vendredi 29 décembre 2023

Magma de Christian Vander : pourquoi chercher loin ce qu’on a chez soi ?

           
Vander en pleine action

    

    Mon histoire avec ce groupe de rock français remonte à une première mention anodine, qui m’était faite par un copain dont le père était gérant d’une discothèque, et donc bien plus versé que moi dans l’art moderne musical : « Magma, tu devrais l’écouter » me dit-il. Je n’en fis rien, n’ayant alors aucun goût pour la musique, toute la musique, y compris l’art moderne musical. Je ne plaisante pas. C’est tout de même mieux comme appellation que rock français puisque ce groupe n’a par bonheur rien à voir avec le rock français (il faudrait presque mettre des guillemets à rock ici, à moins que ce soit français qui détone). Christian Vander, son âme et son leader, est en fait le rock français presque à lui tout seul, tant il dépasse tout ce qui a pu se faire dans ce pays en matière de rock pendant, au moins, quatre décennies. Comme il n’y a pas d’histoire du rock français avant lui, très peu pendant et guère plus après (si on excepte quelques très rares musiciens de valeur comme les Jack the Ripper par exemple), il a dû créer cette histoire à partir de rien ou presque, comme une sorte de Prométhée déchaîné.
    Il est donc étrange que j’aie mis tant de temps à découvrir cette musique, finalement bien de chez nous, et même bien de chez moi, comme j’ai pu le découvrir beaucoup plus tard. Cela tient à une série de circonstances et de coïncidences assez singulières pour être rapportées.
    Quand j’ai commencé à m’intéresser à la musique, c’est-à-dire à autre chose que les tubes en boucle de la radio, Vander était alors dans ce hiatus marécageux des années 80/ 90, où il ne semblait plus savoir ce pour quoi il était fait, à savoir Magma et rien d’autre, cette éruption créatrice bouillante qui n’a pas son pareil, qui n’est ni vraiment du rock, ni du jazz, ni du classique, mais tout ça ensemble. J’avais entendu un de ses morceaux à la radio sur des paroles aux sonorités francophones et ça ne m’avait vraiment pas beaucoup impressionné, une sorte de jazz-rock limite variétoche rondement mené, style Al Jarreau pour ceux à qui ce nom parlerait encore, comme il s’en faisait à la pelle. Pourtant, ce copain dont j’ai parlé m’avait déjà assez briefé sur Magma pour ne pas que je puisse douter que c’était le grand groupe français, peut-être le seul qui méritait d’être écouté. Le seul problème est que je n’étais jamais tombé sur le bon album ou le bon morceau, celui qui est fait pour vous, celui qui vous fait comme une illumination dans la tête.
    Des années plus tard, j’ai entendu deux morceaux merveilleux mais sur une radio qui avait l’habitude de ne presque jamais dire quelle musique passait sur ses ondes. J’ai eu la présence d’esprit de les enregistrer (il y avait encore des radiocassettes à l’époque) en me disant que je finirais par identifier quel(s) génie(s) en étaient l’(les) auteur(s). J’hésitais en effet si c’était une création individuelle ou collective. Finalement, à force de me les repasser, je décidai qu’il y avait deux chanteurs nettement distincts et que donc il devait s’agir d’un groupe. Le reste de ma conclusion semblait aller de soi après ce que je vous ai dit un peu plus haut. En fait, non. D’abord, le problème était de déterminer la langue utilisée. Je pouvais reconnaître quelques mots d’anglais — du moins en apparence (plus tard, j’ai su que la phonétique était ici particulièrement trompeuse) — possiblement quelques mots allemands (je ne connais pas cette langue mais ça y ressemblait) mais à coup sûr rien de français. Je commençai donc mon enquête au rayon krautrock et groupes rocks anglo-saxons à tendance jazzy ou progressive, évidemment sans le moindre résultat (rien ne ressemble, je vous dis, à cette musique). Comme la langue utilisée était très incertaine, et pour tout dire franchement louche, j’ai fini par émettre l’hypothèse que c’était une langue inventée, style esperanto, ce que certains musiciens peu littéraires apprécient, ce qui n’est pas une mauvaise idée vu qu’on préférerait souvent ne pas comprendre les paroles des morceaux même les plus beaux (et cette critique n’est pas réservée au rock, loin de là, essayez donc les livrets d’opéra). Et je savais aussi, grâce au copain déjà mentionné, que Magma avait son propre langage, le kobaïen. Je suis donc arrivé au fort soupçon que ce pourrait être Magma tout compte fait. J’allais donc écouter quelques morceaux du dit groupe dans une discothèque évidemment gratuite. On pourrait croire que l’histoire s’arrête là. Eh bien toujours pas. Je n’arrive pas à me souvenir précisément quel morceau ni même quel album j’ai choisi. Certainement un des deux premiers ou peut-être même le début de Mekanïk. Ça n’a pas fait tilt, en tout cas. À mes oreilles, c’était trop différent de ce que j’avais enregistré (je n’ai absolument pas la mémoire des mélodies, même les plus simples, ce qui peut expliquer en partie cela). Et trop brouillon aussi par rapport à l’achèvement, à la puissance tellurique mais aussi à la grâce séraphique qui imprégnait la musique de ma vieille cassette, même avec les grésillements et les trous. J’ai donc éliminé Magma de ma liste et continué ma quête vers les destinations les plus improbables, sans résultat, inutile de le préciser.
    Encore des années plus tard, en fait juste de retour de l’armée, je suis tombé sur une vieille rediffusion d’un concert ou plutôt d’un extrait de concert de Magma. Assez bizarrement, car les morceaux joués n’étaient pas du tout ceux que j’avais enregistrés — le concert était certainement antérieur — mais j’ai de nouveau eu un flash. Cette fois, j’étais à peu près sûr d’avoir trouvé. Sans doute est-ce de voir jouer (et parfois chanter) Vander en chair et en os qui m’a fait réaliser qu’il était impossible que ce soit un autre qui ait écrit et joué mes deux morceaux inconnus. Après, le reste a été plus simple. J’ai fouillé cette fois systématiquement dans la discographie du groupe et j’ai trouvé le morceau au titre clef : Dondaï (que mon oreille traduisait à tort comme Don’t Die, titre insolite au vu de l’ambiance pour le moins tonique mais néanmoins possible). Le second morceau était le premier de l’album, le bien nommé Seven Minutes. L’album était le sous-coté Attahk.
    Rétrospectivement, je peux déterminer certains paramètres qui m’ont fait si longtemps rôder autour de la solution sans trouver. Le premier obstacle est mon fort préjugé contre tout ce qui sort de notre beau pays en matière de rock, pop ou comme il vous plaira de l’appeler. Le second est un autre préjugé que j’avais concernant plus particulièrement Magma, une sorte de bande de tout fous, folkloriques en diable, avec amulettes, sabots et foulards à fleur. Et effectivement, il y a de ça dans ce groupe, du moins première mouture ; je ne pouvais pas m’imaginer que quelque chose d’aussi bon puisse sortir de ça. Enfin, la pochette est juste hideuse, ce qui m’a sans l’ombre d’un doute tenu à l’écart de cet album (à tel point que j’ai retourné la pochette pour ne plus la voir).
    Mais mon histoire avec ce groupe, faite de rendez-vous manqués et de surprises très réussies, ne s’arrête pas là. Encore bien des années plus tard, alors que j’avais déjà vu plusieurs fois Vander et ses divers groupes en live, que je commençais donc à bien reconnaître le bonhomme, physiquement parlant, et alors que je passais en voiture dans une toute petite ville d’un département désert (l’un des plus déserts et des plus désertés de ce pays), je vis déboucher d’un large porche un petit homme costaud et velu comme un ours qui ressemblait comme deux gouttes d’eau à Christian Vander. En fait, il lui ressemblait tellement que j’en suis venu rapidement à me dire que c’était lui, vu qu’un spécimen pareil ne doit pas se trouver en beaucoup d’exemplaires. Imaginez toutefois ma stupeur : croiser un de vos artistes préférés à Paris, à Genève ou à Monaco, c’est une chose, mais le croiser ici-même, où je vivais (à quelques dizaines de kilomètres en fait), dans une de ces destinations dont on ignore l’existence avant de s’y retrouver, c’en est une entièrement différente. Afin de m’assurer que je n’avais pas rêvé, je fis quelques recherches et découvris que Vander était né dans le même département, non loin de la petite bourgade où je l’avais aperçu et que c’était probablement l’entrée de sa maison que j’avais vue. Des années plus tard encore, un collègue qui se trouvait être dans une vie précédente batteur professionnel (pour un forestier, quel cursus !) me confirma que c’était bien le cas et qu’il semblait à peu près connu comme le loup blanc dans la région.
    Ainsi donc, durant tout ce temps, j’avais cherché très loin ce que j’avais toujours eu à portée de main. Une histoire édifiante, n’est-ce pas ?



