dimanche 4 février 2024

L’intérêt du récit épistolaire : Les Liaisons Dangereuses, Dracula, Sept Nuits Américaines...

 


    

    Question : le récit épistolaire s’est-il développé progressivement à partir de l’écriture de lettres ou a-t-il été dès le départ l’idée d’un auteur astucieux, ayant compris tous les avantages du procédé ? N’étant pas historien, voilà une question à laquelle je ne répondrai certainement pas dans cet article.
    La question qui m’intéresse ici est pourquoi ce procédé, qui est tout sauf simple, quand il est bien utilisé, apporte des avantages narratifs considérables. Pourquoi Les Liaisons Dangereuses, Dracula ou Le Horla seraient nettement moins bons si leur récit avait été écrit du point de vue de l’auteur anonyme et invisible ? Ce dernier exemple peut étonner dans le cadre d’étude que j’ai choisi mais je considère ici que le récit par journal interposé est en fait une forme particulière de récit épistolaire où l’expéditeur des missives et le destinataire sont une seule et même personne. Autrement dit, il s’agit d’un cas où le moi contemporain de l’auteur envoie des lettres à son moi futur dans l’espoir que celui-ci aurait encore la possibilité ou l’envie de le lire. En effet, quiconque prend la peine d’écrire quelque chose quelque part espère toujours qu’il sera lu, ne serait-ce que par un seul lecteur, et celui qui met un message dans une bouteille, la rebouche soigneusement et l’envoie en mer, quoiqu’outrageusement optimiste, n’y fait pas même exception.
    Le récit épistolaire dans ce sens élargi évite en fait une série d’écueils sur lesquels viennent s’échouer un nombre considérable d’entreprises romanesques que je vais lister :
- L’auteur omniscient : grave défaut que seuls des génies comme Tolstoï peuvent se permettre. Et encore, même lui est meilleur quand il ne sait pas tout.
- La prétention à l’objectivité : rejoint l’écueil numéro 1, détestable et mensonger dans la conduite d’un récit, sauf si cette objectivité est en fait un trait de caractère du personnage narrateur, probablement détestable.
- Le récit en plein : un bon récit doit avoir des creux, des manques que le lecteur se chargera de combler… ou pas, selon l’intérêt de la chose. On appelle ça des ellipses narratives. La forme épistolaire donne lieu naturellement à toute une série d’ellipses, qui sont tout aussi naturellement acceptées par le lecteur. On ne s’attend pas à ce que le rédacteur d’une lettre sache tout sur le déroulement d’un récit, contrairement à L’Auteur (surtout celui de mon point numéro 1).
- Le récit par ouï-dire, de seconde main : la trame principale d’un récit épistolaire est toujours racontée par celui qui la vit. Quand l’action se centre sur un nouveau personnage, l’expéditeur et parfois le destinataire de la lettre changent aussi. Ce procédé particulièrement souple est presque impossible à implémenter dans le cadre d’une narration ordinaire : vous ne pouvez tout simplement pas changer de narrateur à chaque fois que l’intérêt du récit le demanderait ; le lecteur ne l’accepterait pas.
- L’étroitesse de vue (généralement unique) : d’évidence, sauf dans le cas particulier du journal, il y a autant de points de vue que d’expéditeurs de lettres. Le narrateur subjectif est un procédé intéressant mais il l’est encore plus quand il y a plusieurs narrateurs subjectifs, ce qui est le cas des épistoliers. Cela permet également les témoignages ou affirmations contradictoires ou complémentaires sans qu’il y ait besoin de faire appel à l’état mental préoccupant du narrateur unique.
- L’accusation d’insincérité : le seul fait que le récit soit tiré de lettres ou de journaux intimes persuade mieux le lecteur de la sincérité de l’auteur. Dans un journal en particulier, on ne ment pas, le plus généralement, puisqu’il est destiné à soi-même et personne d’autre. Dans le cas du récit épistolaire, c’est bien sûr une illusion créée par l’auteur machiavélique mais une illusion très recommandable.
    Le Horla pour tous les points notés sauf le numéro 5 est particulièrement intéressant. En effet, il y a deux versions du Horla, une première écrite sous forme de récit classique, la seconde sous forme de journal intime. La seconde est évidemment supérieure, bien plus efficace. De plus, Maupassant est tout simplement meilleur écrivain dans la seconde version. J’ai écrit un article sur le sujet ici. D’une manière générale, prendre pour narrateur un docteur, un savant, un journaliste ou n’importe quel autre personnage initié est une très mauvaise idée même si elle peut sembler pratique à première vue. L’agent immobilier raisonnablement stupide et ignorant de Bram Stoker en est une bien meilleure. Wells commet cette erreur de centrage dans La Guerre des Mondes (erreur fort bien rectifiée par le scénariste du film de Spielberg) et Jules Verne dans la plupart de ses romans qui me sont tombés sous la main.
