samedi 24 juin 2023

Savrassov : le génie du paysage

 


Alexis Savrassov est de tous les peintres paysagistes le plus réaliste. Même les anciens Chinois ne sont pas aussi réalistes que lui. Même les photographes, pour la plupart, sont moins obstinément accrochés au réel que lui. Il ne cède jamais au joli, à l'anecdotique, au détail pittoresque; seul la vision d'ensemble compte. Il est le pendant de Tolstoï en peinture, sauf qu'il ne s'occupe que très rarement des affaires humaines ou alors comme un élément perdu dans un espace bien plus vaste, un peu à la manière des anciens Chinois (quelques rares exceptions comme des hâleurs font l'objet de premiers plans dans ses toiles). Il est donc tout comme le grand écrivain, son contemporain, un artiste diurne par excellence, même quand il peint la nuit (et il l'a fait souvent comme sur cet exemple ci-dessous, à l'apogée de sa carrière).

Le titre en russe peut se lire ainsi : Lunaya notch soit "Nuit avec lune".

Les grands artistes diurnes ont une sorte d'allergie envers tout ce qui laisse trop à l'imagination, à la fantaisie, au monde des rêves, à la nuit au sens allégorique. Ce sont des enquêteurs du monde du réveil, ce qu'on appelle communément le réel. Cela ne signifie pas qu'ils soient incapables d'imagination ou d'envolées fantastiques mais ils les répriment très généralement avec une sorte de ferveur religieuse, de rectitude inquisitrice, comme si c'était une manifestation des forces maléfiques. On en trouve de ces rares "accès de faiblesse" chez Tolstoï dans les magnifiques premiers chapitres de son (trop) long roman Résurrection ou, malgré lui pourrait-on dire, les ombres fantastiques de la nuit s'invitent ici et là. Chez Savrassov, on en trouve un splendide exemple dans ce nocturne hivernal, qui sans être à proprement parler fantastique, est sûrement ce qui s'en approche le plus chez lui.


Savrassov est parfois un Turner réaliste, sans les effets de brume fantastiques et les jolis bateaux, parfois un Friedrich sans les ruines gothiques et les forêts de légende, parfois un Monet sans les grandes cathédrales ou les fleurs de nénuphare.

Savrassov : juste un soupçon de Turner, 1881

Savrassov : un petit air de Friedrich?


Monet, pensez-vous ? Non, Savrassov, avant même que le mot "impressionnisme" ne figure dans le lexique pictural.

Le tableau suivant a une force expressionniste plus qu'impressionniste néanmoins (il est clair que Savrassov ne se souciait nullement d'appartenir ou d'initier un mouvement esthétique quelconque; sa volonté est plutôt d'associer la technique ou disons le mouvement de pinceau le plus adéquat avec son sujet. C'est un de ses rares essais fantastiques, au sens large du terme, merveilleusement réussi, et si on le joint avec le tableau présenté ici en troisième position, on regrette vraiment qu'il n'ait pas davantage oeuvré dans cette direction. Pour moi, cette toile vaut "l'île des morts" de Böcklin, tant son pouvoir d'évocation est grand, même si le thème ici est en fait un monastère bien de notre monde. Je dirais qu'il est même encore plus remarquable par le fait qu'il ne contient aucun élément surnaturel et qu'il semble pourtant comme le souvenir d'une vision d'un autre monde.

1875


La prochaine peinture est encore d'une tonalité et d'un style très différents, que personnellement j'aurais daté du tout début vingtième siècle si je n'avais pas eu la date sous les yeux (et si Savrassov n'était pas mort en 1897). Il me fait penser, en plus de Van Gogh, à la fois à Henri Rousseau par son aspect frustre et à Maurice Utrillo pour sa poésie poignante de la pauvreté (nettement plus urbaine chez le Français). Toutefois le tableau est daté de 1970.




