jeudi 30 novembre 2023

The Deep de John Crowley, une merveille d’inventions impossibles

 

Pas la plus parlante mais la plus jolie couverture de The Deep

Avertissement : la surprise est un élément de plaisir et d’intérêt non négligeable dans les romans de SF et particulièrement concernant The Deep (L’Abîme en version française). Ceux qui ne veulent pas se gâter cette possibilité feraient donc bien de commencer par lire cet indispensable de la SF avant de revenir lire ce bref essai. Naturellement, comme toujours, personne n’écoutera ce conseil avisé et fera comme bon lui chante.


John Crowley semble avoir une prédilection pour le cavalier blanc d’Alice à travers le miroir, dont la principale spécialité, en plus de tomber de cheval, est l’invention impossible. Néanmoins, en tant que romancier, Crowley tombe rarement de cheval et démontre la plupart du temps une assez belle maîtrise de la narration, malgré les nombreuses impossibilités qui caractérisent ses mondes, y compris et peut-être surtout dans ce premier roman.

The Deep est un roman que tous les lecteurs de SF devraient lire, selon moi, d’abord parce que son auteur est un des meilleurs écrivains de la fin du XXe siècle tous genres confondus et parce que ce roman est ce qu’il a écrit de plus fort dans le domaine et sans doute à dire vrai dans toute son œuvre. Je ne dis pas que c’est le plus achevé, le plus maîtrisé, le plus esthétique, le mieux écrit des romans de Crowley, loin de là, mais le plus fort, le plus intense, oui, je le crois. C’est pourtant aussi ce que j’hésite encore à qualifier de roman raté. Disons alors que ce serait un des plus grands romans ratés que j’ai lus, mais un des plus lisibles également dans le genre, si on ose dire.

Il y a en moi un lecteur qui adore ce livre, sentir le vent frais et piquant sur mon visage, sentir l’air qui se raréfie comme on approche par des sentiers jamais explorés des contrées impensables, dans des sommets solitaires et glacés ou, comme ici, tout au bord de l’abîme insondable. Crowley est, ou plutôt était, de ces auteurs si rares et si précieux pour qui chaque livre, chaque récit est une exploration de l’inconnu, une remise en question des acquis, avec tous les énormes risques que cela comporte, pour lui bien plus que pour le lecteur. Quand Crowley a trouvé ce chemin, en 1975, personne ne l’avait précédé. Personne, pas même G.R.R. Martin, n’avait mis ses lourds sabots sur ce sentier et tracé maintenant des ornières si profondes qu’on pourrait les voir depuis l’espace (j'exagère ?... Peut-être).

Hé oui, ce roman si peu connu est une des influences majeures de la science-fiction et de la fantasy contemporaines. Hé oui, même des œuvres immensément populaires comme A Song of Ice and Fire, autrement appelé Games of Thrones, ce roi du box-office et du tiroir-caisse, tire sa source principale, selon moi, de ce petit roman inconnu. Hé oui, les deux cent mille pages, je plaisante à peine, du roman de Martin — quand il sera fini, si jamais il se finit un jour — sont contenues dans les deux cents de The Deep.

Mais il y a en moi aussi un lecteur traditionnel, disons, qui aime que les contrats entre auteurs et lecteurs soient respectés, qui déteste qu’on le perde dans ces contrées désolées dont je parlais plus haut, sans même lui laisser un plan de sortie. Un lecteur qui aime que les histoires aient une fin, une vraie, et que cette fin soit précisément située… eh bien à la fin. La plus grande excentricité de ce roman est en effet que la fin se trouve au milieu, ou presque, et que le début se trouve à la fin.

