dimanche 5 mars 2023

Une histoire abrégée du Christ et de ce qui suivit

 

Le Nouveau-né de Georges de la Tour, sans auréoles et autres artifices

Remarque préliminaire : cet article est la première véritable incursion que je fais dans un terrain miné, objet d’une guerre féroce, l’histoire des religions (et l'histoire tout court mais plus intensément ici qu'ailleurs), et plus précisément de leurs grands enseignants, terrain où je ne me suis pour l’heure engagé que lors de brèves digressions dans des articles qui par ailleurs traitaient de tout autre chose.


Première partie : Yeshua


J’appellerai par son nom charnel, juif, donné par ses parents, celui qu’on appelle le Christ mais qui n’a jamais été appelé ainsi de son vivant, sauf en une ou deux occasions répertoriées. Je l’appellerai donc Yeshua.

La mère de Yeshua, Mariam, était fiancée à un homme à coup sûr plus âgé et probablement plus riche, comme c’était la tradition alors, quand elle tomba enceinte de son premier enfant qui devait porter le nom de Yeshua. Ils n’avaient pas eu encore de rapports sexuels et il lui fut donc difficile d’expliquer à Yosseph, le fiancé, comment la chose était arrivée. Avait-elle été séduite et fécondée par un beau parleur, avait-elle commis une erreur de jeunesse, comme cela arrive aux jeunes filles inexpérimentées ? Avait-elle été violée par un agresseur ? Les auteurs ne le disent pas. Quoiqu’il en soit, le dénommé Joseph devait être assez amoureux de l’imprudente car il ne brisa pas son serment et l’épousa malgré l’enfant à naître de père inconnu.

Yeshua naquit dans la ville de ses parents, Nazareth, en Galilée, ou peut-être lors d’un voyage en Palestine, à Bethléem. Rien de particulier n’est à relever à cette occasion. L’accouchement se déroula sans doute assez bien car Mariam eut encore plusieurs fils, dont Joseph et Jacques, et plusieurs filles dont on ignore les noms, après son aîné.

Rien non plus n’a été signalé de significatif dans sa jeunesse, annonçant l’homme qu’il deviendrait, jusqu’à ce que Yeshua atteigne une trentaine d’années (les auteurs ne fournissent pas plus de précisions). Mais on sait qu’à cet âge, il traversa une grande crise intérieure dont il sortit convaincu que son propre peuple, le peuple élu de Dieu, s’en était en réalité éloigné. Tout son enseignement visera à redresser la vision de Dieu qu’en avaient ses compatriotes aveuglés par les faux prophètes et les guides médiocres ou corrompus. Et quel enseignement est plus fort que celui qui se fait par l’exemple ? Il devint donc pour un temps imparti l'image incarnée de Dieu, quoique de chair et d’os, malgré toutes les contraintes et limitations que cela implique, et le resta jusqu’à sa mort, même lorsqu’il connut l’abîme du doute et qu’il prononça une de ses paroles les plus célèbres : « Père, Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? » On pourrait croire que ceci est la preuve de son imperfection ; au contraire, la perfection voulait qu’il prononçât ces paroles précisément à cet instant et dans ces circonstances épouvantables. Son enseignement consista à rendre visible ce qui était invisible, dicible ce qui était indicible, sensible ce qui était impalpable.

L’enseignement de Yeshua est le contraire de la sagesse humaine, essentiellement pratique, car cette sagesse-là ne fait pas naître la foi dans le cœur de l’homme et il avait besoin que beaucoup d'autres aient foi en lui, « une foi capable de déplacer les montagnes » pour accomplir sa tâche prodigieuse. L’enseignement de Yeshua n’est pas relatif, il est absolu. Il n’y a pas de juste milieu, de bon sens qui tiennent. Il n’y a pas de position valide entre le oui et le non, il n’y a de couleur entre le blanc et le noir. Sa radicalité est totale. Son enseignement pourrait se résumer (très grossièrement) à l’un de ses premiers commandements : « Soyez parfaits comme votre père dans les Cieux ». Sa radicalité ne vient pas d’un manque d’expérience, d’un manque d’humanité ou d’un idéalisme non trempé par les épreuves mais au contraire de son immense expérience et de la profondeur incommensurable de son humanité.

