vendredi 23 février 2024

Histoire du Grand Empire Américain II : pourquoi l’Empire a perdu contre la Russie

       C’est une des questions qui nous est le plus souvent posée. Pourquoi l’Empire, dans toute sa splendeur et sa grandeur a finalement perdu militairement et économiquement contre une puissance qualifiée de second ordre, à peine plus grande que les Pays-Bas, pays qu’on aurait du mal à trouver sur une carte ? Naturellement, et comme toujours, la réponse se trouve (presque) entièrement contenue dans la question ou du moins dans son énoncé. L’idée que la Russie était seconde ou dans une catégorie inférieure à l’Empire est fausse. Mais pourquoi cette idée fausse ? À cette question, nous répondrons par la maxime très ancienne de Sun Tze : « si tu veux vaincre ton ennemi, apprend d’abord à le connaître. Et puisque tu ne peux connaître ton ennemi sans te connaître toi-même, commence donc par te connaître toi-même». Bon, Sun Tze n’a peut-être pas dit cela exactement mais il aurait pu. Quoi qu’il en soit, l'Empire n’a rempli aucune de ces deux conditions nécessaires et préalables. Il a donc perdu.    Il a perdu militairement, ce qui est la raison première du démantèlement de l’Empire qui a presque immédiatement suivi, mais il a perdu aussi bien économiquement, 
diplomatiquement et pour finir culturellement.
    Commençons par la première raison : l’incapacité ou le refus de connaître son adversaire. Disons-le tout de suite, il s’agit encore plus d’un refus que d’une incapacité. Et nous verrons plus loin que ce refus peut être logiquement et entièrement prédit par la seconde raison (qui est donc en fait la première, chronologiquement et causalement parlant) : son incapacité ou son refus de se connaître soi-même. Ne pas connaître son adversaire peut avoir deux conséquences opposées : soit vous le sous-estimez soit vous le surestimez. Dans les deux cas, vous donnez à votre adversaire un avantage considérable. Mais dans le cas qui nous occupe, il s’agit évidemment d’une sous-estimation systématique. La Russie était présentée par l’Empire comme faible militairement, économiquement, socialement et culturellement. À l’en croire, la Russie était si faible militairement qu’une petite poussée d’un seul de leur État, le cinquante-deuxième en l’occurrence, cet État disparu corps et biens qu’on appelait l’Ukraine, pouvait suffire à le briser en deux, en quatre, en huit, en seize et de préférence en trente-deux. Si faible économiquement que l’Empire la surnommait « cette station-service déguisée en nation ». Si fragile socialement que la moindre pression suffirait à provoquer un changement de gouvernement, sous-entendu pour un gouvernement plus favorable à l’Empire, que le moindre vent contraire suffirait à le décapiter. Si faible culturellement que la nation russe était référée dans tous leurs films (les Américains ne lisaient pas de textes contenant plus de trois cent signes) comme le pays des Barbares, ce qui aurait pourtant dû leur rappeler le destin romain. Si vous ne connaissez pas votre adversaire, barbare ou pas, vous ne connaissez pas les forces que vous vous apprêtez à combattre. Vous ne pouvez donc ajuster correctement les vôtres. Pire que ça, ne pas connaître son adversaire, c’est la certitude de ne pas s’être préparé convenablement. Quand l’Empire a exécuté son mouvement final qui a déclenché la guerre, c’était déjà trop tard : il n’était prêt ni militairement, ni industriellement, ni même oserons-nous, socialement. Quand il s’est rendu compte de son erreur, il ne pouvait plus rattraper le retard accumulé, on ne remet pas en branle une industrie en quelques mois ou quelques années. Quand la guerre a commencé, la puissance industrielle de la Russie, du moins sur le plan militaire, était déjà deux fois celle de l’Empire au complet, à savoir les USA et ses lamentables acolytes, et l’écart n’a plus cessé de croître.
