vendredi 8 mars 2019

Blade Runner : un miracle à Hollywood


   Parvenir à réaliser un film d’auteur, un film d’art au sens le plus fort, à Hollywood, qui plus est une merveille du septième art, est un genre de miracle. Le dernier à avoir eu lieu s’est produit en 1982 quand des producteurs désespérés ou inconscients ont accepté de sortir cet ovni cinématographique qu’on leur avait présenté comme le futur blockbuster de l’été : Blade Runner. Ils n’étaient pourtant ni fous ni incompétents : ils ont rapidement compris qu’ils avaient fait une grosse erreur, qu’ils s’apprêtaient à commettre une sorte de suicide commercial et donc de suicide tout court. Ils tâchèrent loyalement de réparer leur faute en sabrant quelques scènes essentielles et en ajoutant un happy ending sans queue ni tête mais ne réussirent évidemment qu’à empirer les choses. Et en effet le film a été un bide. Oh plus tard bien sûr, dans sa version remontée par le vrai créateur, Ridley Scott, il est devenu célèbre et adulé mais c’était trop tard pour ces coupables d’une traitrise impardonnable envers le studio et le sacro-saint business.
   Blade Runner est au fond un poème en images et en sons et bien entendu les gens d’Hollywood, comme toute personne sérieuse et sensée, ne détestent rien tant que la poésie. Selon la glose habituelle, la problématique essentielle du film serait la quête d’identité et l'ambiguïté (à tort, il n’y a rien d’ambigu dans le film contrairement au livre). Pour l’identité, ce n’est sans doute pas faux même s’il me semble que le film ne laisse aucun doute sur la réponse si la question est de savoir si les réplicants ont une âme et sont donc des êtres vivants, à part entière. En fait, il faut être plus précis : le thème principal est celui du roman de Mary Shelley, Frankenstein. Car les réplicants sont bien sûr des monstres de Frankenstein. Il est étonnant que peu de gens ait relevé ce fait. L’erreur ou l’aveuglement vient en partie de ce qu’on les qualifie souvent, à tort, de robots. Pour être artificiels, ils ne sont néanmoins pas des machines mais bien des créatures de chair rapiécées, comme le suggère une scène assez peu ragoûtante au début du film. Ce qui explique aussi cette étrange cécité est le fait que ces monstres sont jeunes et beaux pour au moins cinq sur six (oui, j’ai bien compté : il y a six réplicants qui apparaissent dans l’histoire). Pourtant, au début, la créature de Frankenstein était belle aussi.
   Blade Runner présente une version modernisée de Frankenstein mais aussi de Pinocchio, qui est d’ailleurs une variation sur le même thème. Un Pinocchio pour adultes. Remarquez le nombre de pantins et automates qui figurent dans l’appartement du pauvre jeune homme vieux, Sebastian, celui qui est probablement le véritable artisan de la création des réplicants (l’autre, le big boss à verres de loupe, n’est évidemment qu’un usurpateur). C’est lui Gepetto, le vrai père. Et c’est pourquoi il ne peut dire non à ces magnifiques créatures bien qu’il sache dès le début – cela se lit dans ses yeux – qu’il va le payer de sa vie. La fée bleue donne l’âme au pantin de bois tout comme la fée électricité donne la vie et son âme à la créature de Frankenstein par l’entremise de la foudre. Ici, on ne voit pas la fée mais il ne fait pas de doute qu’elle a œuvré dans les coulisses.
   Si personne ne peut penser que Deckard et sa “fiancée” sont des monstres, des créatures artificielles, ce n’est pas seulement parce qu’ils sont jeunes et beaux comme je l’ai noté tout à l’heure mais parce qu’ils semblent tellement humains. Et de fait ils le sont.
   Blade Runner est une belle histoire, simple, profondément morale. Le méchant du film, le seul, sera donc puni de la façon qui convient. Ayant péché par présomption et mégalomanie, le faux créateur, l’usurpateur, celui qui tient le rôle du diable en quelque sorte, aura la tête pressée comme une coquille noix par celui qu’il se vantait d’avoir créé.
   En matière de prodige, cela vaut bien la fée qui transforme le pantin de bois en vrai petit garçon. Qu’un film aussi poétique, métaphysique et moral soit sorti des mains de gens aussi matérialistes, athées et immoraux que le voulait la vulgate de leur époque, à leur insu pour ainsi dire, est en effet, au sens propre, un miracle.

PS : Par simplification, j’ai qualifié Ridley Scott d’auteur du film, comme s’il en était l’unique vrai créateur. Bien sûr, il y a beaucoup de créateurs, ou disons de recréateurs, dans un film. On doit citer ici le compositeur par exemple, le décorateur et l’éclairagiste, très inspirés tous trois. Mais avant tout, il faut saluer le grand et beau travail réalisé par les deux scénaristes Hampton Fancher et David Peoples (le second a terminé ce que le premier a commencé). Pour mesurer la difficulté de leur tâche et l’efficacité du script final, il faut lire le roman originel, qui part vraiment dans tous les sens, dont la simplicité, la concision et la clarté ne sont vraiment pas les qualités premières. Enfin bien sûr, il y a – tout de même – l’écrivain du roman : Philip K Dick.

PS2 : le film se déroule en 2019 : on peut donc juger de la justesse des prévisions des auteurs, même s’ils n’avaient sans doute aucune intention de jouer les prophètes. Ni réplicants ni voitures volantes ni apocalypse écologique (pas encore diront certains). Peu importe. Après tout l'année 1984 ne ressemblait pas beaucoup au roman 1984 et cela n’empêche pas celui-ci d’être chaque jour qui passe un peu plus crédible.


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