Yeshua s’est rendu parfait pour le Royaume de Dieu. Il sait donc que la perfection existe. Il sait que tous ses disciples sans exceptions peuvent être parfaits. Cette perfection ne durera pas, il le sait, car ce n’est pas en eux d’être parfaits jusqu’à la mort. Ce n’est en personne de rester parfait excepté lui. Aussi les met-il en garde à plusieurs reprises de ne pas désespérer quand ils trébucheront, car ils trébucheront, cela ne fait aucun doute.

Yeshua est parfait comme son Père dans les cieux mais il n’est pas Dieu, seulement son image (et c'est déjà énorme à supporter). Il ignore des choses que seul le Père sait, comme le jour et l’heure où viendra la grande tribulation. Il n’est pas bon non plus : « seul le Père est bon » rétorque-t-il à un suppliant dans une de ses paroles les plus étonnantes. En effet, seul Dieu peut donner la vie, la vie éternelle, lui ne peut que guérir et redresser ce qui a été couché, tout au plus. Il n’a pas de pouvoir en propre ; tous ses pouvoirs viennent du Père ; mais si ses disciples se rendent parfaits comme lui, le temps qu’ils le resteront, s’ils ont la foi, alors Dieu leur prêtera une force qui ne vient pas d’eux (car force et foi sont synonymes dans ce contexte). Et c’est dans ce sens qu’il est dit que Yeshua envoya ses disciples faire des miracles.

Les miracles : ce sont des guérisons inespérées et souvent abruptes : des aveugles qui revoient, des infirmes qui remarchent, des épileptiques et des déments calmés, des lépreux sans lésions, des comateux qui se raniment… L’instrument du miracle est Yeshua mais comme il le dit à maintes reprises, c’est la foi du malade qui fait la guérison. D’ailleurs il n’a même pas toujours besoin d’être présent pour que la guérison s’accomplisse. Pourquoi ont-ils tous foi en lui, une foi sans limite ? tel est le grand mystère.

Yeshua n’est pas Dieu, il le dit à plusieurs reprises, il n’est pas un ange non plus (« je suis le Fils de l’homme » ce qui exclut toute nature angélique). Il n’est pas davantage le fils de Dieu, dans le sens où ses disciples l’entendent. Un fils de Dieu, oui. Yeshua lui-même ne se qualifie jamais ainsi mais uniquement et continuellement comme « le Fils de l’homme », une de ses paroles les plus difficiles à entendre pour beaucoup, bien que je vienne une seconde plus tôt d’en expliciter le sens principal.

Son enseignement évolue : au début il affirme ne venir que pour les brebis égarées d’Israël puis il se contredit en guérissant le serviteur du centurion ou la femme cananéenne (« mais les petits chiens mangent les miettes sous la table du maître » lui fait-elle remarquer). Pourtant, il est toujours parfait. Pourquoi ? Parce que la perfection est fugitive, toujours changeante, toujours en évolution elle aussi. La perfection, c’est de dire la juste parole ou de faire l’acte adéquat à tel moment dans tel lieu devant tel public, et elle ne le serait plus dans tout autre cas. Une vérité bonne à dire aujourd’hui à l’un ne l’est pas pour l’autre et elle ne l’était pas hier et ne le sera plus demain. C’est pourquoi d’ailleurs Yeshua est le seul parfait, car il est né au bon endroit au bon moment, parmi les peuples adéquats et parce qu’environ un million d’autres facteurs se sont réunis alors pour lui permettre de devenir ce qu’il est. Et naturellement cet alignement immensément improbable de circonstances ne s’était pas produit avant et ne se reproduira plus (inutile donc de chercher le nouveau messie, le nouveau « Jésus »). La perfection étant mouvante et sans cesse annulée par le temps qui passe ou les lieux qui changent, elle ne peut être fixée. Et c’est pourquoi jamais Yeshua n’écrivit, bien qu’il sût évidemment lire et écrire, sauf une fois, quelques lettres dans le sable ou la poussière pour la femme adultère qu’il venait de sauver de ses accusatueurs, et qu’il effaça aussitôt.

