samedi 10 février 2024

Vladimir Poutine répond à Tucker Carlson : un entretien pour l'Histoire

    Comme mon titre le suggère, j’ai une très haute opinion de l’exercice oral auquel s’est livré Vladimir Poutine la veille. Je pense qu’il fera les livres d’histoire dans un siècle, y compris les nôtres, ceux de nos descendants j’entends bien. 
    La première remarque est que la qualité exceptionnelle de l’entretien tient moins à la qualité de l’interviewer, ni particulièrement bon ni particulièrement mauvais selon moi, mais à son format et à une traduction du russe à l’anglais quasi idéale. Quand on sait la difficulté de ce gente de traduction en live, surtout entre deux langues aussi divergentes dans leur esprit même que le russe et l’anglais, il faut vraiment saluer la performance du traducteur inconnu, sa clarté, sa fluidité, son absence totale d’hésitations ou de repentirs (qui n’a pas dû subir ces balbutiements parfois insensés qu’on nous inflige régulièrement en la matière et tout particulièrement quand il s’agit de Poutine !). Si le traducteur faisait partie de l’équipe de Tucker Carlson, c’est donc un autre très bon point pour lui. C’est aussi la raison pour laquelle j’ai choisi de faire figurer en bas de cet article la version originale de l’entretien, publié sur le site de Carlson : les versions françaises que j’ai pu examiner sont de toute évidence des traductions de la traduction anglaise, sans doute par manque de moyen financier, ce qui promet une perte certaine de précision et de qualité du signal comme diraient les physiciens.
    Le format choisi est celui d’une conversation, de deux bonnes heures, une vraie conversation, pas un match de boxe déguisé en discussion où le seul objectif du soi-disant journaliste est de marquer des points contre l’Adversaire. Le seul fait que l’interviewer considère l’interviewé comme son adversaire suffit d’ailleurs à le disqualifier comme journaliste. Nous avons donc tout le temps d’apprécier, nous-même, l’argumentation de Poutine. Carlson ne hache pas les réponses du Président russe par des coupure intempestives, ne harcèle pas, comme c’est dorénavant la norme des journalistes occidentaux quand ils « donnent » la parole à tout dissident de la doxa en vigueur. Ne nous y trompons pas, le principal reproche qui est fait (sans trop le dire) à Poutine est d’ordre philosophique, à savoir que non seulement il ne partage pas la vision de l’Occident, son « nouvel ordre mondial », mais qu’il le défie ouvertement. Il est clair et de toute façon déontologiquement normal dans une vraie interview que les questions n’ont pas été soumises au préalable à Poutine ou à son entourage. Cela est d’autant plus patent quand on voit l’air chagrin et perplexe de Carlson quand Poutine se lance dès le début dans son résumé de l’histoire russe en une demi-heure et qu’aucune tentative du journaliste ne parvient à l’en détourner. La surprise et l’inquiétude de Carlson sont compréhensibles car lui s’adresse à son public, le public américain, et on peut être certain que ce public n’est absolument pas habitué à de telles « digressions » comme les qualifie lui-même malicieusement Poutine, et qu’il a déjà le doigt sur la zapette, si, comme moi, il a casté la vidéo sur son écran TV. De plus, comme le montre son avertissement préliminaire de l’entretien, Carlson pense visiblement au début que Poutine essaie de l’embobiner et de répondre à côté de la question comme c’est la norme chez le politicien occidental, avant de réaliser son erreur. Poutine est parfaitement conscient de ce qui se passe dans la tête de son interlocuteur : cela se lit dans son petit sourire et dans une de ses remarques lors d’une intervention alarmée du journaliste : « c’est ennuyeux, n’est-ce pas ? » avant de poursuivre, impitoyablement. C’est que Poutine, lui, ne s’adresse pas aux gens des USA, il s’adresse au gens du monde entier ; il profite de la tribune incomparable que lui offre Carlson pour parler à des dizaines de millions de personnes qui ne l’auraient jamais écouté sans ça (plus probablement de l’ordre de la centaine de millions, seulement pour la version anglaise). En gros, il retourne la puissance sans égale dans l’espace et dans le temps de la machine médiatique US à son avantage. Que Carlson éprouve de la sympathie ou non pour ses vues n’est pas son problème ; il sait seulement qu’il n’aura guère d’occasion comme celle-ci de pouvoir les exposer sans barrage de missiles. Comme il le dira assez crûment plus loin dans la conversation, les sentiments n’ont que peu de place dans les affaires d’État. 