    Ma sélection des œuvres de Magma ou Christian Vander, composée du plus et du moins recommandable, par ordre chronologique :
    Les plus :
    Khöntarkhöz de 1974 : de très beaux et longs passages, surtout instrumentaux, avec Jannick Top à la basse ; à noter aussi pour la première fois si je ne m’abuse l’influence notable et peu citée de Messiaen sur Vander, et ce n’est pas la dernière fois qu’il se souviendra de notre dernier grand compositeur « savant ».   
    Attahk de 1978 : celui qui m’a fait aimer cette musique ; quatre morceaux extraordinaires sur sept, malgré une prise de son qui ne les met pas vraiment en valeur (et pas seulement sur ma cassette).
    À tous les enfants, 1995 (la famille Vander sans Magma) : réorchestrations de comptines populaires : « j’ai du bon tabac », « à la claire fontaine », « dodo, l’enfant do » (le contraire absolu d’une berceuse celle-ci), etc. ; pas sûr que les enfants aient été ravis de la transformation à en juger par les réactions en concert mais le résultat est tout à fait impressionnant.
    K.A. de 2004 : le premier album, déjà très bon, de Magma post hiatus. À partir de ce disque, Vander, comme le perfectionniste qu’il est, se donne pour mission de reprendre l’ancienne matière de ses jeunes années, bouillonnantes mais très inégales et d’en faire une musique mieux polie, polie comme un joyau brut qu’on polit. Mais en route il est évident que son projet de départ a gagné en ambition et au final, il s’agit plus d’une réécriture véritable où il développe l’essentiel, supprime le superflu et termine les anciennes compositions laissées inachevées ; très clairement les qualités de compositeur et d’arrangeur de Vander ne se sont pas perdues, loin de là. Cet énorme travail de rétrospective critique est une grande réussite, sans doute la réussite majeure de sa carrière musicale.
    Ëmëhntëhtt-Rë de 2009 : peut-être le meilleur album de Magma toutes époques confondues, ou en tout cas le plus parfait et le plus typique du son « Magma » des années post vingtième siècle. Pas grand-chose à redire. Le morceau Hhaï dans cette version semble un hommage flagrant et donc délibéré au morceau final de Et Expecto Resurrectionem Mortuorum de Messiaen (vers 1960).
    Félicité Thösz de 2012 : des morceaux assez brefs, excellents, y compris celui chanté en français. Le plus classique des albums de Magma dans son style. Un vrai bain de fraîcheur ! De nouveau, l’influence majeure est celle des derniers grands compositeurs français « classiques », Poulenc peut-être, Debussy sans doute, à coup sûr Messiaen. J’ai l’impression qu’on a affaire à du matériel neuf, pour l’essentiel.

    Les moins :
    Merci de 1984 : ne sonne plus comme Magma bien qu’il garde le nom, avec néanmoins un beau titre à sauver : Eliphas Levi.
    Offering, disques 1&2 de 1986 ; tout n’est pas mauvais dans ce nouveau groupe de Vander, très propre sur lui, mais quelle perte d’originalité ! Meilleur par la suite.
    Christian Vander Trio (les années 90) : du jazz sérieux et respectable, donc soporifique.




lundi 25 décembre 2023

Le grand noir tombé du ciel et autres voyageurs insolites : genèse et révélations

 

Jaquette du livre broché




    Ce recueil est, selon mon décompte, le dix-septième livre que je publie mais celui que j’ai écrit en premier, de très loin, en ce qui concerne le gros de la matière. En cette fin d’année de 2023, ou parfois un peu avant, je n’ai eu à procéder qu’à un très léger toilettage pour la majorité des textes, au nombre de vingt-cinq, sauf quelques exceptions où je peux estimer avoir apporté un changement substantiel. Les plus précoces doivent remonter au tout début des années 90, c’est-à-dire il y a des siècles, mais je me suis aperçu que j’étais toujours d’accord avec moi-même sur l’essentiel si tant est qu’on puisse dire que je suis réellement le responsable de l’idée de ces textes (je n’en suis toujours pas sûr).
    Mon but original était des plus grossiers : faire rentrer dans un recueil cohérent la plupart des nouvelles que je n’avais pas déjà publiées, exceptées sur mon blog ou d’autres sites à faible durée d'impact (deux ou trois textes ont toutefois été inclus dans mes précédents recueils, à peu près introuvables aujourd’hui). J’ai exclu les novellas, que j’ai l’habitude de publier à part car elles relèvent toutes de la science-fiction, généralement très pure, alors que mes nouvelles plus courtes, allez savoir pourquoi, sont tout sauf ça (si on excepte parfois une vague teinture futuriste souvent plaquée après coup). En cours de route, je me suis aperçu que le thème dominant qui ressortait de ces récits, sans parler de leur ambiance fantastique commune de toute façon à l’ensemble de mes productions littéraires, était le voyage et que ce thème était encore plus palpable dans ce que j’appelle mes petites proses poétiques qui datent à peu près de la même époque : j’ai donc eu l’idée d’adjoindre toute une série de poésies, ce qui me permettait aussi d’obtenir un livre d’un volume assez honorable. Quant au fait, évident en soi, que la poésie n’est vraiment pas un gage de succès d’édition, cela ne m’a pas longtemps gêné vu que je suis mon propre éditeur et que le commerce n’est pas pour moi, jusqu’à présent, une question de subsistance.
    La transition entre la première partie consacrée aux récits et la seconde comprenant les poésies était facile à trouver puisque la seconde commence là où se termine la première, à peu de choses près. Le titre devenait alors évident puisque Abe Tsumbo est chez moi le voyageur par excellence, un voyageur clairement tombé du ciel. C’est donc, vous l’aurez compris, un des tout premiers personnages que j’ai imaginés et celui auquel j’aurais finalement consacré le plus de textes (cinq si on compte Les Voyages d’Abe Tsumbo pour la somme de deux longs récits indépendants, ce qui est en fait le cas).
La partie « récits » est assez simple : il s’agit de nouvelles assez classiques dans leur forme sauf une, L’ange qui apparut à Jonas (un grand voyageur au moyen de locomotion le plus insolite de la Bible), que j’ai incluse dedans mais qui aurait probablement pu tout aussi bien convenir à ma seconde partie.
    La partie « poésies » mérite sans doute un peu plus d’explications. Personnellement, j’ai beaucoup de mal à distinguer entre prose et poésie. J’ai tenté d’expliquer dans cet article-là ce qui est l’essence de la poésie, sa véritable musique, et qui n’a évidemment pas l’ombre d’un lien avec le nombre de pieds ou l’art dérisoire de la rime. Néanmoins, conscient que beaucoup n’ont pas ma largeur de vues, j’ai rangé tout ce qui avait des vers, classiques, blancs ou libres, des versets, ou dont le récit par trop bref omettait soit le début soit la fin soit le milieu, dans la partie « poésies ». Et encore, cela n’explique pas pourquoi j’ai considéré que Tu’Es’Roc, par exemple, n’était pas un « récit » mais une « poésie ». Peut-être parce qu’il semble un poil trop énigmatique (même pour moi). Disons-le clairement, certaines de ces poésies, de ces petites proses poétiques, sont des rêves, de ceux qu’on a en dormant, et je n’en ai pas plus que le lecteur les secrets de fabrication. Ou pour être plus exact, ce sont des traductions littéraires de rêves, dont le tissu est naturellement beaucoup trop subtil pour être dicible, réductible à des mots. Freud a bien sûr le droit de chercher une signification aux rêves mais la mesquinerie de ses obsessions personnelles et l’intérêt de sa profession conjuguées ont transformé ces mystérieux aérolithes de la psyché en des objets d’études ridicules. Oh, tous les rêves ne valent pas la peine de l’écrivain, loin de là, tous ne volent pas haut. Mais quand il vous en arrive un de ces bolides éclatants qu’on dirait venus du ciel, ce serait une faute majeure pour un artiste de ne pas au moins essayer de l’apprivoiser, d’en faire une créature quelque peu présentable, sinon domesticable.
    Certains des textes inclus dans ce recueil ont eu une genèse compliquée, basée sur de très anciens textes (à l’échelle d’une vie humaine) et ne doivent leur achèvement qu’à une de ces révélations récentes mentionnées dans le sous-titre humoristique de cet article. C’est tout particulièrement le cas de Desseins éternels, dont j’ai donné la ou plutôt les clefs ici. Un autre est Passant d’enfer, dont la guerre en Ukraine, événement très actuel donc, a nettement changé le cours, qui disparaissait autrefois sans jamais atteindre la mer (je ne pouvais prévoir que j’aurais la fin, le débouchement du récit, des décennies plus tard). D’autres textes, la grande majorité en fait, ont bénéficié d’un accouchement rapide et sans douleur ; généralement, ce sont ceux qui ont le moins besoin de retouches.