Le contrat dont je parle, tacite mais bien réel entre l’auteur et le lecteur, surtout dans les œuvres à haute imagination, est que l’auteur propose quelques énigmes dans le début, qu’il fera croître au milieu de son roman jusqu’à un écheveau d’intrigues et qu’il se chargera de démêler et d’élucider dans les dernières pages ou, au pire, de fournir tous les indices nécessaires au lecteur pour qu’il les résolve et démêle lui-même. C’est pour cela qu’il y a un début, un milieu et une fin. C’est le bon ordre. Mais Crowley est trop malin, trop moderne et trop compliqué pour suivre un schéma aussi simple. Et contrairement aux clauses du contrat, plus on avance dans son roman, moins on en sait, plus les mystères s’épaississent pour finir par devenir entièrement insondables. Eh bien c’est la vraie raison du titre, je suppose. Donc, ici, il nous fournit la fin, qui est aussi le climax du livre, au milieu, ou plus exactement aux deux tiers. En effet, le roman comporte six parties — on n’ose employer le terme traditionnel de chapitre, vu qu’ils sont subdivisés — et la fin arrive lors du quatrième. Il y a bien un épilogue nominal et même nommé tel quel à la fin normale du roman mais il est difficile de dire si c’est une plaisanterie de l’auteur ou s’il a pensé ainsi compenser le fait que la fin véritable ne se trouve pas à la bonne place. Son trait le plus remarquable est qu’il contient une scène, en passant et juste suggérée, qui aurait été parfaite dans la première partie (le début dont je parlais plus haut) : il s’agit de ce plan où on nous apprend que le travail d’archéologie des Grays vient de révéler un bas-relief présentant un éventail d’êtres monstrueux, les créatures de l’Abîme, et une chose munie d’une aile gigantesque : cela aurait été idéal pour un amuse-bouche et mettre en haleine le lecteur féru de mystères mais n’a plus aucun intérêt en fin de roman où tout a déjà été dit sur ces divers éléments d’intrigue. En effet, la fonction d’un épilogue — jamais indispensable et souvent inutile — est de fournir au lecteur curieux des informations complémentaires (en rab du dîner pour les plus gourmands) sur les événements futurs et le devenir des personnages principaux et même parfois secondaires, en quelque sorte de statuer sur leur sort et de le graver dans le marbre de l’histoire, du style « ils se marièrent, eurent beaucoup d’enfants et vécurent très heureux ». Mais ici, il ne tient pas du tout sa promesse. Personnellement, je serais bien incapable de dire ce qu’il advient ou adviendra des divers Reds, des Blacks (en dehors de ceux, nombreux, qui sont morts), des Grays et des blancs (The Just, qui ont tous la tête blonde) sans parler de ceux qui n’ont pas de couleur (The Folk).

Le roman au rythme rapide et très divertissant jusqu’à sa quatrième partie se présente pour le lecteur comme un combat perpétuel entre les Blacks et les Reds, ces seigneurs moyenâgeux, pour la conquête du trône, arbitré par les Grays (le clergé) et perturbés par les meurtres rituels commis par les Justes (The Just) qui sont soi-disant les vengeurs du peuple (The Folk dans le livre) même si leurs motivations profondes sont pour le moins opaques. Les Justes semblent toutefois davantage sortir d’une secte d’assassins mystiques que de révolutionnaires politiques. Et tout cela se passe sur un monde singulier, plat, avec un disque soutenu par un pilier qui lui-même est ancré… eh bien sur rien, sur l’abîme, The Deep. Comme en plus, les premières pages nous font faire la connaissance de ce qui est de toute évidence un androïde (une sorte de surfer d’argent sans le surf), sorti de sa capsule spatiale en forme d’œuf, on sait donc tout de suite qu’on se trouve dans un roman de SF et non de fantasy comme les intrigues de cour et le niveau technologique de ce monde pourraient le laisser penser. Au début donc, le lecteur est relativement serein puisqu’il semble s’avancer en terrain connu et n’avoir qu’à cocher la bonne réponse entre trois possibilités :

A : ce monde est une planète lointaine, très exotique,

B : ce monde est un vaisseau d’exploration, un vaisseau-monde, gigantesque, qui voyage depuis si longtemps que plus personne ne se souvient être sur un vaisseau spatial (le récit type est Croisière sans escale de Brian Aldiss ou mieux, Universe de Heinlein)

C : ce monde est un satellite artificiel, possiblement dans notre secteur galactique, possiblement dans notre système, possiblement autour de la Terre (rien ne s’y oppose vraiment, et surtout pas ces habitants qui évoquent fortement des Terriens)

Néanmoins, on apprend très vite que ce monde est en forme de disque, ou de plateau, et que ce plateau a donc des rebords à sa périphérie, ce qui permet d’éliminer A. comme en outre, il est question d’un être gigantesque et de toute évidence très peu substantiel appelé Léviathan, et que de telles créatures n’existent pas dans notre proximité (sauf de manière très figurée) on est fortement incité à privilégier la solution B (il suffit alors d’admettre que le dit Léviathan ait envahi le vaisseau à une époque reculée). Cela semble confirmé par une des révélations fournies à contrecœur par Léviathan (voir plus loin). Et cela convient très bien à un lecteur de SF traditionnel.

Mais rien de tout cela n’est vrai.

Et celui qui dans le récit est chargé de nous apprendre la vérité, de nous illuminer, le Visiteur androïde, a la malchance d’être pris pour cible dès son premier pas par un des Justes (qui d’ordinaires ne tuent que les seigneurs Reds ou Blacks), ce qui a pour effet de le faire lui aussi devenir amnésique. 