    Les liaisons Dangereuses est le roman épistolaire par excellence, dont l’efficacité dramatique n’est plus à prouver. Je doute que les personnages seraient si mémorables et séduisants s’ils ne s’étaient pas exprimés par lettres : après tout, il s’agit pour la majorité d’une bande de crapules ou de niais, « objectivement » parlant. De la même époque, j’aurais pu lire la Julie de Rousseau, un autre roman épistolaire fameux. Un très gros succès de librairie pour l’époque. Je ne l’ai pas fait, je n’en parlerais donc pas, ce qui est bien dommage car il m’aurait fait, j’en suis sûr, un exemple édifiant pour cet article.
    Dracula est une réussite dans le genre à peu près aussi incontestable que le roman de Laclos et pourtant je suis loin d’être fan de l’auteur. Comment un écrivain de seconde zone peut se métamorphoser l’espace d’une grosse centaine de pages, pas trop plus, en un génie étincelant.
    Enfin, je terminerai avec un des mes écrivains favoris, Gene Wolfe, qui a l’avantage d’être nettement plus contemporain (il est mort en 2019) que tous les auteurs précédemment cités. Il a écrit Sept Nuits Américaines en 1978, quand il était au sommet de son art.
    Sept Nuits Américaines est une novella d’anticipation qui mélange des lettres et des extraits de journal intime ou plus précisément dans ce cas de journal de voyage. Le journal de voyage, comme le journal de bord, est une autre forme de récit épistolaire : c’est un journal qu’on destine à un public très réservé, mais un public. Dans le cas du journal de bord, le destinataire est la compagnie propriétaire du vaisseau et, éventuellement, la police. Littérairement, son intérêt devrait être faible s’il était fabriqué réalistement puisque le vrai journal de bord tient plus de l’acte légal et notarié que du récit de voyage : le but est essentiellement de se prémunir contre de futurs éventuels litiges ou procès. Néanmoins, les auteurs de science-fiction ont pris avantage de ce procédé et ont rempli les journaux de bord de leurs vaisseaux interstellaires ou interplanétaires d’événements aussi palpitants qu’improbables. Le journal de voyage est une sorte de journal de bord amélioré, avec un intérêt artistique, descriptif ou même scientifique dans certains cas, comme par exemple Darwin lors de son voyage sur le Beagle.
    Le personnage central de Sept Nuits Américaines qu’on évitera d’appeler le héros — comme souvent chez Wolfe — est un voyageur perse dans des USA du futur, ou de ce qu’il en reste, c’est-à-dire pas grand-chose, et probablement pas la seule lettre importante : U pour United. C’est un voyageur du type touriste à sensations fortes, qui apprécie donc particulièrement ces pays chauds, pauvres et faciles quand on a de l’argent avec tous leurs bordels, leurs courtisanes, leur précarité sanitaire, leurs dealers de drogue, leurs guides franchement louches. L’histoire qu’il ne nous raconte pas à nous, lecteurs indiscrets, mais relate avec une désinvolture suspecte dans son journal de voyage ou par lettres à une certaine Yasmine restée à Téhéran est particulièrement retorse et difficile à décrypter. On est typiquement dans le cas du narrateur non fiable, capable de mentir ou au moins de celer une (grande) partie de la vérité à son propre journal, ceci encore accentué par sa prise de drogues. Que Wolfe ait choisi ce procédé du récit épistolaire pour un tel narrateur peut sembler de prime abord contradictoire, voire contre-productif ; il n’en est rien. Comme je l’ai dit, un des intérêts du récit épistolaire est d’immerger le lecteur dans la tête-même du personnage acteur, de lever le barrage de sa méfiance, d’apposer au récit comme un sceau de fiabilité ou en tout cas de sincérité. Ici, Wolfe nous montre qu’il ne s’agit que d’une illusion. Et s’il n’avait pas choisi cette forme, l’antipathie dégagée par ce voyageur et son insincérité aurait été si flagrantes que nous aurions risqué de laisser tomber le livre.
    Sept Nuits Américaines est au final un chef d’œuvre de virtuosité narrative bien que je sois à peu près sûr qu’il ne plaira pas à grand monde (mais sait-on jamais ; je juge là du futur par le passé).
    Pour finir, une remarque sur le cadre de l’histoire : je suis persuadé que Wolfe n’avait pas d’ambition prédictive particulière quand il a écrit cette novella à la fin des années 70. Bien possible que ce qui devait apparaître comme le comble de la fantaisie à cette époque : un riche touriste oriental venant se dévergonder dans des USA croulant sous la corruption, la lèpre physique ou morale et la misère semble beaucoup plus vraisemblable aujourd’hui.


Sept Nuits Américaines fait partie du premier recueil de Wolfe, intitulé en français L’île du docteur Mort et autres histoires et dans sa version originale The island of doctor Death and other stories and other stories.



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