vendredi 15 novembre 2019

James Tiptree Jr, alias Calamity James : un auteur apocalyptique



L'article qui suit est un digest, avec plus de coupures que de rajouts donc, de différentes chroniques que j'avais publiées précédemment, ici ou sur d'autres sites.

    L'essentiel  de l’œuvre de James Tiptree Jr. a été produit en une petite décennie entre 1968 et 1977. Personnellement, je suis peut-être aussi intéressé par James Tiptree Jr elle-même que par ses textes. En effet James est une femme. Alice B Sheldon est son nom d'état civil, son dernier nom marital. Elle est aussi une féministe, une gauchiste, une écologiste aux tendances néo-luddites, ce qui explique peut-être, mais seulement en partie, pourquoi sa vision du monde est d'un noir sans mélange. Mais surtout elle est un sacrément bon écrivain, probablement un des plus vivants, un des plus intéressants de la seconde moitié du siècle dernier, dans le petit monde de la SF et au-delà.
    La dystopie est une sorte de maladie littéraire qui s'empare des grands traumatisés de la vie. Il y a de la dyspepsie là-dedans, quelque chose de terriblement coincé et qui lorsqu'il sort fait très très mal. En gros, la dystopie est une société basée sur un système de pensée et de lois unique, qui doit, de gré ou de force (et donc de force dans la pratique) régir la vie sociale et même privée de tous, avec pour effet le malheur de ceux qu'elle gouverne, ou tout au moins d'une très grande partie. Comme on le voit, la première partie de la définition s'appliquerait aussi bien à une utopie. Il serait d'ailleurs assez aisé d'argumenter qu'en réalité il n'existe aucune différence entre les deux. L'utopie des uns est la dystopie des autres. Ou pour le dire autrement, n'importe quel système politique basé sur n'importe quelle idée, même les plus politiquement correctes, poussé jusqu'à l'extrême, produit au bout d'un temps plus ou moins long une dystopie. Une utopie est une dystopie qui ne s'est pas encore dévoilée.
C'est sur ces prémisses philosophiques assez lourds que tous les grands récits de cet auteur prennent leur envol, avant, bien entendu, leur crash final d'une violence apocalyptique.
    En effet, avec Tiptree, on ne fait  pas de quartier et souvent, il n'y a aucun survivants. Dire que la nuance n'est pas sa spécialité est un doux euphémisme. James Tiptree est un auteur particulièrement lyrique, extraverti, violemment sentimental, au langage fleuri (de gros mots souvent), ayant recours à des effets de style aussi variés que puissants. Ses personnages principaux, surtout féminins, sont saisissants et réellement mémorables pour quelques-unes. En revanche, l'analyse de leurs motivations comme la description de la société dans laquelle ils (ou plutôt elles) évoluent est réduite, grossière, caricaturale parfois. C'est un auteur aux émotions à fleur de peau, qui prend volontiers ses sentiments pour des idées, ce qui l'égare quand elle s'écarte de son sujet, qui est cette boule qu'elle a au fond d'elle, ce sentiment mêlé, contradictoire, insupportable et indescriptible qui l'habite en permanence. Je ne veux pas dire que Tiptree n'a pas d'idées. Non, ses idées sont au contraire d'une limpidité, d'une netteté, d'une simplicité dont il faut absolument se féliciter. Je connais peu d'écrivain, et à coup sûr aucun dans le domaine de la SF, qui ait exprimé les idées de son époque avec une telle pureté cristalline. Et ces idées sont atroces, cela va de soi.
    Le simple fait de devoir vivre avec des hommes, des mâles, semble parfois suffisant à faire du monde une dystopie pour les personnages féminins de Tiptree. C'est clairement le sens de sa nouvelle la plus célèbre "The women men don't see", où les deux personnages féminins préfèrent s'enfuir avec des extraterrestres monstrueux et inconnus, dont elles ignorent les intentions, que rester en compagnie des hommes, pourtant représentés en l’occurrence par deux spécimens qui sont loin d'être les plus antipathiques de nos congénères.