La solution trouvée par le Visiteur pour savoir qui il est, d’où il vient et quel est ce monde est d’aller parler au maître originel de ce monde, Léviathan, qui pourrait en être aussi le créateur. Celui-ci, le seul indigène véritable de ce monde, habite en-dessous de la surface, dans l’abîme, même si on peut sérieusement douter que les termes au-dessus et en-dessous aient le moindre sens sur un tel monde. Se représenter la topographie et la géophysique de ce monde est d’ailleurs une des impossibilités que je mentionnais plus haut. Cette scène critique de dévoilement démarre sous de très mauvais auspices puisqu’une des premières paroles de Léviathan est d’apprendre à son visiteur que son talent principal est d’oublier (deux amnésiques conversant n’est pas une source de révélations très prometteuse). Mais Léviathan, qui n’est pas un mauvais bougre, juste très paresseux et pressé de retourner à son occupation favorite et à peu près unique, semble-t-il, dormir, surmontera sa première réaction ennuyée et répondra en effet à quelques questions du Visiteur lors de ce fameux quatrième chapitre, le sommet du livre. Hélas, si cette entrevue (avec un être essentiellement invisible, qui se manifeste surtout par des bourrasques de vent — mais qui est suffisamment matériel pour cacher les étoiles lors de son ascension finale), semble avoir pour résultat d’illuminer l’androïde, ses réponses au lieu d’éclairer le lecteur ajoutent plus de ténèbres qu’ils n’en enlèvent. Et le Visiteur n’aura pas la gentillesse et je dirais la courtoisie élémentaire, d’offrir ses nouvelles lumières au lecteur avant de s’en aller dans son œuf spatial. On apprend certes bien deux ou trois choses, mais aucune qui puisse nous servir de boussole ou même de bâton d’aveugle dans ce brouillard impénétrable dont on ne sait trop s’il est plutôt fait d’eau ou de gaz (il y a de l’air, même à l’extrême bord du monde, car la fille Juste qui accompagne le Visiteur respire sans problème quoiqu’elle semble bel et bien de chair et d’os, ce qui n’est probablement pas le cas de son grand maître, Neither-Nor).

Qu’apprend-on au juste de concret de la bouche invisible, si même il a une bouche, de Léviathan.

Que le disque et le pilier du monde sont sa création et que la fonction du plateau est de le protéger, lui Léviathan, des pierres que traversent l’espace, bref d’éviter que le ciel lui tombe sur la tête. C’est la seule explication « technique » qu’il nous sera donnée de tout le livre quant à la raison de la structure si particulière de ce monde. 

Que les hommes après bien d’autres choses, comme les plantes, les animaux et peut-être l’eau ont été amenés ici par un autre que lui, qu’il appelle Frère, et que ce Frère une fois l’opération terminée a trouvé que tout cela était bon, ce qui ressemble à une citation d’un certain livre qui a pour titre Genèse.

Que le Frère en question est un être très affairé, contrairement à lui, et qu’il voyage beaucoup, grâce à des ailes géantes, grandes comme le monde (le vaisseau ?). Qu’il a fabriqué les hommes sur place, à partie de graines ou de boutures — ce n’est pas clair (mais rien n’est clair avec Léviathan) — qu’il a emporté depuis un autre monde inconnu, mais très lointain.

Que le Visiteur s’appelle en fait Recorder, ce qui indique sa fonction d’enregistreur et qu’il est une création, un instrument du Frère. Qu’en plus des recorders, il existe des adjusters, dont fait partie Neither-Nor et dont la fonction semble de réguler la population de ce monde minuscule. On peut d’ailleurs en déduire que the Just n’a en fait rien à voir avec la justice mais est en fait un faux ami, une corruption du mot Adjuster, procédé que Crowley utilise souvent pour finir de brouiller les pistes, et parfois très abondamment, comme dans son futur roman Engine Summer. Comme on ne peut réguler, c’est-à-dire contenir la démographie dans des limites acceptables en assassinant quelques seigneurs Rouges ou Noirs, leur rôle est probablement plutôt de remettre sans cesse l’aiguille de la balance au centre, de sorte que rien ne change pour l’éternité.

On n’en apprendra pas plus sur la raison d’être des Reds, des Blacks, des Grays, des Justes. Même le fait que le Visiteur soit un enregistreur apparemment chargé de rapporter un message à son créateur ne nous avance pas puisqu’on ne sait rien de ce message, rien de ce créateur et que ce qu’on peut en deviner est à nos risques et périls.