La sexualité : Yeshua s’est rendu eunuque pour le royaume des cieux. Pourquoi ? La réponse est très simple. Si vous voulez être à tous, vous ne pouvez être à une. Que ce soit dans la chair ou pire encore en esprit. En vérité ce problème est le plus facile à élucider de tous ceux que je me suis permis d’élucider pour ce texte et qui semble pourtant plonger certains dans des abîmes de perplexité bien inutiles, sans parler de toute l’encre qu’il a fait couler. Quant au fait qu’il se soit fait eunuque, Yeshua était adepte des images fortes et des hyperboles. Quand la femme adultère, nue, lui est présentée pour recevoir son châtiment, il se garde bien de la regarder et griffonne les yeux tournés vers le sol ; ce n’est pas l’attitude d’un eunuque au sens littéral. « Dans le royaume de Dieu, les femmes n’auront pas de maris et les hommes n’auront pas d’épouse » est un enseignement très différent de celui du Coran (mais pas absolument inconciliable).

Après une année de mission, peut-être deux et au maximum trois — les textes ne donnent pas de durée précise — Yeshua a annoncé qu’il allait mourir sur la croix (en fait un T), livré à ses ennemis jurés, les gardiens du Temple, par l’un de ses douze disciples. Et les choses se sont produites comme il l’avait dit. Pas de miracle là-dedans : si vous êtes parfait, alors vous avez une vision parfaitement lucide de la situation ; et comme dit un proverbe très cher aux écrivains, si vous connaissez (parfaitement) le début de l’histoire, vous connaissez aussi la fin. La crucifixion était le supplice ordinaire, jugé le plus ignominieux, pour les criminels ordinaires, bandits et autres basses racailles et il pouvait être certain que les pharisiens ne lui feraient pas l’honneur de le condamner en tant que criminel extraordinaire, d’où sa précision dans les détails annoncés de sa mort. La condamnation à mort, de la façon la plus ignoble, de Yeshua était évidemment une décision politique, sans le moindre rapport avec une quelconque justice, le procès n’étant qu’un simulacre, tout cela parfaitement compris par l’occupant romain en chef (Pilate en l’occurrence) qui a toutefois donné son accord, par intérêt politique et pour le confort de sa carrière. Rien de neuf sous le soleil dirait l’Ecclésiaste : on a les mêmes aujourd’hui en surabondance de stock.

Sur la colline du Golgotha, au pied du patibulum, ce qu’on appelle maintenant, à tort, la croix, ne se trouvaient ni les frères ni les sœurs ni la mère de Yeshua. Parmi les seules pleureuses certifiées étaient Mariam de Magdala, qui était peut-être une ancienne prostituée, et Mariam, mère de Jacques et Jean, les fils du tonnerre comme les surnommait Yeshua. Aucun des onze disciples « fidèles » ne se trouvaient non plus présents, certainement de peur d’être arrêtés à leur tour. Que celui qui n’a jamais eu peur pour sa vie leur jette la première pierre.