    Tout à l’inverse, la Russie était prête, bien qu’elle n’ait sûrement pas voulu cette guerre. Pourquoi ? Parce que contrairement à l’Empire, elle n’ignorait rien de son adversaire, l’avait longuement étudié, pratiqué, à tel point qu’elle avait cru un jour pouvoir faire partie de l’Empire ! Depuis des années, comprenant que tout rêve de paix et de concorde générale était accueilli par l’Empire avec un grand NO quand ce n’était pas un ricanement, elle avait conçu, calibré, dimensionné sa force de frappe en fonction des forces de son adversaire prévisible. Elle avait renforcé tous ses secteurs clés en prévision d’une guerre non seulement militaire mais surtout économique : c’est-à-dire son agriculture, son industrie, ses armements spécifiques destinés à contrer la puissance de l’Empire essentiellement aérienne et maritime (l’autre secteur clé, l’énergie, était depuis longtemps acquis, dirons-nous). Elle avait également soigneusement resserré ses liens diplomatiques avec des pays importants et d’une manière générale avec le monde non soumis à l’Empire. À partir de là, et considérant son incapacité à s’adapter à son adversaire, sa sous-estimation grotesque des forces adverses, nous émettons avec une confiance non polluée par le doute cette affirmation audacieuse mais raisonnable, que lorsque l’Empire a poussé son fou ukrainien à attaquer le premier pion russe, c’est-à-dire avant même que la guerre ne commence, la partie était déjà perdue pour lui.
    Et maintenant nous en venons à la seconde cause de l’éviction de l’Empire, qui est donc en réalité, causalement et chronologiquement, la cause première : la méconnaissance de soi-même. L’Empire ne se connaissait pas et ne pouvait donc se remettre en question. C’était une civilisation presque entièrement tournée vers l’illusion et à l’auto-illusionnement, la perpétuelle magnification de soi. Un de ses surnoms mérités est d’ailleurs Le Grand Illusionniste. L’Empire est devenu au cours des décennies, avant toute chose, une machine à propagande d’une puissance inégalée, superbe certes et d’une efficacité incontestable. Le problème est que cette propagande a fort bien marché avant tout… sur lui-même. L’Empire a fini par croire à ses mensonges. Il a cru pouvoir s’abstraire des règles communes, il a cru pouvoir se passer de toutes règles en vérité. Il a fini par croire en sa supériorité intrinsèque, non seulement sur le plan de la puissance brute dirons-nous, mais aussi et surtout sur le plan moral (et là c’est une maladie plus grave).
    Arrivé à son stade terminal, l’Empire était devenu incapable de voir l’évidence, l’éléphant au milieu du couloir, tellement sa propre propagande s’interposait continuellement entre la réalité et ses yeux, lui montrant à la place une fantaisie de son choix, rose, fraîche et blonde. Il est typique que le génocide commis par son cinquante et unième État — un État disparu du nom d’Israël — envers les Palestiniens devant les yeux effarés du monde entier, c’est-à-dire le monde entier moins l’Empire, ne l’a nullement empêché de se sentir juste, bon et vertueux. La déliquescence, la pourriture, la métastase cancéreuse étaient partout, répandant leur odeur nauséabonde dans tout l’Empire, évidente pour tout le monde sauf le malade.
    L’autodestruction de l’empire a été un immense soulagement pour le reste du monde, qui contenait la grande majorité de l’humanité. Il n’y a pas eu besoin de guerre cette fois, de barbares féroces venus de l’Est. La sclérose est devenue telle, la pourriture a atteint un point tel que l’Empire s’est désagrégé de lui-même, comme une momie restée trop longtemps au jour, progressivement, inéluctablement, dans l’isolement et l’indifférence générale.
   Si nous étions moins impartial, nous dirions que c’est bien mérité. Mais il est tout à fait possible, croyons-nous, que certains membres de l’Empire se voient encore aujourd’hui comme les maîtres des terres et des cieux, un peu comme ce vieux pape dont nous avons oublié le nom, rôdant dans les ruines du Vatican, fou, solitaire et moribond, parlant aux choucas et aux pierres comme s’il prêchait devant des millions de fidèles.