Le livre est disponible ici.


jeudi 30 novembre 2023

The Deep de John Crowley, une merveille d’inventions impossibles

 

Pas la plus parlante mais la plus jolie couverture de The Deep

Avertissement : la surprise est un élément de plaisir et d’intérêt non négligeable dans les romans de SF et particulièrement concernant The Deep (L’Abîme en version française). Ceux qui ne veulent pas se gâter cette possibilité feraient donc bien de commencer par lire cet indispensable de la SF avant de revenir lire ce bref essai. Naturellement, comme toujours, personne n’écoutera ce conseil avisé et fera comme bon lui chante.


John Crowley semble avoir une prédilection pour le cavalier blanc d’Alice à travers le miroir, dont la principale spécialité, en plus de tomber de cheval, est l’invention impossible. Néanmoins, en tant que romancier, Crowley tombe rarement de cheval et démontre la plupart du temps une assez belle maîtrise de la narration, malgré les nombreuses impossibilités qui caractérisent ses mondes, y compris et peut-être surtout dans ce premier roman.

The Deep est un roman que tous les lecteurs de SF devraient lire, selon moi, d’abord parce que son auteur est un des meilleurs écrivains de la fin du XXe siècle tous genres confondus et parce que ce roman est ce qu’il a écrit de plus fort dans le domaine et sans doute à dire vrai dans toute son œuvre. Je ne dis pas que c’est le plus achevé, le plus maîtrisé, le plus esthétique, le mieux écrit des romans de Crowley, loin de là, mais le plus fort, le plus intense, oui, je le crois. C’est pourtant aussi ce que j’hésite encore à qualifier de roman raté. Disons alors que ce serait un des plus grands romans ratés que j’ai lus, mais un des plus lisibles également dans le genre, si on ose dire.

Il y a en moi un lecteur qui adore ce livre, sentir le vent frais et piquant sur mon visage, sentir l’air qui se raréfie comme on approche par des sentiers jamais explorés des contrées impensables, dans des sommets solitaires et glacés ou, comme ici, tout au bord de l’abîme insondable. Crowley est, ou plutôt était, de ces auteurs si rares et si précieux pour qui chaque livre, chaque récit est une exploration de l’inconnu, une remise en question des acquis, avec tous les énormes risques que cela comporte, pour lui bien plus que pour le lecteur. Quand Crowley a trouvé ce chemin, en 1975, personne ne l’avait précédé. Personne, pas même G.R.R. Martin, n’avait mis ses lourds sabots sur ce sentier et tracé maintenant des ornières si profondes qu’on pourrait les voir depuis l’espace (j'exagère ?... Peut-être).

Hé oui, ce roman si peu connu est une des influences majeures de la science-fiction et de la fantasy contemporaines. Hé oui, même des œuvres immensément populaires comme A Song of Ice and Fire, autrement appelé Games of Thrones, ce roi du box-office et du tiroir-caisse, tire sa source principale, selon moi, de ce petit roman inconnu. Hé oui, les deux cent mille pages, je plaisante à peine, du roman de Martin — quand il sera fini, si jamais il se finit un jour — sont contenues dans les deux cents de The Deep.

Mais il y a en moi aussi un lecteur traditionnel, disons, qui aime que les contrats entre auteurs et lecteurs soient respectés, qui déteste qu’on le perde dans ces contrées désolées dont je parlais plus haut, sans même lui laisser un plan de sortie. Un lecteur qui aime que les histoires aient une fin, une vraie, et que cette fin soit précisément située… eh bien à la fin. La plus grande excentricité de ce roman est en effet que la fin se trouve au milieu, ou presque, et que le début se trouve à la fin.

Le contrat dont je parle, tacite mais bien réel entre l’auteur et le lecteur, surtout dans les œuvres à haute imagination, est que l’auteur propose quelques énigmes dans le début, qu’il fera croître au milieu de son roman jusqu’à un écheveau d’intrigues et qu’il se chargera de démêler et d’élucider dans les dernières pages ou, au pire, de fournir tous les indices nécessaires au lecteur pour qu’il les résolve et démêle lui-même. C’est pour cela qu’il y a un début, un milieu et une fin. C’est le bon ordre. Mais Crowley est trop malin, trop moderne et trop compliqué pour suivre un schéma aussi simple. Et contrairement aux clauses du contrat, plus on avance dans son roman, moins on en sait, plus les mystères s’épaississent pour finir par devenir entièrement insondables. Eh bien c’est la vraie raison du titre, je suppose. Donc, ici, il nous fournit la fin, qui est aussi le climax du livre, au milieu, ou plus exactement aux deux tiers. En effet, le roman comporte six parties — on n’ose employer le terme traditionnel de chapitre, vu qu’ils sont subdivisés — et la fin arrive lors du quatrième. Il y a bien un épilogue nominal et même nommé tel quel à la fin normale du roman mais il est difficile de dire si c’est une plaisanterie de l’auteur ou s’il a pensé ainsi compenser le fait que la fin véritable ne se trouve pas à la bonne place. Son trait le plus remarquable est qu’il contient une scène, en passant et juste suggérée, qui aurait été parfaite dans la première partie (le début dont je parlais plus haut) : il s’agit de ce plan où on nous apprend que le travail d’archéologie des Grays vient de révéler un bas-relief présentant un éventail d’êtres monstrueux, les créatures de l’Abîme, et une chose munie d’une aile gigantesque : cela aurait été idéal pour un amuse-bouche et mettre en haleine le lecteur féru de mystères mais n’a plus aucun intérêt en fin de roman où tout a déjà été dit sur ces divers éléments d’intrigue. En effet, la fonction d’un épilogue — jamais indispensable et souvent inutile — est de fournir au lecteur curieux des informations complémentaires (en rab du dîner pour les plus gourmands) sur les événements futurs et le devenir des personnages principaux et même parfois secondaires, en quelque sorte de statuer sur leur sort et de le graver dans le marbre de l’histoire, du style « ils se marièrent, eurent beaucoup d’enfants et vécurent très heureux ». Mais ici, il ne tient pas du tout sa promesse. Personnellement, je serais bien incapable de dire ce qu’il advient ou adviendra des divers Reds, des Blacks (en dehors de ceux, nombreux, qui sont morts), des Grays et des blancs (The Just, qui ont tous la tête blonde) sans parler de ceux qui n’ont pas de couleur (The Folk).

Le roman au rythme rapide et très divertissant jusqu’à sa quatrième partie se présente pour le lecteur comme un combat perpétuel entre les Blacks et les Reds, ces seigneurs moyenâgeux, pour la conquête du trône, arbitré par les Grays (le clergé) et perturbés par les meurtres rituels commis par les Justes (The Just) qui sont soi-disant les vengeurs du peuple (The Folk dans le livre) même si leurs motivations profondes sont pour le moins opaques. Les Justes semblent toutefois davantage sortir d’une secte d’assassins mystiques que de révolutionnaires politiques. Et tout cela se passe sur un monde singulier, plat, avec un disque soutenu par un pilier qui lui-même est ancré… eh bien sur rien, sur l’abîme, The Deep. Comme en plus, les premières pages nous font faire la connaissance de ce qui est de toute évidence un androïde (une sorte de surfer d’argent sans le surf), sorti de sa capsule spatiale en forme d’œuf, on sait donc tout de suite qu’on se trouve dans un roman de SF et non de fantasy comme les intrigues de cour et le niveau technologique de ce monde pourraient le laisser penser. Au début donc, le lecteur est relativement serein puisqu’il semble s’avancer en terrain connu et n’avoir qu’à cocher la bonne réponse entre trois possibilités :

A : ce monde est une planète lointaine, très exotique,

B : ce monde est un vaisseau d’exploration, un vaisseau-monde, gigantesque, qui voyage depuis si longtemps que plus personne ne se souvient être sur un vaisseau spatial (le récit type est Croisière sans escale de Brian Aldiss ou mieux, Universe de Heinlein)

C : ce monde est un satellite artificiel, possiblement dans notre secteur galactique, possiblement dans notre système, possiblement autour de la Terre (rien ne s’y oppose vraiment, et surtout pas ces habitants qui évoquent fortement des Terriens)

Néanmoins, on apprend très vite que ce monde est en forme de disque, ou de plateau, et que ce plateau a donc des rebords à sa périphérie, ce qui permet d’éliminer A. comme en outre, il est question d’un être gigantesque et de toute évidence très peu substantiel appelé Léviathan, et que de telles créatures n’existent pas dans notre proximité (sauf de manière très figurée) on est fortement incité à privilégier la solution B (il suffit alors d’admettre que le dit Léviathan ait envahi le vaisseau à une époque reculée). Cela semble confirmé par une des révélations fournies à contrecœur par Léviathan (voir plus loin). Et cela convient très bien à un lecteur de SF traditionnel.