Il reste une question toujours non élucidée à ce jour, la plus importante peut-être. Pourquoi après sa mort, si ignominieuse (si vous vous documentez pour connaître les détails réalistes des effets d’une crucifixion sur un homme, vous comprendrez pourquoi ce supplice était réservé aux plus bas criminels), pourquoi après que même ses plus proches l’aient abandonné, pourquoi tant de compatriotes de Yeshua, eux qui attendaient un messie plein de puissance et de gloire, se sont mis à croire en lui dans des nombres de plus en plus grands et dans une sorte de fièvre religieuse encore jamais atteinte ? Peut-être est-ce simplement un effet de la psyché humaine qui ne voit réellement les personnes dans leur vérité profonde que lorsqu’elles passent de vie à trépas. Mais on ne peut écarter qu’il se soit produit juste après la mort et la mise en tombeau de Yeshua un événement jugé suffisamment surnaturel par la foule pour provoquer ce regain de foi capable d’emporter tout sur son passage tel un torrent de montagne après l'orage. On dit ainsi que Yeshua aurait été vu, en chair et en os, trois jours après sa mort, et que certains auraient même mangé et bu avec lui. Je ne sais comment interpréter ces témoignages, si ce ne sont pas des légendes (on a écrit tant de légendes à propos de cet homme !). Bien sûr que je crois pas aux miracles, ces événements surnaturels étant par définition les négations même des lois de Dieu, mais qui peut dire qu'il connaît toutes les lois divines ?

Avant de mettre un point final à cette première partie, je voudrais faire une remarque.

De tous les évangiles canoniques, celui de Marc est le plus fiable. Marc est le plus naïf des évangélistes, le moins susceptibles de corriger son récit pour des motifs de bienséance, de surenchère à but publicitaire ou de politique générale. Sa description des guérisons dites « miraculeuses » sont typiques à cet égard : il dit que Yeshua frotte de salive les yeux ou autres parties atteintes du malade, détail qui ne me paraît pas avoir été inventé. Il est à noter aussi qu’il ignore tout de la naissance miraculeuse de Yeshua et que les seules mentions qu’il fait de la mère et des frères de Jésus montrent leur opposition à son enseignement ou, à tout le moins, leur complète incompréhension: ils semblent mutuellement comme des étrangers. Luc et Jean sont de meilleurs écrivains mais l’un adore broder et l’autre prête un discours important à Yeshua lors de la Cène qui est de toute évidence une pièce de sa main rassemblant diverses réflexions que lui ont inspiré la vie et l’enseignement de son ami, ce qui est bien différent d'un témoignage. Matthieu, quant à lui, est un simple compilateur de données, qui ne sait pas trier entre le grain et l’ivraie.


La seconde partie de cet article ou de ce bref essai paraîtra dans un futur proche quoique incertain. Elle traitera pour les idées principales, de la subversion politique de la parole vivante de Yeshua qui a commencé presque aussitôt après sa mort, de la corruption des évangiles eux-mêmes, canoniques ou pas, de la légende dorée qui se met en place, de la corruption des églises dites chrétiennes, toutes sans exception y compris les myriades de sectes plus ou moins obscures, plus ou moins couronnées de succès, qui se sont succédées jusqu’à ce jour, avec mention spéciale pour les experts en mariolâtrie* venus du Vatican ou d’ailleurs. Ce ne sera pas pour juger ni même critiquer (ou si peu) mais pour rappeler des faits, je dirai presque des évidences que beaucoup ont cependant une tendance invincible à oublier. Yeshua s’est toujours voulu un repère absolu, une étoile dans les cieux visible de n’importe quelle place, quel que soit votre avancement (ou votre attardement) sur le chemin qui mène aux portes du Royaume. C’est ainsi qu’il faut comprendre ses paraboles à propos du serviteur de la onzième heure et autres similaires : peu importe votre place, votre degré "ès-saintetés", car vous êtes toujours trop loin de l’étoile, trop loin de la perfection. Et la porte des étoiles peut s’ouvrir n’importe où, à n'importe quelle heure, si Dieu le veut. Les églises sont elles dans le royaume terrestre, le royaume du contingent et du relatif. Et le fait qu’il ne pouvait en être autrement ne change rien au diagnostic.


* Dixit Henri Guillemin : rendons à César ce qui appartient à César.

Autre texte de ma main, sinon de ma tête, où il est question de cet homme extraordinaire : ici.