Pour commémorer le centenaire de la libération du Donbass, le 24 février 2124.

samedi 10 février 2024

Vladimir Poutine répond à Tucker Carlson : un entretien pour l'Histoire

    Comme mon titre le suggère, j’ai une très haute opinion de l’exercice oral auquel s’est livré Vladimir Poutine la veille. Je pense qu’il fera les livres d’histoire dans un siècle, y compris les nôtres, ceux de nos descendants j’entends bien. 
    La première remarque est que la qualité exceptionnelle de l’entretien tient moins à la qualité de l’interviewer, ni particulièrement bon ni particulièrement mauvais selon moi, mais à son format et à une traduction du russe à l’anglais quasi idéale. Quand on sait la difficulté de ce gente de traduction en live, surtout entre deux langues aussi divergentes dans leur esprit même que le russe et l’anglais, il faut vraiment saluer la performance du traducteur inconnu, sa clarté, sa fluidité, son absence totale d’hésitations ou de repentirs (qui n’a pas dû subir ces balbutiements parfois insensés qu’on nous inflige régulièrement en la matière et tout particulièrement quand il s’agit de Poutine !). Si le traducteur faisait partie de l’équipe de Tucker Carlson, c’est donc un autre très bon point pour lui. C’est aussi la raison pour laquelle j’ai choisi de faire figurer en bas de cet article la version originale de l’entretien, publié sur le site de Carlson : les versions françaises que j’ai pu examiner sont de toute évidence des traductions de la traduction anglaise, sans doute par manque de moyen financier, ce qui promet une perte certaine de précision et de qualité du signal comme diraient les physiciens.
    Le format choisi est celui d’une conversation, de deux bonnes heures, une vraie conversation, pas un match de boxe déguisé en discussion où le seul objectif du soi-disant journaliste est de marquer des points contre l’Adversaire. Le seul fait que l’interviewer considère l’interviewé comme son adversaire suffit d’ailleurs à le disqualifier comme journaliste. Nous avons donc tout le temps d’apprécier, nous-même, l’argumentation de Poutine. Carlson ne hache pas les réponses du Président russe par des coupure intempestives, ne harcèle pas, comme c’est dorénavant la norme des journalistes occidentaux quand ils « donnent » la parole à tout dissident de la doxa en vigueur. Ne nous y trompons pas, le principal reproche qui est fait (sans trop le dire) à Poutine est d’ordre philosophique, à savoir que non seulement il ne partage pas la vision de l’Occident, son « nouvel ordre mondial », mais qu’il le défie ouvertement. Il est clair et de toute façon déontologiquement normal dans une vraie interview que les questions n’ont pas été soumises au préalable à Poutine ou à son entourage. Cela est d’autant plus patent quand on voit l’air chagrin et perplexe de Carlson quand Poutine se lance dès le début dans son résumé de l’histoire russe en une demi-heure et qu’aucune tentative du journaliste ne parvient à l’en détourner. La surprise et l’inquiétude de Carlson sont compréhensibles car lui s’adresse à son public, le public américain, et on peut être certain que ce public n’est absolument pas habitué à de telles « digressions » comme les qualifie lui-même malicieusement Poutine, et qu’il a déjà le doigt sur la zapette, si, comme moi, il a casté la vidéo sur son écran TV. De plus, comme le montre son avertissement préliminaire de l’entretien, Carlson pense visiblement au début que Poutine essaie de l’embobiner et de répondre à côté de la question comme c’est la norme chez le politicien occidental, avant de réaliser son erreur. Poutine est parfaitement conscient de ce qui se passe dans la tête de son interlocuteur : cela se lit dans son petit sourire et dans une de ses remarques lors d’une intervention alarmée du journaliste : « c’est ennuyeux, n’est-ce pas ? » avant de poursuivre, impitoyablement. C’est que Poutine, lui, ne s’adresse pas aux gens des USA, il s’adresse au gens du monde entier ; il profite de la tribune incomparable que lui offre Carlson pour parler à des dizaines de millions de personnes qui ne l’auraient jamais écouté sans ça (plus probablement de l’ordre de la centaine de millions, seulement pour la version anglaise). En gros, il retourne la puissance sans égale dans l’espace et dans le temps de la machine médiatique US à son avantage. Que Carlson éprouve de la sympathie ou non pour ses vues n’est pas son problème ; il sait seulement qu’il n’aura guère d’occasion comme celle-ci de pouvoir les exposer sans barrage de missiles. Comme il le dira assez crûment plus loin dans la conversation, les sentiments n’ont que peu de place dans les affaires d’État. 