Savrassov a atteint son pic de reconnaissance artistique et d'aisance financière au tout début des années 70 (celles du XIXe évidemment). Parmi ses tableaux emblématiques de cette période, on trouve Le retour des corbeaux que j'ai présenté en plaisantant comme un "faux" Monet, son tableau certainement le plus célèbre en occident, ainsi que le chef d'oeuvre moins connu qui suit, avec de nouveau un monastère mais très à l'arrière-plan cette fois.


Par le suite, la bonne fortune de l'artiste a très rapidement cédé la place aux déboires, d'abord conjuguaux puis professionnels, le tout dans une atmosphère d'alcoolisme aggravé (Comme cet autre génie de Moussorgsky, son contemporain, Savrassov servira évidemment à alimenter la légende tenace de l'artiste russe ivrogne). 
Il mourut aussi pauvre et abandonné que Job au point où son enterrrement ne sera suivi, paraît-il, que d'une personne qui n'était même pas de la famille.  Mais le point important à retenir est celui-ci : tout le restant de sa vie, il continuera à peindre et son génie ne diminuera pas d'un iota. Voici donc quelques chef d'oeuvre, au moins à mes yeux, qu'il va produire durant cette dernière et sombre période. Comme on peut le voir,  tous ne sont pas pour autant dénués de lumière et de couleurs, à tous les sens.



Un des plus beaux "portraits" de maison que je connaisse, 1878



1881

Début de printemps,1890

Mer de boue, 1894

Pour finir, je choisis quelques tableaux parmi mes préférés qui permettront de se faire une idée de la variété des dons et des types de paysages peints par Savrassov. Je vais commencer par un de ses rares essais de représentation des êtres humains autrement que de très très loin. Notez qu'en tant que dessinateur, il n'a aucun problème technique avec le corps humain ; c'est juste qu'il préfère d'autres sujets (une préférence chez lui quasi exclusive assez incompréhensible pour quelqu'un de mon genre).

Les bateliers de la Volga, 1871

Bien que ce peintre ait pris pour sujet à maintes reprises la forêt, je m'aperçois que je n'ai inclus aucune peinture sur ce thème ; voici l'occasion de rectifier quelque peu cet oubli :

1869

La neige, l'hiver, le froid sont évidemment des inspirations centrales pour ce Russe :







Savrassov a souvent peint le printemps mais le printemps pour un Russe a une signification un peu différente que pour un Français, comme vous avez pu le noter si vous avez vu 17 moments du printemps (si vous n'avez pas vu ce chef d'oeuvre du cinéma, le meilleur film d'espionnage qui ait jamais été réalisé, vous pouvez réparer cette monumentale erreur avec cette version soutitrée en français sur youtube, ici : profitez-en, bientôt ce sera interdit).

Une variante de son "best-seller", Les corbeaux sont arrivés, qui se passe également au printemps

Cour, printemps, 1873


Printemps, 1874

Mais il arrive enfin le printemps, tel qu'on l'imagine :

Printemps, 1867


Quant à cette remarquable vue nocturne, je ne saurais dire si c'est plutôt le printemps ou l'automne: 


La rasputitsa et la mer de boue qui en découle sont des thèmes russes par excellence, même si dans le tableau suivant, un de ses plus fameux, il s'agit clairement de l'été après un orage.

La route de terre

L'oeuvre suivante est un plan génial doublé d'une superbe peinture. Il m'a fallu un bon bout de temps, en voyant cette campagne automnale radieuse, pour réaliser qu'il s'agissait de Moscou et du Kremlin.


Enfin, pour compléter la panoplie du maître, voici un dessin puis une aquarelle de Savrassov. Toutes les autres oeuvres présentées étaient en effet des peintures à l'huile.

Encore une fois Les corbeaux sont arrivés, 1894




Savrassov a peint cette aquarelle lors d'un voyage en Suisse : quelle magie dans cette transparence!


Autre peintre russe digne d'intérêt : ici.