    Le texte le plus connu de Tiptree, avec la nouvelle sus-mentionnée, s'intitule "Houston, Houston, do you read ?" Remarquablement, l'auteur commence par le donner comme une utopie où tout le monde vit dans une harmonie quasi céleste, à un petit détail près. Inutile de préciser qu'elle se terminera en cauchemar (surtout pour les derniers mâles de l'univers). Il n'y a presque pas d'enfant dans les nouvelles de Tiptree. Des adolescents à la rigueur, tous destinés à mourir de mort violente. Tiptree voudrait bien ignorer qu'il existe des enfants. Cela se comprend. À ma connaissance, il n’y a que deux enfants à avoir un rôle important dans l’œuvre de Tiptree. Le premier est un extraterrestre, croisement d’araignée et de scorpion géant, qui aura droit, comme les autres, à sa mort épouvantable, mais bon c’est une araignée (l'impressionnante et très réussie "Love is the plan, the plan is death"). J’hésite à qualifier le second, ou la seconde, d’enfant, tant le personnage de la mutante aveugle est clairement une métaphore (la déjà un peu faible "She waits for all men born") : celui-ci n’est pas la victime mais l’auteur de la destruction, du génocide complet de l’humanité.  Dans sa nouvelle la plus ensoleillée, la plus optimiste pourrait-on dire, au vu de ses standards habituels, une des plus belles aussi, "On the last afternoon", où des naufragés de l'espace tentent courageusement de reconstruire une civilisation ou du moins une société digne de ce nom avec le peu qui leur reste — on dirait presque du Le Guin à un certain moment mais on est bien sûr que ça ne durera pas — le camp est finalement détruit par la faute de la lâcheté ou de la faiblesse du trop pâle ou trop mâle héros et de l'obstination de quelques gigantesques monstres marins à vouloir venir se reproduire précisément là où les hommes ont établi leur camp, sur la plage. Pas de chance. En fait, il n'y a jamais de chance pour les personnages de Tiptree.
    Mais selon moi, L'exemple le plus emblématique de la noirceur intégrale de cet écrivain est probablement à chercher dans "A momentary taste of being" (attention : spoiler à suivre!).
Un vaisseau d'expédition parti chercher un monde habitable alors que la Terre se meurt découvre enfin, après des années de solitude une planète qui semble convenir à tous égards, un vrai paradis selon les découvreurs. L'une des éclaireuses, biologiste, rapporte sur le vaisseau un spécimen de la seule espèce « intelligente » de la planète, une sorte de végétal de grande taille, luminescent, qui semble communiquer par la pensée, mi champignon mi fleur. Vous croyez qu'elle est carnivore ? Non, c'est bien pire que ça. Avec la complicité volontaire ou involontaire d'une femme fanatique, et de son frère, le lâche (il y a souvent une femme fanatique ou un homme lâche ou les deux dans les nouvelles de Tiptree) l'extraterrestre attire tout l'équipage à lui, le subjugue et le condamne à une sorte de vie végétative avant la mort finale.
    Mais c'est encore beaucoup trop doux pour Tiptree. Avant de tomber dans le coma, l'un des hommes de l'équipage, subjugué, lance le signal à la Terre qu'ils ont trouvé la bonne planète, un vrai paradis, et que l'immigration peut commencer, condamnant donc son espèce. Le héros, mystérieusement résistant à la maladie qui détruit un à un tout l’équipage, essaiera de parer à ce piège mais échouera bien entendu, comme tout héros de Tiptree qui se respecte : le sort en est jeté. Or ce sort est particulièrement atroce. Outre que l'humanité est condamnée à disparaître, elle apprendra avant de mourir qu'elle n'est même pas une espèce vivante, intelligente et jouissant de son libre arbitre mais de vulgaires gamètes sexuels mâles (y compris les femmes donc) destinés à fertiliser le véritable organisme, l’espèce de fleur géante d'alpha du Centaure qui essaimera alors une étrange progéniture fantomatique vivant dans les étoiles, puis à mourir comme le spermatozoïde ayant accompli, ou pas, sa fonction. Cette idée semble une adaptation littéraire du thème principal du livre du biologiste Richard Dawkins "Le Gène Égoïste", où il défend l'idée que nous ne serions qu'un sous-produit en quelque sorte de nos gamètes sexuels et que toute notre vie ne serait qu'un faux-nez destiné à assurer la perpétuation du (saint) gamète. Le plus remarquable dans l'affaire est que le célèbre livre de Dawkins date de 1976, soit deux ans après que la nouvelle de Tiptree ait été écrite, et un an après sa publication en 1975 dans une anthologie réunissant trois novellas de Tiptree, Ursula Le Guin et Gene Wolfe. Qui a dit que les poètes précédaient toujours les scientifiques ?

    En 1977, la véritable identité de James Tiptree Jr. fut percée à jour. On découvrit que James était une femme, mariée (à un homme, doit-on préciser), plus très jeune, malade et cela désola ou surprit désagréablement nombre de gens. L'intérêt de ses lecteurs déclina. Mais le plus mystérieux est que la perte de son anonymat marqua une soudaine et réelle baisse de qualité dans sa production littéraire. James Tiptree résuma la situation avec son style lapidaire et élégant : « Maintenant, je ne suis plus qu'une vieille femme de Virginie qui raconte des histoires ; toute la magie a disparu. »