    Le petit cours d’histoire russe n’est en fait pas une digression mais doit être vue comme une marche d’approche, lente et un peu longue certes, patiente et méthodique à l’image de son « professeur ». Mais progressivement et très efficacement, i nous fait comprendre quel est son but. L’Ukraine n’a pas, ou presque pas, d’histoire, de racines, de culture, si elle s’extrait de son héritage partagé avec la Russie. Je vois bien que pour le lecteur goinfré de la bonne parole occidentale, cette vue peut paraître inacceptable. Ce n’est pourtant pas une vue de l’esprit mais l’expression d’un fait. L’Ukraine n’a jamais eu d’existence en tant que nation avant que Lénine ne décide de lui offrir le statut de république autonome dans le cadre — tout de même — de l’Union Soviétique. Cette absence d’histoire et de racines en dehors de la Russie explique le choix calamiteux des gouvernement ukrainiens qui ont succédé à Yanoukovitch, le dernier président « pro-russe » destitué par un coup d’état, en grande partie payé et organisé par le service habituel de Washington qui commence par un C et finit par un A. Si vous décidez de rayer la culture russe, et même son fondement et réceptacle qui est sa langue, de votre culture alors qu’elle en constitue l’essentiel, que vous reste-t-il pour rassembler le peuple derrière votre étendard ? Eh bien ils n’ont rien trouvé de mieux que le nationalisme rouge et noir de Stepan Bandera, ce qu’on appelle maintenant le bandérisme. Le fait que l’idéologie de Bandera, ce grand « héros » de la seconde guerre mondiale, résistant contre « l’envahisseur soviétique », un des meilleurs soldats d’Hitler, et de ses collègues moins célèbres, n’était autre que du nazisme mis à la mode galicienne, une région à l’ouest de l’Ukraine, ultra minoritaire démographiquement et géographiquement, ne les a pas gênés. Cette grande purge doublée d’une réécriture complète de l’histoire, digne de 1984, a commencé en 2014, après le coup d’État mais a encore pris de la vitesse suite à l’élection de Zelensky en 2019. Celui-ci (qui est russophone et a dû apprendre l’ukrainien pour sa campagne) a été élu sur un programme de grande réconciliation avec les russophones mais presque aussitôt élu, Zelensky, sous les pressions conjuguées de son extrême extrême-droite et des USA, a retourné sa veste en deux temps trois mouvements comme le comédien qu’il est et instauré le pire régime d’apartheid qu’on ait vu depuis l’époque de Nelson Mandela, au détriment des russophones (et aussi des minorités hongroises, roumaines). Pourquoi les USA ont soutenu une pareille politique, en contradiction totale avec les valeurs défendues par ce pays ? Parce qu’elle servait leur but, qui était de transformer l’Ukraine en bras armé contre la Russie et que seule la faction la plus extrême avait la volonté, la haine compatibles avec une telle entreprise d’autodestruction. C’est d’ailleurs la tactique la plus ordinaire de la CIA de s’appuyer sur des groupes fanatiques ou extrémistes, de les faire croître, de les entraîner, de les armer, pour détruire un pouvoir en place qui ne convient pas à Washington. Le peuple ukrainien a été trompé, transformé sciemment par ses propres leaders en quantités sacrifiables pour la grandeur de l’Empire US (et bien sûr pour remplir bien des poches au passage).
