n’ai jamais piloté dans la vraie vie aucun de ces engins et je peux certifier avoir commencé à faire ce genre de rêves bien avant même d’être monté dans un avion en tant que passager. Autant que je sache, l’expérience et donc la mémoire qui va avec n’ont rien à voir avec ces rêves. On pourrait objecter que le seul fait de savoir que le vol est possible, par l’observation par exemple, suffit à créer ce genre de désir et donc à créer ce rêve. L’argument n’est qu’à demi convaincant. Cela n’explique en rien le principal à savoir comment la sensation de vol ou d’apesanteur est rendue. Si vous avez fait ce genre de rêve, vous savez comme moi à quel point les sensations sont réelles et n’ont rien d’abstrait, comme lorsqu’on cherche à imaginer l’impression que ça ferait si nous faisions quelque chose que n’avons jamais fait. Et l’expérience prouve que nous nous trompons toujours quand nous croyons pouvoir inventer de l’expérience à partir de nos petites facultés cérébrales. Pour donner davantage d’eau à mon moulin, je prendrai un autre grand rêve dans lequel nous nous trouvons faire une chose que n’avons jamais fait dans la vraie vie mais que nous ferons dans l’avenir. Pour prendre un exemple personnel — il m’est difficile d’en prendre d’autres — j’ai couché avec une fille bien avant de le faire dans la réalité et pour tout dire avant même de connaître bien des détails intimes de l’anatomie féminine (je n’ai jamais été curieux de ces choses). Et quand l’expérience m’en a été donnée, elle ne m’a pas détrompée quant à la validité de mon rêve. La question n’est bien sûr pas de savoir pourquoi on fait ce genre de rêve, question ridicule, mais toujours de savoir comment on peut le faire avec un tel degré de véracité ressentie.

Dans ces rêves, il m’arrive aussi de lire, si on peut dire, de lire des livres que j’ai écrit (dans le monde des rêves) avec un luxe de détails insensé. Ces livres au réveil, pour le peu que je m’en rappelle, n’ont à peu près aucun rapport avec ceux réels que j’écris. Je lis aussi des livres écrits par d’autres auteurs, de vrais auteurs, sauf qu’ils n’ont jamais écrits les livres que je lis dans ces rêves. Il m’est arrivé aussi de lire un livre entier, un roman, un livre relié portant un titre marqué dessus avec le nom et le prénom d’un auteur, sauf que je me suis aperçu au réveil que ni ce roman ni cet auteur n’existait. Plus étrange encore, je rêve parfois de musiques qui n’existent pas. Le rêve le plus intriguant à cet égard est celui où j’ai rêvé que je composais une œuvre musicale, dans tous ses détails, une œuvre qui m’apparut merveilleuse dans ce rêve (et qui l’était peut-être pour ce que j’en sais maintenant) et je pus même en fredonner encore une phrase quand je me tenais dans cet espèce de sas entre les deux mondes. Puis en m’éveillant complètement, j’oubliais totalement la musique et il ne m’est guère resté que le titre énigmatique, en anglais, de mon œuvre perdue : Out from the past. Ce qui rend le fait d’autant plus surprenant est que je n’ai jamais fait d’étude musicale, que je ne sais jouer d’aucun instrument, n’ai aucune idée de la manière d’écrire de la musique et qu’en plus je n’ai vraiment pas l’oreille musicale, à tel point que je suis incapable de répéter correctement même une phrase mélodique simple, même celles que je préfère, saut peut-être, à la rigueur, des comptines du genre À la claire fontaine.

Mais tout cela n’est rien. Dans certains grands rêves, il nous arrive de mourir. D’être enterré sous des monticules de terre. Et de continuer à vivre cependant d’une façon inexplicable et incompréhensible dès que nous nous réveillons bien que ce n’était nullement incompréhensible lorsque nous rêvions.


Peut-être voyez-vous où je veux en venir. Sans doute. Mais je vais quand même dire les choses clairement. Cette mémoire des rêves, des grands rêves, ne peut pas se situer en nous-mêmes, dans l’étroit habitacle de notre boîte crânienne. Nous sommes trop limités, de toutes parts, pour contenir autant de choses, et qui plus est des choses que nous n’avons ni vécues ni ressenties ni parfois même vues. La source de ces rêves doit venir d’ailleurs. Sans doute que le sommeil, un certain état qui ne peut se trouver que durant le sommeil, nous ouvre, de temps en temps, au moins pour certains, des perceptions extraordinaires, au sens propre. Comme si nous captions alors un canal impossible à capter autrement, un canal prenant sa source dans une mémoire universelle et infinie, située partout et nulle part.


Autre article sur la puissance du rêve : ici.