Les lois physiques de ce monde resteront inexpliquées jusqu’au bout (et à mon avis inexplicables, jusque dans des petits détails : songez par exemple à ce « drum », cette steppe peuplée d’herbes grises où résonnent le bruit des pas de même que celui des sabots de cheval comme sur la peau d’un tambour ; comment explique-t-on un tel phénomène sonore ? Par le fait que ce plateau est creux, sans doute, mais il faudrait aussi que sa surface soit si fine qu’on ne pourrait certainement pas y creuser et que ni les chevaux ni les Endwives, les bonnes samaritaines, n’y pourraient trouver de quoi vivre). Crowley ignore ou plutôt veut ignorer que dans science-fiction, il y a science et éventuellement technologie. Le cadre scientifique et technologique de ses romans est au mieux esquissé comme dans Engine Summer ou comme ici, complètement omis. C’est évidemment un gros défaut dans ce genre de littérature. Mais Crowley, plus dangereusement à mon avis, ignore aussi bien des règles littéraires importantes quoique non écrites. J’ai déjà dit ce que je pensais du fait de mettre la fin au milieu. Mais on trouve d’autres innovations, comme le fait de faire se suivre sans séparation ni avertissement pour le lecteur des scènes se déroulant à des endroits différents, à des moments différents avec des personnages différents. Aucune de ces innovations ne me paraît présenter d’avantages et l’une au moins constitue à mes yeux une erreur majeure, comme de se tirer une balle dans le pied, tout en croyant montrer à quel point on est malin (un défaut de jeunesse). 

L’autre problème majeur du roman est la frustration qu’il peut susciter légitimement pour le lecteur par son absence d’explications convaincantes, et même d’indices. Je ne peux avoir de preuve de ses intentions mais j’ai la nette impression que c’est bien plus une volonté de l’auteur qu’une incapacité. Je suis convaincu que Crowley a, ou avait, une idée assez précise de l’histoire de ce monde, de ses habitants, du rôle de chacun. Mais, comme le Recorder, il est resté pratiquement muet sur la question. À en juger par ses dernières paroles, avant de remonter dans son œuf, il est certain que cette origine est horrible et sanglante et que lui, le recorder, est lourdement investi du côté sanglant (ce qui peut expliquer sa réticence à s’étendre sur le sujet bien que cela semble dépasser nettement le cadre normal de pensées d’une machine). Et cela doit à mon avis être mis en connexion avec l’autre révélation de Léviathan que j’ai volontairement omise jusqu’ici : ce sont les hommes qui ont demandé au « Frère » de les transporter dans ce monde minuscule, où rien ne changerait, où ils auraient la vie éternelle. Et Léviathan de conclure qu’ils se sont fait rouler (il le dit autrement). Eh bien, voilà qui inverse quelque peu la perspective générale n’est-ce pas ?

Il y a chez Crowley une philosophie assez claire qui ressort de son roman et qui explique le peu de lumière que le lecteur obtient de lui : c’est cette sagesse qui peut se résumer à « je sais maintenant que je ne sais pas ». En somme, le voyage de la vie n’est pas un cheminement vers la connaissance mais vers la prise de conscience qu’on ne sait pas grand-chose et que plus on avance, plus on découvre l’étendue de notre ignorance, illimitée elle. Voilà ce qu’il nous dit : vous savez aussi bien que moi que le savoir des hommes est limité, terriblement limité et le sera toujours car c’est dans notre nature-même ; alors pourquoi diable voulez-vous que je joue au créateur omniscient en vous dévoilant des secrets que je ne peux connaître ? C’est un excellent argument mais je doute qu’il console beaucoup de lecteurs.

Une autre raison fondamentale au manque d’explications et de rationalisations concernant le quoi, comment, pourquoi de ce monde est qu’il est basé non pas tant justement sur des enchaînements rationnels que sur des intuitions poétiques, des rêves, qui sont irrationnels dans leur essence. Le roman doit et ne peut à mon avis se lire autrement que selon une interprétation symbolique, primitive, parfois au mieux allégorique (puisque l’allégorie implique déjà un certain niveau de rationalisation).


Rien de tout ce que j’ai écrit et qui n’est pas toujours tendre ne doit dissuader quiconque d’entreprendre cette lecture : c’est une de plus passionnantes et même des plus divertissantes (jusqu’à la fin du second tiers au moins) que la science-fiction nous ait jamais proposée.

Le terme de séminal dans l’art est à la mode et selon moi employé souvent sans grande pertinence. Mais The Deep est un des exemples les plus saisissants, avec tous ses défauts, d’un livre séminal dans le monde de la SF et au-delà. 


Pour les purs francophones (très bien pour la couverture, efficace ; pour la traduction, aucune idée)

The Deep est le second livre de Crowley que je prends pour cible de mes ruminations après Engine Summer, dont vous pouvez lire le résultat ici. Mon prochain article traitant de l’œuvre de cet auteur sera sans nul doute à propos de son dernier roman de SF à ne pas avoir encore subi le feu de ma critique : Beasts.