    L’idée que le néonazisme en Ukraine est négligeable, une idée d’ailleurs toute récente, est très facile à réfuter. Les statues et monuments consacrés à Bandera et aux autres « héros de la résistance » sont maintenant partout en Ukraine, remplaçant les monuments soviétiques, ses milices défilent régulièrement en toute légalité dans le pays avec torches et insignes du troisième Reich, pour rappeler au peuple (et à son leader pour rire) qui est vraiment le maître. Zaluzhny (Poutine n’a pas donné cet exemple éminent de néonazisme lors de l’entretien mais il aurait pu) le grand chef d’état-major de l’armée ukrainienne avant son licenciement tout frais a un buste et un poster de deux mètres de haut de Bandera dans son bureau. (Je fais une petite digression à ce sujet. La destitution de ce général ouvre une voie royale à sa future élection à la place de Zelensky. Et si celui-ci avait la mauvaise idée d’annuler les élections pour éviter ça, il risquerait fort de connaître un sort plus brutal que la perte d'élections. J’ai entendu des personnes pourtant éclairées sur la politique ukrainienne émettre l’idée que Zaluzhny pourrait s’exiler à l’étranger, prendre un poste d’ambassadeur au Royaume-Uni ou ailleurs, comme d’autres ex-leaders ukrainiens l’ont fait avant lui, sentant la débâcle arriver. Pourquoi ferait-il ça ? Toute sa force réside en Ukraine. Il est largement plus populaire en Ukraine que Zelensky, il a l’armée à sa botte, il est sans cesse avec ses amis de Right Sector ou d’Azov. Non, il va juste attendre son heure, que les USA et Nuland regardent ailleurs — ce qui ne devrait plus tarder — possiblement en aiguisant le long couteau qu’il réserve à Zelensky. Bon, peut-être que cela se fera plus gentiment, démocratiquement si on ose dire, mais je ne parierais pas une grosse somme là-dessus.)
    Un autre point fort de la conversation que j’ai relevé est la réponse de Poutine à la question de Carlson au sujet du risque qu’il y aurait pour la Russie de se voir asservie par la Chine après les USA (au bon temps d’Eltsine). Poutine lui répond que la Chine n’est pas les USA, que la Chine est la voisine de la Russie depuis des siècles et des siècles, qu’ils ont toujours su coexister jusqu’ici et qu’il y a toutes les raisons de penser que ça va continuer encore un bon moment. Il lui dit aussi que bien entendu, l’adversaire ultime désigné par Washington, n’est pas la Russie mais la Chine. Pour une raison toute simple : la Chine a précisément dix fois la population de la Russie. Et il lui dit enfin ce qui est vraiment important : l’idée que les USA peuvent conserver leur hégémonie, empêcher l’essor de la Chine en tant que puissance supérieure, y compris par rapport à eux, est une illusion, une fantaisie, « comme de vouloir empêcher que le soleil se lève ». La roue tourne et continuera de tourner. Et il ajoute plus loin une idée aussi forte qui découle directement de cette constatation : le plus grand problème du peuple des US n’est pas qu’il vote pour le mauvais candidat mais d’avoir une élite qui pense toujours en termes d’hégémonie ; peu importe le candidat qui gagne si l’élite qui l’entoure est la même. Cela peut certainement s'étendre à d'autres pays...
    Pour l’affaire Nord-Stream, quand le journaliste lui demande qui est selon lui le coupable et s’il a des preuves, Poutine fait une réflexion encore une fois très profonde et révélatrice de sa claire vision du monde. Bien sûr qu’il connaît le coupable et qu’il a des preuves mais quel intérêt pour lui de les fournir puisque ces preuves ne seront jamais reconnues comme telles. Personne ne peut lutter aujourd’hui sur le terrain de la propagande avec les US ; c’est perdre son temps et ses efforts. Il n’a pas précisé ce qui suit mais il devait le penser : en revanche, elles pourront servir, plus tard, quand le moment sera venu de régler les comptes et c’est une autre raison pourquoi il ne faut pas les divulguer inconsidérément.