    Le petit cours d’histoire russe n’est en fait pas une digression mais doit être vue comme une marche d’approche, lente et un peu longue certes, patiente et méthodique à l’image de son « professeur ». Mais progressivement et très efficacement, i nous fait comprendre quel est son but. L’Ukraine n’a pas, ou presque pas, d’histoire, de racines, de culture, si elle s’extrait de son héritage partagé avec la Russie. Je vois bien que pour le lecteur goinfré de la bonne parole occidentale, cette vue peut paraître inacceptable. Ce n’est pourtant pas une vue de l’esprit mais l’expression d’un fait. L’Ukraine n’a jamais eu d’existence en tant que nation avant que Lénine ne décide de lui offrir le statut de république autonome dans le cadre — tout de même — de l’Union Soviétique. Cette absence d’histoire et de racines en dehors de la Russie explique le choix calamiteux des gouvernement ukrainiens qui ont succédé à Yanoukovitch, le dernier président « pro-russe » destitué par un coup d’état, en grande partie payé et organisé par le service habituel de Washington qui commence par un C et finit par un A. Si vous décidez de rayer la culture russe, et même son fondement et réceptacle qui est sa langue, de votre culture alors qu’elle en constitue l’essentiel, que vous reste-t-il pour rassembler le peuple derrière votre étendard ? Eh bien ils n’ont rien trouvé de mieux que le nationalisme rouge et noir de Stepan Bandera, ce qu’on appelle maintenant le bandérisme. Le fait que l’idéologie de Bandera, ce grand « héros » de la seconde guerre mondiale, résistant contre « l’envahisseur soviétique », un des meilleurs soldats d’Hitler, et de ses collègues moins célèbres, n’était autre que du nazisme mis à la mode galicienne, une région à l’ouest de l’Ukraine, ultra minoritaire démographiquement et géographiquement, ne les a pas gênés. Cette grande purge doublée d’une réécriture complète de l’histoire, digne de 1984, a commencé en 2014, après le coup d’État mais a encore pris de la vitesse suite à l’élection de Zelensky en 2019. Celui-ci (qui est russophone et a dû apprendre l’ukrainien pour sa campagne) a été élu sur un programme de grande réconciliation avec les russophones mais presque aussitôt élu, Zelensky, sous les pressions conjuguées de son extrême extrême-droite et des USA, a retourné sa veste en deux temps trois mouvements comme le comédien qu’il est et instauré le pire régime d’apartheid qu’on ait vu depuis l’époque de Nelson Mandela, au détriment des russophones (et aussi des minorités hongroises, roumaines). Pourquoi les USA ont soutenu une pareille politique, en contradiction totale avec les valeurs défendues par ce pays ? Parce qu’elle servait leur but, qui était de transformer l’Ukraine en bras armé contre la Russie et que seule la faction la plus extrême avait la volonté, la haine compatibles avec une telle entreprise d’autodestruction. C’est d’ailleurs la tactique la plus ordinaire de la CIA de s’appuyer sur des groupes fanatiques ou extrémistes, de les faire croître, de les entraîner, de les armer, pour détruire un pouvoir en place qui ne convient pas à Washington. Le peuple ukrainien a été trompé, transformé sciemment par ses propres leaders en quantités sacrifiables pour la grandeur de l’Empire US (et bien sûr pour remplir bien des poches au passage).
    L’idée que le néonazisme en Ukraine est négligeable, une idée d’ailleurs toute récente, est très facile à réfuter. Les statues et monuments consacrés à Bandera et aux autres « héros de la résistance » sont maintenant partout en Ukraine, remplaçant les monuments soviétiques, ses milices défilent régulièrement en toute légalité dans le pays avec torches et insignes du troisième Reich, pour rappeler au peuple (et à son leader pour rire) qui est vraiment le maître. Zaluzhny (Poutine n’a pas donné cet exemple éminent de néonazisme lors de l’entretien mais il aurait pu) le grand chef d’état-major de l’armée ukrainienne avant son licenciement tout frais a un buste et un poster de deux mètres de haut de Bandera dans son bureau. (Je fais une petite digression à ce sujet. La destitution de ce général ouvre une voie royale à sa future élection à la place de Zelensky. Et si celui-ci avait la mauvaise idée d’annuler les élections pour éviter ça, il risquerait fort de connaître un sort plus brutal que la perte d'élections. J’ai entendu des personnes pourtant éclairées sur la politique ukrainienne émettre l’idée que Zaluzhny pourrait s’exiler à l’étranger, prendre un poste d’ambassadeur au Royaume-Uni ou ailleurs, comme d’autres ex-leaders ukrainiens l’ont fait avant lui, sentant la débâcle arriver. Pourquoi ferait-il ça ? Toute sa force réside en Ukraine. Il est largement plus populaire en Ukraine que Zelensky, il a l’armée à sa botte, il est sans cesse avec ses amis de Right Sector ou d’Azov. Non, il va juste attendre son heure, que les USA et Nuland regardent ailleurs — ce qui ne devrait plus tarder — possiblement en aiguisant le long couteau qu’il réserve à Zelensky. Bon, peut-être que cela se fera plus gentiment, démocratiquement si on ose dire, mais je ne parierais pas une grosse somme là-dessus.)