Mais rien de tout cela n’est vrai.

Et celui qui dans le récit est chargé de nous apprendre la vérité, de nous illuminer, le Visiteur androïde, a la malchance d’être pris pour cible dès son premier pas par un des Justes (qui d’ordinaires ne tuent que les seigneurs Reds ou Blacks), ce qui a pour effet de le faire lui aussi devenir amnésique. 

La solution trouvée par le Visiteur pour savoir qui il est, d’où il vient et quel est ce monde est d’aller parler au maître originel de ce monde, Léviathan, qui pourrait en être aussi le créateur. Celui-ci, le seul indigène véritable de ce monde, habite en-dessous de la surface, dans l’abîme, même si on peut sérieusement douter que les termes au-dessus et en-dessous aient le moindre sens sur un tel monde. Se représenter la topographie et la géophysique de ce monde est d’ailleurs une des impossibilités que je mentionnais plus haut. Cette scène critique de dévoilement démarre sous de très mauvais auspices puisqu’une des premières paroles de Léviathan est d’apprendre à son visiteur que son talent principal est d’oublier (deux amnésiques conversant n’est pas une source de révélations très prometteuse). Mais Léviathan, qui n’est pas un mauvais bougre, juste très paresseux et pressé de retourner à son occupation favorite et à peu près unique, semble-t-il, dormir, surmontera sa première réaction ennuyée et répondra en effet à quelques questions du Visiteur lors de ce fameux quatrième chapitre, le sommet du livre. Hélas, si cette entrevue (avec un être essentiellement invisible, qui se manifeste surtout par des bourrasques de vent — mais qui est suffisamment matériel pour cacher les étoiles lors de son ascension finale), semble avoir pour résultat d’illuminer l’androïde, ses réponses au lieu d’éclairer le lecteur ajoutent plus de ténèbres qu’ils n’en enlèvent. Et le Visiteur n’aura pas la gentillesse et je dirais la courtoisie élémentaire, d’offrir ses nouvelles lumières au lecteur avant de s’en aller dans son œuf spatial. On apprend certes bien deux ou trois choses, mais aucune qui puisse nous servir de boussole ou même de bâton d’aveugle dans ce brouillard impénétrable dont on ne sait trop s’il est plutôt fait d’eau ou de gaz (il y a de l’air, même à l’extrême bord du monde, car la fille Juste qui accompagne le Visiteur respire sans problème quoiqu’elle semble bel et bien de chair et d’os, ce qui n’est probablement pas le cas de son grand maître, Neither-Nor).

Qu’apprend-on au juste de concret de la bouche invisible, si même il a une bouche, de Léviathan.

Que le disque et le pilier du monde sont sa création et que la fonction du plateau est de le protéger, lui Léviathan, des pierres que traversent l’espace, bref d’éviter que le ciel lui tombe sur la tête. C’est la seule explication « technique » qu’il nous sera donnée de tout le livre quant à la raison de la structure si particulière de ce monde. 

Que les hommes après bien d’autres choses, comme les plantes, les animaux et peut-être l’eau ont été amenés ici par un autre que lui, qu’il appelle Frère, et que ce Frère une fois l’opération terminée a trouvé que tout cela était bon, ce qui ressemble à une citation d’un certain livre qui a pour titre Genèse.

Que le Frère en question est un être très affairé, contrairement à lui, et qu’il voyage beaucoup, grâce à des ailes géantes, grandes comme le monde (le vaisseau ?). Qu’il a fabriqué les hommes sur place, à partie de graines ou de boutures — ce n’est pas clair (mais rien n’est clair avec Léviathan) — qu’il a emporté depuis un autre monde inconnu, mais très lointain.

Que le Visiteur s’appelle en fait Recorder, ce qui indique sa fonction d’enregistreur et qu’il est une création, un instrument du Frère. Qu’en plus des recorders, il existe des adjusters, dont fait partie Neither-Nor et dont la fonction semble de réguler la population de ce monde minuscule. On peut d’ailleurs en déduire que the Just n’a en fait rien à voir avec la justice mais est en fait un faux ami, une corruption du mot Adjuster, procédé que Crowley utilise souvent pour finir de brouiller les pistes, et parfois très abondamment, comme dans son futur roman Engine Summer. Comme on ne peut réguler, c’est-à-dire contenir la démographie dans des limites acceptables en assassinant quelques seigneurs Rouges ou Noirs, leur rôle est probablement plutôt de remettre sans cesse l’aiguille de la balance au centre, de sorte que rien ne change pour l’éternité.

On n’en apprendra pas plus sur la raison d’être des Reds, des Blacks, des Grays, des Justes. Même le fait que le Visiteur soit un enregistreur apparemment chargé de rapporter un message à son créateur ne nous avance pas puisqu’on ne sait rien de ce message, rien de ce créateur et que ce qu’on peut en deviner est à nos risques et périls.

Les lois physiques de ce monde resteront inexpliquées jusqu’au bout (et à mon avis inexplicables, jusque dans des petits détails : songez par exemple à ce « drum », cette steppe peuplée d’herbes grises où résonnent le bruit des pas de même que celui des sabots de cheval comme sur la peau d’un tambour ; comment explique-t-on un tel phénomène sonore ? Par le fait que ce plateau est creux, sans doute, mais il faudrait aussi que sa surface soit si fine qu’on ne pourrait certainement pas y creuser et que ni les chevaux ni les Endwives, les bonnes samaritaines, n’y pourraient trouver de quoi vivre). Crowley ignore ou plutôt veut ignorer que dans science-fiction, il y a science et éventuellement technologie. Le cadre scientifique et technologique de ses romans est au mieux esquissé comme dans Engine Summer ou comme ici, complètement omis. C’est évidemment un gros défaut dans ce genre de littérature. Mais Crowley, plus dangereusement à mon avis, ignore aussi bien des règles littéraires importantes quoique non écrites. J’ai déjà dit ce que je pensais du fait de mettre la fin au milieu. Mais on trouve d’autres innovations, comme le fait de faire se suivre sans séparation ni avertissement pour le lecteur des scènes se déroulant à des endroits différents, à des moments différents avec des personnages différents. Aucune de ces innovations ne me paraît présenter d’avantages et l’une au moins constitue à mes yeux une erreur majeure, comme de se tirer une balle dans le pied, tout en croyant montrer à quel point on est malin (un défaut de jeunesse). 

L’autre problème majeur du roman est la frustration qu’il peut susciter légitimement pour le lecteur par son absence d’explications convaincantes, et même d’indices. Je ne peux avoir de preuve de ses intentions mais j’ai la nette impression que c’est bien plus une volonté de l’auteur qu’une incapacité. Je suis convaincu que Crowley a, ou avait, une idée assez précise de l’histoire de ce monde, de ses habitants, du rôle de chacun. Mais, comme le Recorder, il est resté pratiquement muet sur la question. À en juger par ses dernières paroles, avant de remonter dans son œuf, il est certain que cette origine est horrible et sanglante et que lui, le recorder, est lourdement investi du côté sanglant (ce qui peut expliquer sa réticence à s’étendre sur le sujet bien que cela semble dépasser nettement le cadre normal de pensées d’une machine). Et cela doit à mon avis être mis en connexion avec l’autre révélation de Léviathan que j’ai volontairement omise jusqu’ici : ce sont les hommes qui ont demandé au « Frère » de les transporter dans ce monde minuscule, où rien ne changerait, où ils auraient la vie éternelle. Et Léviathan de conclure qu’ils se sont fait rouler (il le dit autrement). Eh bien, voilà qui inverse quelque peu la perspective générale n’est-ce pas ?

Il y a chez Crowley une philosophie assez claire qui ressort de son roman et qui explique le peu de lumière que le lecteur obtient de lui : c’est cette sagesse qui peut se résumer à « je sais maintenant que je ne sais pas ». En somme, le voyage de la vie n’est pas un cheminement vers la connaissance mais vers la prise de conscience qu’on ne sait pas grand-chose et que plus on avance, plus on découvre l’étendue de notre ignorance, illimitée elle. Voilà ce qu’il nous dit : vous savez aussi bien que moi que le savoir des hommes est limité, terriblement limité et le sera toujours car c’est dans notre nature-même ; alors pourquoi diable voulez-vous que je joue au créateur omniscient en vous dévoilant des secrets que je ne peux connaître ? C’est un excellent argument mais je doute qu’il console beaucoup de lecteurs.

Une autre raison fondamentale au manque d’explications et de rationalisations concernant le quoi, comment, pourquoi de ce monde est qu’il est basé non pas tant justement sur des enchaînements rationnels que sur des intuitions poétiques, des rêves, qui sont irrationnels dans leur essence. Le roman doit et ne peut à mon avis se lire autrement que selon une interprétation symbolique, primitive, parfois au mieux allégorique (puisque l’allégorie implique déjà un certain niveau de rationalisation).