    Pour finir, je voudrais insister sur un trait particulier de Poutine, absolument déroutant pour la mentalité occidentale moderne, qui est sa transparence. Dans notre partie du monde, les journalistes, les commentateurs divers, cherchent toujours dans le discours d’un politicien à décoder des messages subliminaux, à lire entre les lignes, à découvrir la parcelle de vérité cachée dans un épais tissu de rhétorique creuse, ambiguë, fantaisiste ou simplement mensongère. C’est non seulement inutile dans le cas de Poutine mais contre-productif. Il faut prendre le discours de Poutine pour ce qu’il est. Ce qu’il dit est ce qu’il pense et il le dit très généralement d’une manière simple et claire. Cela ne signifie pas bien sûr qu’il dit tout ce qu’il pense ou ce qu’il sait, mais ce qu’il dit est toujours ce qu’il pense. S’il vous dit qu’il n’a aucune intention d’envahir la Pologne, vous pouvez être certain qu’il n’envahira pas la Pologne, ni demain ni après-demain (sauf comme il le précise si celle-ci attaque la Russie, éventualité très improbable). Car un autre trait de poutine est sa remarquable constance. Ses discours récents, reflètent très fidèlement ceux d’hier, quand il était encore un nouveau-venu sur la scène politique mondiale et ses actes ont presque toujours confirmé ses paroles — presque tous les politiciens qui l’ont côtoyé, même adversaires, le confirment, au moins en off ou la retraite venue comme Clinton (Bill bien sûr, pas l’horrible Hillary). Le seul changement est qu’il l’exprime de plus en plus ouvertement. Et il l’exprime de plus en plus ouvertement parce qu’il sait que sa position, c’est-à-dire celle de la Russie (il faut comprendre que lorsqu’il revêt son costume d’homme d’État, il n’est plus l’individu Vladimir Vladimirovitch mais devient un instrument presque impersonnel au service de la nation, à tel point que les observateurs, même mal disposés envers lui, ont une tendance invincible à les confondre), est de plus en plus forte, non pas tant sur le plan domestique (il y a longtemps que c’est fait), que sur le plan international, aussi bien pour les aspects sociaux, culturels, économiques, militaires et diplomatiques.

dimanche 4 février 2024

L’intérêt du récit épistolaire : Les Liaisons Dangereuses, Dracula, Sept Nuits Américaines...

 


    

    Question : le récit épistolaire s’est-il développé progressivement à partir de l’écriture de lettres ou a-t-il été dès le départ l’idée d’un auteur astucieux, ayant compris tous les avantages du procédé ? N’étant pas historien, voilà une question à laquelle je ne répondrai certainement pas dans cet article.
    La question qui m’intéresse ici est pourquoi ce procédé, qui est tout sauf simple, quand il est bien utilisé, apporte des avantages narratifs considérables. Pourquoi Les Liaisons Dangereuses, Dracula ou Le Horla seraient nettement moins bons si leur récit avait été écrit du point de vue de l’auteur anonyme et invisible ? Ce dernier exemple peut étonner dans le cadre d’étude que j’ai choisi mais je considère ici que le récit par journal interposé est en fait une forme particulière de récit épistolaire où l’expéditeur des missives et le destinataire sont une seule et même personne. Autrement dit, il s’agit d’un cas où le moi contemporain de l’auteur envoie des lettres à son moi futur dans l’espoir que celui-ci aurait encore la possibilité ou l’envie de le lire. En effet, quiconque prend la peine d’écrire quelque chose quelque part espère toujours qu’il sera lu, ne serait-ce que par un seul lecteur, et celui qui met un message dans une bouteille, la rebouche soigneusement et l’envoie en mer, quoiqu’outrageusement optimiste, n’y fait pas même exception.
    Le récit épistolaire dans ce sens élargi évite en fait une série d’écueils sur lesquels viennent s’échouer un nombre considérable d’entreprises romanesques que je vais lister :
- L’auteur omniscient : grave défaut que seuls des génies comme Tolstoï peuvent se permettre. Et encore, même lui est meilleur quand il ne sait pas tout.