    Un autre point fort de la conversation que j’ai relevé est la réponse de Poutine à la question de Carlson au sujet du risque qu’il y aurait pour la Russie de se voir asservie par la Chine après les USA (au bon temps d’Eltsine). Poutine lui répond que la Chine n’est pas les USA, que la Chine est la voisine de la Russie depuis des siècles et des siècles, qu’ils ont toujours su coexister jusqu’ici et qu’il y a toutes les raisons de penser que ça va continuer encore un bon moment. Il lui dit aussi que bien entendu, l’adversaire ultime désigné par Washington, n’est pas la Russie mais la Chine. Pour une raison toute simple : la Chine a précisément dix fois la population de la Russie. Et il lui dit enfin ce qui est vraiment important : l’idée que les USA peuvent conserver leur hégémonie, empêcher l’essor de la Chine en tant que puissance supérieure, y compris par rapport à eux, est une illusion, une fantaisie, « comme de vouloir empêcher que le soleil se lève ». La roue tourne et continuera de tourner. Et il ajoute plus loin une idée aussi forte qui découle directement de cette constatation : le plus grand problème du peuple des US n’est pas qu’il vote pour le mauvais candidat mais d’avoir une élite qui pense toujours en termes d’hégémonie ; peu importe le candidat qui gagne si l’élite qui l’entoure est la même. Cela peut certainement s'étendre à d'autres pays...
    Pour l’affaire Nord-Stream, quand le journaliste lui demande qui est selon lui le coupable et s’il a des preuves, Poutine fait une réflexion encore une fois très profonde et révélatrice de sa claire vision du monde. Bien sûr qu’il connaît le coupable et qu’il a des preuves mais quel intérêt pour lui de les fournir puisque ces preuves ne seront jamais reconnues comme telles. Personne ne peut lutter aujourd’hui sur le terrain de la propagande avec les US ; c’est perdre son temps et ses efforts. Il n’a pas précisé ce qui suit mais il devait le penser : en revanche, elles pourront servir, plus tard, quand le moment sera venu de régler les comptes et c’est une autre raison pourquoi il ne faut pas les divulguer inconsidérément.
    Pour finir, je voudrais insister sur un trait particulier de Poutine, absolument déroutant pour la mentalité occidentale moderne, qui est sa transparence. Dans notre partie du monde, les journalistes, les commentateurs divers, cherchent toujours dans le discours d’un politicien à décoder des messages subliminaux, à lire entre les lignes, à découvrir la parcelle de vérité cachée dans un épais tissu de rhétorique creuse, ambiguë, fantaisiste ou simplement mensongère. C’est non seulement inutile dans le cas de Poutine mais contre-productif. Il faut prendre le discours de Poutine pour ce qu’il est. Ce qu’il dit est ce qu’il pense et il le dit très généralement d’une manière simple et claire. Cela ne signifie pas bien sûr qu’il dit tout ce qu’il pense ou ce qu’il sait, mais ce qu’il dit est toujours ce qu’il pense. S’il vous dit qu’il n’a aucune intention d’envahir la Pologne, vous pouvez être certain qu’il n’envahira pas la Pologne, ni demain ni après-demain (sauf comme il le précise si celle-ci attaque la Russie, éventualité très improbable). Car un autre trait de poutine est sa remarquable constance. Ses discours récents, reflètent très fidèlement ceux d’hier, quand il était encore un nouveau-venu sur la scène politique mondiale et ses actes ont presque toujours confirmé ses paroles — presque tous les politiciens qui l’ont côtoyé, même adversaires, le confirment, au moins en off ou la retraite venue comme Clinton (Bill bien sûr, pas l’horrible Hillary). Le seul changement est qu’il l’exprime de plus en plus ouvertement. Et il l’exprime de plus en plus ouvertement parce qu’il sait que sa position, c’est-à-dire celle de la Russie (il faut comprendre que lorsqu’il revêt son costume d’homme d’État, il n’est plus l’individu Vladimir Vladimirovitch mais devient un instrument presque impersonnel au service de la nation, à tel point que les observateurs, même mal disposés envers lui, ont une tendance invincible à les confondre), est de plus en plus forte, non pas tant sur le plan domestique (il y a longtemps que c’est fait), que sur le plan international, aussi bien pour les aspects sociaux, culturels, économiques, militaires et diplomatiques.

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