Rien de tout ce que j’ai écrit et qui n’est pas toujours tendre ne doit dissuader quiconque d’entreprendre cette lecture : c’est une de plus passionnantes et même des plus divertissantes (jusqu’à la fin du second tiers au moins) que la science-fiction nous ait jamais proposée.

Le terme de séminal dans l’art est à la mode et selon moi employé souvent sans grande pertinence. Mais The Deep est un des exemples les plus saisissants, avec tous ses défauts, d’un livre séminal dans le monde de la SF et au-delà. 


Pour les purs francophones (très bien pour la couverture, efficace ; pour la traduction, aucune idée)

The Deep est le second livre de Crowley que je prends pour cible de mes ruminations après Engine Summer, dont vous pouvez lire le résultat ici. Mon prochain article traitant de l’œuvre de cet auteur sera sans nul doute à propos de son dernier roman de SF à ne pas avoir encore subi le feu de ma critique : Beasts.


mardi 24 octobre 2023

Chers livres de chevet



Les livres de chevet sont des livres qui ont tendance à ne pas quitter le tiroir de votre table de chevet étant donné votre compulsion à les ouvrir sans cesse, à les feuilleter, à les caresser des yeux et même parfois de la main (pour les plus anciennes éditions reliées). Ce sont des livres que vous relisez toujours avec plaisir, surprise ou intérêt, même alors que vous pensiez les connaître par cœur. Il y a du fétichisme là-dedans, pareil à celui de l’enfant ne pouvant se séparer de son nounours et pour certains monomaniaques du Livre, que ce soit la Bible, le Pentateuque ou le Coran, on peut même parler d’idolâtrie.
Les lecteurs qui ont des livres de chevet ont commencé à lire tôt, dès l’enfance, car c’est à cet âge qu’on peut nouer des liens aussi forts avec des objets. Et c’est un trait des enfants de pouvoir relire ou réécouter sans cesse la même histoire sans s’en lasser. Car les premiers livres de chevet sont généralement des livres de fictions ; personnellement, je n’ai jamais entendu parler d’enfant qui avait pour livre de chevet L’Origine des Espèces ou La Somme Théologique de Thomas d’Aquin.
Le plaisir particulier qu’on a avec nos livres de chevet est que l’on sait d’avance que ce sera une bonne surprise, un peu comme les cadeaux de Noël quand on a l’esprit d’un enfant. Et un peu comme les cadeaux de Noël, c’est un plaisir qu’on se réserve environ une fois par an. Si vous n’avez plus de surprise et plus de palpitations quand vient la veille de Noël, si vous n’y voyez plus guère qu’une prime de fin d’année, il est sans doute grand temps de mettre un terme à cette célébration annuelle. Si vous n’avez plus le même genre d’attente pour le livre qui est dans le tiroir de votre table de chevet, si vous ne sentez plus d’âme à l’intérieur, il est aussi grand temps de remiser ce livre dans les plus hauts rayonnages de votre bibliothèque d’où il ne sortira probablement plus jamais de votre vivant. Car n’oubliez pas que la seule âme vivante que vous trouvez dans un livre est la vôtre. Un bon livre est en effet un objet magique qui a le pouvoir d’invoquer des âmes, en particulier celle de celui qui le lit.
Rares sont donc les livres de chevet qui durent le temps d’une vie, surtout si cette vie est longue. Nos livres de chevet évoluent en général avec le temps qui passe, avec les centres d’intérêt qui changent, avec l’expérience qui s’accroît.
D’un point de vue plus personnel, je me suis amusé à rassembler les livres que je continue à relire depuis au moins deux décennies, et dans certains cas remarquables, depuis l’enfance. Je les ai sous les yeux en ce moment-même : un très curieux assortiment. C’est une photographie instantanée, qui ne sera probablement plus vraie dans un ou dix ans mais elle est sûrement assez significative quand vous avez dépassé la moitié de votre vie.

Voici donc cette liste avec mes notes :

- Le premier ne surprendra pas grand monde : il s’agit des Contes de Perrault, que j’ai lus enfant dans une version illustrée (mais pas par Doré) certainement expurgée (car quel enfant voudrait savoir ce qu’il advient de la Belle au Bois Dormant et de sa future belle-mère après les noces) mais qu’il m’arrive encore de relire dans sa version originale. Naturellement, la fréquence de ces lectures, comme d’ailleurs de presque tous mes livres de chevet, a beaucoup baissé avec l’âge.
- Le second est peut-être plus surprenant car il remonte également à mon enfance, à peine plus tard que le premier, aux alentours de dix ans, si mes souvenirs ne me trompent pas. Il s’agit du Démons et Merveilles de Lovecraft. Le livre appartenait à mon père, grand amateur de cet écrivain, et je n’arrive pas à me rappeler si c’est lui qui me l’a conseillé (car il avait parfois des idées tout à fait curieuses sur les lectures qui conviennent à un enfant de tel âge) ou si c’est moi qui l’ait trouvé et emprunté sans rien demander à personne. Un livre auquel je dois beaucoup de cauchemars mais même ces cauchemars, comparés à d’autres bien plus sérieux, étaient en somme une forme de plaisir. La puissance onirique de ses récits — surtout le second, À la recherche de Kadath (je préfère le titre original The Dream-Quest of The Unknown Kaddath) — n’a que très peu d’égales si même il en existe. Aujourd’hui toujours, son pouvoir n’a pas entièrement disparu sur moi, même si le style terrible de ce livre et sa pauvre narration sont devenus un obstacle important.
- De la même époque, je lis encore Le loup des Mers et l’Appel Sauvage de Jack London, même si je le préfère maintenant dans ses textes plus brefs.
- Le Fantôme de l’Opéra a atterri sur ma table de chevet quelques années plus tard, me semble-t-il, au début de l’adolescence donc, qui dans mon cas n’était que la prolongation de l’enfance. Au bout de deux ou trois lectures, j’ai fini par ne plus lire que le dernier tiers, la longue descente en enfer guidée par Le Persan. Maintenant seulement, il m’arriver de le relire à nouveau en entier et ma foi, c’est un très bon roman, à mon avis le meilleur de Gaston Leroux qui a su dans ce livre garder une certaine mesure dans la démesure et freiner son goût pour l’immoralité triomphante.
- Sans doute au même âge, les contes d’Edgar Poe, ou du moins une certaine partie d’entre eux. Maintenant, j’ai ses œuvres complètes car la vérité est que tout m’intéresse chez cet auteur, y compris certains de ses essais comme Eurêka.
- Alice à travers le Miroir. Ce livre de Lewis Carroll ainsi que le précédent de la série, je ne les ai pas lus avant quinze ans. Il m’arrive de relire encore quelques passages d’Alice au Pays des Merveilles mais c’est vraiment le second qui peut être qualifié de livre de chevet. En général, je suis tellement content de ma lecture que je continue avec La Chasse au Snark.
- Les Mille et Une Nuits. Première lecture encore plus tardive, pas avant dix-sept ans, je dirais. Dans la version très expurgée de Galland d’abord puis quelques années plus tard dans une version plus fidèle au texte original. Je considère toujours l’auteur anonyme des Mille et une Nuits comme le narrateur le plus virtuose de toute l’histoire de la littérature.
- Exactement au même âge La Cinquième Tête de Cerbère de Gene Wolfe. Le livre que je relis le plus souvent de Wolfe avec quelques-unes de ses nouvelles (mais dispersées dans l’ensemble de ses recueils : il me faudrait une compilation spéciale reprenant toutes mes nouvelles favorites pour en faire un livre de chevet au sens propre). Bizarrement, bien que j’aie écrit de nombreux articles sur Wolfe, je m’aperçois que je ne parle presque jamais de ce livre. Certainement, je remédierai un jour à ce manque.
- Même époque ou peu après : les poèmes de Rimbaud et la « poésie » de Lautréamont, j’ignore dans quel ordre. Ces lectures n’ont rien à voir avec une prescription scolaire. Rimbaud est l’écrivain qui m’a fait comprendre ce qu’était réellement la poésie et Lautréamont m’a rappelé l’humour ravageur, explosif, de celui de l’auteur inconnu des Mille et Une Nuits bien qu’ils aient assez peu de rapports pour le reste. De Rimbaud, je lis encore tout, même ses lettres. De Lautréamont, je ne relis plus que ses Poésies (quel titre !) et plus rarement quelques morceaux particulièrement savoureux des Chants de Maldoror comme celui qui commence ainsi : « Deux piliers qu’il n’était pas difficile et encore moins impossible de prendre pour des baobabs, s’apercevaient dans la vallée, plus grands que deux épingles. En effet, c’étaient deux tours énormes… »
- Le Regard du Roi de Camara Laye : je peux dater très précisément ma première lecture de ce roman, à dix-huit ans tout rond. Par la suite, j’ai lu d’autres livres de cet auteur, dont l’excellent et célébré à juste titre L’Enfant Noir, mais aucun n’est devenu un de mes livres de chevets. Le fait est que je ne suis pas très attiré par les autobiographies, aussi bien écrites soient-elles (on trouvera un seul contre-exemple dans cette liste). Le Regard du Roi est clairement un roman d’imagination, peut-être dans une Guinée de rêve, aux lisières du fantastique, qui a un charme, presque un parfum, sans véritable substitut possible, du moins à ma connaissance.