- La prétention à l’objectivité : rejoint l’écueil numéro 1, détestable et mensonger dans la conduite d’un récit, sauf si cette objectivité est en fait un trait de caractère du personnage narrateur, probablement détestable.
- Le récit en plein : un bon récit doit avoir des creux, des manques que le lecteur se chargera de combler… ou pas, selon l’intérêt de la chose. On appelle ça des ellipses narratives. La forme épistolaire donne lieu naturellement à toute une série d’ellipses, qui sont tout aussi naturellement acceptées par le lecteur. On ne s’attend pas à ce que le rédacteur d’une lettre sache tout sur le déroulement d’un récit, contrairement à L’Auteur (surtout celui de mon point numéro 1).
- Le récit par ouï-dire, de seconde main : la trame principale d’un récit épistolaire est toujours racontée par celui qui la vit. Quand l’action se centre sur un nouveau personnage, l’expéditeur et parfois le destinataire de la lettre changent aussi. Ce procédé particulièrement souple est presque impossible à implémenter dans le cadre d’une narration ordinaire : vous ne pouvez tout simplement pas changer de narrateur à chaque fois que l’intérêt du récit le demanderait ; le lecteur ne l’accepterait pas.
- L’étroitesse de vue (généralement unique) : d’évidence, sauf dans le cas particulier du journal, il y a autant de points de vue que d’expéditeurs de lettres. Le narrateur subjectif est un procédé intéressant mais il l’est encore plus quand il y a plusieurs narrateurs subjectifs, ce qui est le cas des épistoliers. Cela permet également les témoignages ou affirmations contradictoires ou complémentaires sans qu’il y ait besoin de faire appel à l’état mental préoccupant du narrateur unique.
- L’accusation d’insincérité : le seul fait que le récit soit tiré de lettres ou de journaux intimes persuade mieux le lecteur de la sincérité de l’auteur. Dans un journal en particulier, on ne ment pas, le plus généralement, puisqu’il est destiné à soi-même et personne d’autre. Dans le cas du récit épistolaire, c’est bien sûr une illusion créée par l’auteur machiavélique mais une illusion très recommandable.
    Le Horla pour tous les points notés sauf le numéro 5 est particulièrement intéressant. En effet, il y a deux versions du Horla, une première écrite sous forme de récit classique, la seconde sous forme de journal intime. La seconde est évidemment supérieure, bien plus efficace. De plus, Maupassant est tout simplement meilleur écrivain dans la seconde version. J’ai écrit un article sur le sujet ici. D’une manière générale, prendre pour narrateur un docteur, un savant, un journaliste ou n’importe quel autre personnage initié est une très mauvaise idée même si elle peut sembler pratique à première vue. L’agent immobilier raisonnablement stupide et ignorant de Bram Stoker en est une bien meilleure. Wells commet cette erreur de centrage dans La Guerre des Mondes (erreur fort bien rectifiée par le scénariste du film de Spielberg) et Jules Verne dans la plupart de ses romans qui me sont tombés sous la main.
    Les liaisons Dangereuses est le roman épistolaire par excellence, dont l’efficacité dramatique n’est plus à prouver. Je doute que les personnages seraient si mémorables et séduisants s’ils ne s’étaient pas exprimés par lettres : après tout, il s’agit pour la majorité d’une bande de crapules ou de niais, « objectivement » parlant. De la même époque, j’aurais pu lire la Julie de Rousseau, un autre roman épistolaire fameux. Un très gros succès de librairie pour l’époque. Je ne l’ai pas fait, je n’en parlerais donc pas, ce qui est bien dommage car il m’aurait fait, j’en suis sûr, un exemple édifiant pour cet article.
    Dracula est une réussite dans le genre à peu près aussi incontestable que le roman de Laclos et pourtant je suis loin d’être fan de l’auteur. Comment un écrivain de seconde zone peut se métamorphoser l’espace d’une grosse centaine de pages, pas trop plus, en un génie étincelant.