Tous les livres suivants sont des livres que j’ai découverts étant déjà adulte, très souvent cependant entre vingt et vingt-cinq ans, période qui marque mon apogée en tant que lecteur.

- Le Dernier Jour d’un Condamné et Les Contemplations de Hugo. Rien à voir donc avec mon cursus scolaire puisque j’avais quitté l’école. Disons-le, dans l’ensemble, l’école m’a plutôt servi de repoussoir que d’incitation à la lecture (avec quelques notables exceptions grâce à des professeurs qui prenaient sans doute le risque de sortir des clous). Le problème avec Hugo est que l’Éducation Nationale à cette époque semblait croire que son chef d’œuvre était 93, un monument de rhétorique creuse, mais apte à susciter de nombreuses analyses (au moins aussi creuses). Tous les romans, même les meilleurs, sont de la poésie diluée, très diluée, mais chez Hugo, c’est encore pire car cela concerne aussi ses livres de poésies dont il faut trier chaque poème en bon grain ou en ivraie. Les Contemplations ne font pas exception à la règle même si le ratio bon grain/ivraie est nettement plus élevé que ses standards habituels. Pour ce livre, afin de me faciliter le choix, j’ai attribué sur la table des matières à certains poèmes un symbole géométrique qui m’indique d’un seul coup d’œil le degré d’intérêt ou de qualité que je leur ai touvé, ce qui m’évite de devoir à chaque nouvelle lecture charrier des tonnes de pierre sans valeur pour retrouver les pépites. Pourquoi je n’ai pas choisi des évaluations chiffrées est un mystère. Le Dernier Jour d’Un Condamné a deux qualités rares chez Hugo : la concision et l’intensité.
- De même, mon addiction tenace pour Les Rêveries d’un Promeneur Solitaire n’est pas à mettre au crédit de notre système scolaire. J’en ai déjà parlé dans un article précédent. J’ajouterais juste que mon plaisir toujours renouvelé à cette lecture à beaucoup à voir avec celui de la promenade et peu avec la rêverie. C’est pourquoi j’ai tendance à l’appeler Les Promenades d’un Rêveur Solitaire.
- Le Père Serge et La Mort d’Ivan Illitch font partie de mes lectures de chevet préférées et mon plus grand souhait est de dénicher un livre unique de taille modeste (car incontestablement, la concision est un facteur essentiel, comme on peut le constater en examinant cette liste, pour qu’un livre puisse espérer se retrouver sur ma table de chevet) qui contiendrait ces deux novellas de Tolstoï. Je n’ai toujours pas trouvé.
- Les contes fantastiques de Maupassant avec en point d’orgue Le Horlà, seconde version.
- Les Contes de la Véranda ainsi que, très inhabituellement, le gros roman qu’est Pierre ou les Ambiguités de Melville (ce livre est un mystère drapé dans une énigme dont j’ai parlé ici).
- Ecce Homo de Nietzsche : ce n’est pas l’autobiographie que j’avais à l’esprit tout à l’heure. Je ne vois pas ce livre comme un autobiographie, ou alors par « un fou qui plaisante » comme dirait Lautréamont, mais bien plutôt comme une fiction. Nietzsche (quelle orthographe terrible ! On devrait interdire de mettre autant de consonnes à la suite) montre ici son sens admirable de la formule, son sens poétique particulièrement développé. L’aspect philosophique de la chose, s’il y en a un, m’échappe complètement.
- Évolution : Une Théorie en Crise de Michael Denton. C’est le seul livre de non-fiction qui figure parmi ma mini bibliothèque de chevet. Je le relis presque autant pour ses qualités stylistiques (assez rares chez un scientifique de pointe) que pour son exemple d’argumentation rigoureuse et implacable. Denton en 2016 a sorti une suite intitulée « Evolution : still a theory in crisis », encore plus essentielle, dont j’ai déjà largement parlé ici, probablement le livre de vulgarisation le plus convainquant et le plus important que j’ai lu à ce jour mais il est évidemment encore beaucoup trop tôt pour le qualifier de livre de chevet.

Enfin, je vais terminer par des livres qui ne sont pas à strictement parler des livres de chevet en raison de leur taille trop imposante mais qui pour le reste en ont toutes les caractéristiques. Ce sont des livres d’art.
Il y a très peu de peintres que j’aime suffisamment pour entreprendre l’achat généralement assez onéreux d’une monographie. Mais quand j’aime, je ne compte plus et j’ai au moins une douzaine de livres plus ou moins grands, plus ou moins épais, plus ou moins lourds qui séjournent régulièrement sur ma table de chevet. Tous partagent deux points communs : de plutôt bonnes reproductions et des textes d’accompagnement plutôt intéressants. Les peintres en questions sont, dans l’ordre chronologique : Uccello, Bosch, Georges de La Tour, Turner, Savrassov (en russe celui-ci par force), Degas, Henri Rousseau.

samedi 23 septembre 2023

Une Histoire du Grand Empire Américain (1945-2023), première partie : La Fin des Illusions



Vous aurez noté que la date affichée ci-dessus est évidemment fausse, considérez-la comme un hommage rendu pour le centenaire de la fin du Grand Empire Américain. En somme, il vous est demandé, vous, bienheureux citoyens du vingt-deuxième siècle que ces marées de sang ne viennent plus lécher les genoux, de vous imaginer revenus en ce premier jour d’automne astronomique de l’année 2023, que nous, historiens, considérons généralement comme un de ces tournants de l’Histoire, au même titre que la victoire à Stalingrad au milieu de l’hiver 1942-43 marque de fait la fin inéluctable du Troisième Reich, même si celui-ci a perduré quelque peu dans son élan dévastateur, devenu essentiellement un instinct de mort, une course toujours accélérée vers l’abîme.
Nous avons choisi de commencer notre essai par le meilleur morceau et donc par la fin. La dernière partie de notre grand livre (qui en comptera trois) aurait pu être sous-titrée Mensonges et Amnésie ou encore La Fin des Illusions. Mais tout compte fait, nous avons préféré celui-là…

Partie I : Une Civilisation de l’Infantilisme

Rien ne symbolise mieux la déchéance du Grand Empire Américain que sa défaite lors de la tristement célèbre guerre d’Ukraine (2022-2024). Tout le monde se souvient bien sûr que cette guerre a opposé militairement L’Empire et ses innombrables vassaux (dont l’Ukraine) à la seule Russie et que c’est bien pourtant cette dernière qui, contre toute attente, du moins du côté de l’Empire, a triomphé (le terme n’est vraiment pas excessif) non seulement sur le plan militaire, ce qui est un fait difficilement contestable maintenant, mais même économiquement. On peut arguer avec justesse que la victoire écrasante de la Russie n’aurait pu être obtenue sans le concours plus ou moins discret, jamais officiel, de la puissance industrielle chinoise qui a pallié la plupart des déficits dus aux sanctions économiques tout terrain prises par l’Empire, dont la liste ressemble à un inventaire de Prévert, visant la Russie. Un acteur mineur comme la Corée du Nord est aussi généralement cité comme allié de la Russie, de par son industrie militaire surdéveloppée, mais cette aide appréciable est arrivée alors que l’affaire était déjà largement pliée, dirons-nous. D’autres pays, tel que l’Iran, l’Inde ont eu un rôle accessoire quoique non entièrement négligeable dans cette capacité de résilience de la Russie à résister aux assauts incessants de l’Empire. Mais au final, sur le terrain, c’est bien et comme toujours la Russie seule qui a affronté et vaincu l’ennemi juré, cette fois l’hydre à cinq têtes et ses peu glorieux acolytes. Pour mieux mesurer l’importance de ce succès, dressons la liste des principales nations qui composaient l’Empire :