    Enfin, je terminerai avec un des mes écrivains favoris, Gene Wolfe, qui a l’avantage d’être nettement plus contemporain (il est mort en 2019) que tous les auteurs précédemment cités. Il a écrit Sept Nuits Américaines en 1978, quand il était au sommet de son art.
    Sept Nuits Américaines est une novella d’anticipation qui mélange des lettres et des extraits de journal intime ou plus précisément dans ce cas de journal de voyage. Le journal de voyage, comme le journal de bord, est une autre forme de récit épistolaire : c’est un journal qu’on destine à un public très réservé, mais un public. Dans le cas du journal de bord, le destinataire est la compagnie propriétaire du vaisseau et, éventuellement, la police. Littérairement, son intérêt devrait être faible s’il était fabriqué réalistement puisque le vrai journal de bord tient plus de l’acte légal et notarié que du récit de voyage : le but est essentiellement de se prémunir contre de futurs éventuels litiges ou procès. Néanmoins, les auteurs de science-fiction ont pris avantage de ce procédé et ont rempli les journaux de bord de leurs vaisseaux interstellaires ou interplanétaires d’événements aussi palpitants qu’improbables. Le journal de voyage est une sorte de journal de bord amélioré, avec un intérêt artistique, descriptif ou même scientifique dans certains cas, comme par exemple Darwin lors de son voyage sur le Beagle.
    Le personnage central de Sept Nuits Américaines qu’on évitera d’appeler le héros — comme souvent chez Wolfe — est un voyageur perse dans des USA du futur, ou de ce qu’il en reste, c’est-à-dire pas grand-chose, et probablement pas la seule lettre importante : U pour United. C’est un voyageur du type touriste à sensations fortes, qui apprécie donc particulièrement ces pays chauds, pauvres et faciles quand on a de l’argent avec tous leurs bordels, leurs courtisanes, leur précarité sanitaire, leurs dealers de drogue, leurs guides franchement louches. L’histoire qu’il ne nous raconte pas à nous, lecteurs indiscrets, mais relate avec une désinvolture suspecte dans son journal de voyage ou par lettres à une certaine Yasmine restée à Téhéran est particulièrement retorse et difficile à décrypter. On est typiquement dans le cas du narrateur non fiable, capable de mentir ou au moins de celer une (grande) partie de la vérité à son propre journal, ceci encore accentué par sa prise de drogues. Que Wolfe ait choisi ce procédé du récit épistolaire pour un tel narrateur peut sembler de prime abord contradictoire, voire contre-productif ; il n’en est rien. Comme je l’ai dit, un des intérêts du récit épistolaire est d’immerger le lecteur dans la tête-même du personnage acteur, de lever le barrage de sa méfiance, d’apposer au récit comme un sceau de fiabilité ou en tout cas de sincérité. Ici, Wolfe nous montre qu’il ne s’agit que d’une illusion. Et s’il n’avait pas choisi cette forme, l’antipathie dégagée par ce voyageur et son insincérité aurait été si flagrantes que nous aurions risqué de laisser tomber le livre.
    Sept Nuits Américaines est au final un chef d’œuvre de virtuosité narrative bien que je sois à peu près sûr qu’il ne plaira pas à grand monde (mais sait-on jamais ; je juge là du futur par le passé).
    Pour finir, une remarque sur le cadre de l’histoire : je suis persuadé que Wolfe n’avait pas d’ambition prédictive particulière quand il a écrit cette novella à la fin des années 70. Bien possible que ce qui devait apparaître comme le comble de la fantaisie à cette époque : un riche touriste oriental venant se dévergonder dans des USA croulant sous la corruption, la lèpre physique ou morale et la misère semble beaucoup plus vraisemblable aujourd’hui.


Sept Nuits Américaines fait partie du premier recueil de Wolfe, intitulé en français L’île du docteur Mort et autres histoires et dans sa version originale The island of doctor Death and other stories and other stories.