- USA, hébergeant autrefois le siège de l’Empire (appelés maintenant Le Nouveau Mexique, « Nuevo Mexico » dans la langue du cru, à ne pas confondre avec l’ancien État du même nom)
- Royaume-Uni (autrement appelé le Bull-Dog ; très hargneux, aboie très fort mais caché derrière son maître)
- Australie (autrement appelée le Grand Pays des Morloks – c’est normal, ils vivent en dessous de la Terre, juste sous nos pieds)
- Nouvelle-Zélande (autrement appelée le Petit Pays des Morloks pour la même raison)
- Canada (autrement appelé la Belgique de l’Amérique, disparu, tout comme la Belgique d’ailleurs)
- Allemagne (autrement appelée l’Âne Triplement Bâté, disparue)
- France (autrement appelée le Coq-Girouette, la Petite Gaule, voire pour les gens grossiers la Petite Bite, disparue corps et bien dans le grand réchauffement climatique tout comme sa voisine d’en face de la Manche, si on peut dire puisque la mer aussi a disparu)
- Pologne (autrement appelée la Hyène du Nord)
- L’Ukraine (autrefois appelée Le Viendard Fou, disparue, ou plutôt mangée par plus d’une gueule : juste retour des choses)
- Danemark, Finlande et Norvège (indistingables, autrement appelées les Petites Sirènes dans la Brume)
- Lithuanie, Estonie et Lettonie (indistingables, autrement appelées les Trois Nains de la Baltique)
- Moldavie (un des secrets les mieux gardés d’Europe, aussi appelée « ce pays que personne ne sait indiquer sur une carte », en dehors des Moldaves il va de soi)
- Italie (autrement appelée La Botte : à quoi peut servir une seule botte ? Éclatée maintenant en diverses républiques ou principautés sans aucune importance)
- Grèce (autrement appelée Hélène – c’est dire la confiance qu’on peut lui accorder)
- Espagne (autrefois appelée la Grande Ibère, dorénavant la Grande Gallice, bien qu’elle ne soit pas vraiment grande)
- Portugal (autrement appelée la Petite Ibère)
- Japon (autrement appelée la Geisha Masochiste)
- Corée du Sud (appelée maintenant l’Autre Corée)
- Israël (colonie fondée et habitée par le peuple du Livre, sous l’influence d’une forme d’idolâtrie particulièrement perverse et tenace où l’on prend la chose imparfaite par nature, des écritures, pour la perfection divine*).

Quel leg nous a laissé le Grand Empire Américain dans sa soif de conquêtes ? En ce vingt-deuxième siècle, que peut-on toucher encore de notre main de cette civilisation disparue ? Quels fruits manifestes peuplent encore nos rues et campagnes ?
Eh bien, singularité unique dans l’histoire de l’humanité, il n’en reste pratiquement rien de concret. Même le légendaire Ozymandias a laissé au moins quelques ruines, quelques grands tas de décombres propres à inspirer de sombres rêves. Les Romains ont semé leurs conquêtes de routes, de ponts et d’aqueducs, toutes choses bien utiles pour les populations locales, les Européens ont bâti des châteaux, des cathédrales, des palais, des villas partout où ils sont passés, qui émerveillent toujours les promeneurs et touristes, les Arabes ont laissé des jardins féeriques et des mosquées, les Chinois d’aujourd’hui nous construisent ports et réseaux de transport, tout ce qui est vital pour notre commerce (et le leur) ainsi que des centres hospitaliers (de par leur prédisposition à accueillir toutes les épidémies, ils sont devenus très forts dans ce domaine), les Russes nous électrifient ou nous envoie dans l’espace. Mais des œuvres du Grand Empire Américain, il n’en est pas resté pierre sur pierre, un siècle plus tard.
On peut dire qu’il aura été l’illusionniste par excellence, le grand magicien. Tous ses beaux cadeaux, tous ses joujoux se sont révélés de sable ou de verre coloré. Habile entre tous à disposer des décors de carton peint, l’Empire n’aura jamais œuvré dans le solide et le durable. En effet, son seul leg mémorable est essentiellement virtuel, des suites de 1 et de 0 dans une banque de données, des tonnes de rouleaux de pellicules inutilisables.
Cela n’a rien d’étonnant. Le Grand Empire Américain aura travaillé principalement à son auto-promotion, sa propre glorification, sa propre légende mensongère, tel le Grand Satan comme l’ont surnommé quelques-uns. Les fumées, les trompe l’œil, les artifices en tout genre, les lumières et miroirs flatteurs étaient sa véritable spécialité. Mais rien de tout cela n’est fait pour durer. Pire que cela, le mensonge cultivé à ce point, quand il finit par imbiber chaque pore de votre société, votre histoire, votre science, votre géographie même (car le monde en dehors de l’Empire étaient pour ses habitants Terra Incognita) finit de détruire tout ce qui pourrait subsister de positif dans votre héritage : plus personne ne peut croire maintenant que Armstrong et ses collègues ont marché sur la lune ? Sûr qu’ils n’ont pas dépassé les studios d’Hollywood, pense-t-on à tort ou à raison. C’est le châtiment bien mérité des menteurs que même leurs (rares) bonnes actions, que leurs (rares) hauts faits ne sont pas crus.
Le mensonge était un des traits distinctifs de cette civilisation.
Le second était son mépris ou son ignorance remarquable de la vie humaine, toute vie humaine qui ne portait pas l’estampille US. Faire la liste des coups d’Etat, des guerres, des invasions que l’Empire a instillés, payés, exécutés entre 1945 et 2023 donne le vertige, sans compter le génocide précédent des indigènes de leur propre pays, ses premiers habitants. Et toutes ces interventions, sous le drapeau de la démocratie et de la vertu, sans exception se sont achevées par le chaos le plus complet pour le pays subissant cette invasion de démocratie et de vertu. Autrefois, les grandes civilisations faisaient aussi la guerre et semaient souvent mort et destruction mais ne prétendaient pas vous apporter « liberté et démocratie ». Elles ne voulaient pas faire votre bien, elles se contentaient de vous voler et de vous tuer parfois, si vous n’étiez pas d’accord avec leur point de vue. Mais comme on dit, il n’y a pas pire que celui qui sait mieux que vous quel est votre bien ! Celui-ci ne s’arrête jamais.
Le troisième est une incroyable surestimation de soi, la certitude d’être bon et vertueux, ce qui semble parfaitement contradictoire avec les points 1 et 2. Eh bien non, car la première victime du mensonge est son auteur. Certains parlent de ce curieux état d’esprit comme de l’exceptionnalisme. Mais restons simple et appelons-le syndrome du peuple élu. Comment ce terrible syndrome est passé du peuple juif, on ne peut plus homogène, à ce peuple on ne peut plus mêlé, est un des mystères qu’il reste à élucider. Leur alibi est en tout cas le même : nous ne pouvons être mauvais, quoique nous fassions (et il est vrai que nous faisons d’horribles choses mais pour le plus grand bien de Dieu ou de l’humanité) puisque nous sommes les choisis, les élus de Dieu : c’est marqué dans le Livre.
C’est cela l’infantilisme. Continuer de croire quand vous en avez dépassé l’âge depuis longtemps que vous êtes spécial, que vous êtes à jamais l’enfant chéri, le fils préféré de sa maman ou de son papa. Continuer de croire que vous êtes au centre du monde, toujours et tout le temps.
Et chaque année depuis près d’un siècle, les peuples de la Terre fêtent votre disparition en dansant sur vos tombes.
Moi-même, je la fête aujourd’hui en ce jour de centenaire, le 23 septembre 2123.


*Voir à ce sujet un article précédent.
Article sur le même sujet, mais sérieux: ici.

dimanche 10 septembre 2023

La poésie à son coeur


"Je suis le saint, en prière sur la terrasse, comme les bêtes pacifiques paissent jusqu'à la mer de Palestine.

Je suis le savant au fauteuil sombre. Les branches et la pluie se jettent à la croisée de la bibliothèque.

Je suis le piéton de la grand'route par les bois nains; la rumeur des écluses couvre mes pas. Je vois longtemps la mélancolique lessive d'or du couchant.

Je serais bien l'enfant abandonné sur la jetée partie à la haute mer, le petit valet suivant l'allée dont le front touche le ciel.

Les sentiers sont âpres. Les monticules se couvrent de genêts. L'air est immobile. Que les oiseaux et les sources sont loin ! Ce ne peut être que la fin du monde, en avançant."


J'ai mis cet exemple de poésie en exergue de cet article traitant de la poésie, le coeur de tout art véritable, parce qu'il évite tous les poncifs ordinaires de la poésie : il n'a pas de strophes, pas de vers, pas de pieds, pas de rimes et cependant est incontestablement de la poésie la plus pure. En effet aucune de ces caractéristiques n'est nécessaire à la poésie. On peut faire de la (mauvaise) prose en croyant faire de la poésie, comme Le Bourgeois Gentilhomme de Molière ou faire de la poésie en prose comme Rimbaud. Il n'y a aucune différence fondamentale entre Le Bateau Ivre -- alexandrins classiques rangés en quatrains -- et la prose poétique des meilleurs poètes. Les vers, les pieds, les rimes, ne sont que des détails, de choix formels, des règles qu'on se donne, des moyens pour atteindre un but. Le but de la poésie est de produire un chant intérieur, une musique mentale qui ne peut s'écouter avec les oreilles ou se chanter avec des cordes vocales (vous pouvez la réciter, la chanter, la mettre en musique, mais ce n'est plus la musique du poème). C'est cela son coeur.

Ces versets -- appelons les ainsi -- sont particulièrement purs car ils ne narrent aucune histoire. Il est tout à fait possible de raconter une histoire sous forme poétique -- j'en donnerais un exemple personnel plus loin -- mais ce n'est pas le cas ici. Le seul fait de raconter une histoire oblige en effet à un ordre logique que l'on résume généralement ainsi : un début, un milieu, une fin, et donc à un mécanisme mental rationnel qui est étranger à la poésie. Cela oblige aussi à donner un certain nombres d'explications plus ou moins habilement glissées lors de la narration (ou avant ou après pour les médiocres narrateurs). La poésie n'a que faire de la logique, de la rationalité, des explications très sottes ou très savantes. Les romans, les contes, les chants d'Homère ou de Dante sont de la poésie très diluée quand ils sont bons et je ne parle pas des mauvais. Certains poèmes même bons, comme on en trouve beaucoup (trop) chez Hugo, sont également de la poésie diluée, et pas toujours avec la meilleure eau ou encre.

Chacun a ses poèmes, ses vers préférés, pour des raisons qui ne sont pas plus aisément analysables que les poèmes eux-mêmes.

La poésie qui précède -- car c'en est assurément une -- fait partie de mes préférées. Ce ne sont pas des vers, plutôt des versets, des versets profanes pourrait-on dire. Ils constituent le chapitre V du poème en prose intitulé Enfance, qui lui même fait partie du recueil de poésies en prose et en vers libres intitulé par Verlaine Les Illuminations (Couloured Plates qui est le vrai sens que Verlaine, et Rimbaud?, avaient dans la tête).

Chaque verset synthétise très concisément, c'est-à-dire par des associations mystérieuses d'images qui font toujours mouche, un aspect de la personalité et de la vie de son auteur. La concision est d'ailleurs une de marques les plus sûres de la poésie véritable qui se veut par nature, intense, concentrée, essentielle.

Le premier parle de l'appel métaphysique, très fort chez Rimbaud, quoique jamais vraiment suivi, sinon peut-être sur son lit de mort.

Le second parle de son côté "savant", de son désir de faire des découvertes "alchimiques" et de la claustration volontaire qui en découle.

Les troisième, quatrième et cinquième parlent tous du (grand) voyageur Rimbaud en indiquant une progression vers des contrées de plus en plus lointaines, vierges, sauvages, inconnues, assurément dangereuses, probablement mortelles. A noter que le quatrième est le seul des cinq a se référer à une enfance, titre du poème, celle de l'auteur.


Voici maintenant une courte histoire poétique de mon cru, un poème en prose donc, dont je ne donnerais aucune explication car le seul fait qu'il s'agisse d'une histoire implique que toutes les explications nécessaires à sa compréhension sont fournies dedans. Contrairement au poème de Rimbaud, il n'est pas précisément autobiographique : inutile donc de m'intenter un procès.

Le titre que je lui ai donnée est Fille Publique

On dit qu’il ne faut pas laisser les soldats oisifs. C’est sûrement vrai. Un jour donc, j’étais soldat et ne savais que faire de mon temps libre. Comme souvent, je traînais dans la vieille ville, là où les rues deviennent si étroites et les maisons si hautes que le soleil n’y atteint pour ainsi dire jamais le fond. Je croyais bien connaître le quartier, je me trompais. Suivant une calle sans issue, je débouchai soudain dans une cour ensoleillée. Les maisons semblaient de belle fabrication et ne ressemblaient pas à un cul-de-sac. Pourtant les façades autrefois cossues étaient lépreuses et les ordures fleurissaient les trottoirs : je ne le vis pas. Des femmes au teint sombre, vagues formes affaissées, m’épiaient en tricotant depuis leurs balcons ombreux : je ne les regardai pas. Il n’y avait plus que Nina. Était-elle nouvelle dans le quartier ? Je supposai à sa blondeur irréelle qu’elle avait au moins quelque origine lointaine. Comme elle était éblouissante sous le soleil d’été ! Son âge semblait plus problématique mais quoique d’air farouche, elle me prit la main et ne la lâcha plus. Je la suivis donc sous un grand porche sombre qui menait à un couloir obscur qui lui-même conduisait à un étroit escalier de bois mal éclairé. En gravissant les marches, je vis que les murs étaient de contreplaqué. Elle me guida dans une chambre aveugle et triste, éclairée d’une ampoule nue, où je lui fis part de mes doutes. C’était un peu tard. Elle avait placé mes mains sur sa peau très douce et déboutonnait ma chemise avec beaucoup de soin. « Est-ce que c’est de la soie ? » me demanda-t-elle en caressant le tissu et ma poitrine par la même occasion. Tout comme ses yeux, ses questions étaient toujours sérieuses. Elle me demanda ce que je faisais, pourquoi j’étais ici et si le salaire en valait la chandelle. Nina n’était pas une fille légère. Elle n’avait rien de lascif ou de vulgaire. Elle était pourtant douce et chaude et lisse comme un petit pain au lait sortant du four.

Ses doigts agiles explorant mon pantalon trouvèrent ce qu’ils cherchaient et sortant mon portefeuille en tirèrent trois billets qu’elle me montra bien en face. Le premier fut pour sa peine, le second pour la chemise de soie présumai-je, et le dernier fut remis à sa place. Immobile, je la laissai faire. De sa main libre, elle chassait les mouches ou se grattait le genou ; parfois, elle me lançait un coup d’œil et fronçait un peu plus le sourcil à mesure que l’horloge tictaquait. Nina était honnête et de bonne volonté. Ayant essayé plusieurs tactiques et n’ayant pas ménagé ses efforts, elle dut se rendre pourtant à l’évidence : j’étais pour elle une cause perdue. Elle me rendit mon second billet et l’air toujours aussi sérieux, m’adressa dans sa langue cet ultime salut : « hasta maňana joli soldat, et la prochaine fois, viens avec tes munitions ».


lundi 14 août 2023

Non-éloge de la folie

Aquarelle sans effets spéciaux ou autres photoshopages, à base de noir (gris de Payne en fait)


   Un des titres les plus paradoxaux et mal indiqué de toute la littérature est Éloge de la folie d’Erasmus. On me dira qu’il s’agit d’une satire. Mais le titre est mal choisi ; cela aurait dû être "Éloge de la bêtise" car la folie n’a rien à voir avec le sujet du Flamand. La folie comme figure de style donc ou pire, comme recette de voyance ou méthode transcendantale, est beaucoup trop répandue, particulièrement chez les intellectuels. Chez trop de littéraires, de poètes, de philosophes, de théologiens, même aussi intelligents que l’auteur flamand, folie, de même que démence, est devenu un mot fourre-tout, sorte d’auberge espagnole, sans véritable rapport avec la chose, un simple tour de vis (ou vice) rhétorique.

La folie, la vraie, celle dont il sera question dans cet article, n’a rien dont on puisse faire l’éloge, même pour rire. Et comme la plupart des événements destructeurs, elle n’est pas un processus linéaire. On peut raser un édifice en commençant par le toit puis en descendant les étages progressivement jusqu’aux fondations, un peu comme dans le phénomène de l’érosion. Mais même dans ce dernier cas, d’ailleurs plutôt théorique concernant les destructions de main d’homme, la falaise finit par s’écrouler d’un coup d’un seul. Comme dit Hemingway en parlant de tout autre chose, cela s’est passé d’abord progressivement puis soudainement. Pour détruire cet édifice, vous pouvez aussi placer des charges explosives sur quelques piliers de soutènement bien choisis dans le sous-sol et tout s’écroulera en une fraction de seconde. C’est cette seconde image que j’aimerais que vous gardiez quand vous pensez à la folie. La santé mentale d’un homme ne dévolue pas de A, le zénith de la santé mentale, jusqu’à Z, son nadir, en passant par toutes les lettres de l’alphabet. De plus, comme la psyché humaine est de la matière vivante, le processus ne va pas toujours dans un seul sens, bien qu’à ma connaissance, on n’ait rarement vu un aliéné au dernier stade retrouver sa pleine santé mentale, pas plus qu’un tétraplégique ne récupère l’entier usage de ses quatre membres et de ce qui se trouve entre les deux du bas. Peut-être y a-t-il eu, à une époque lointaine et à jamais disparue, de telles guérisons miraculeuses — il en est beaucoup question dans un certain livre ayant trait aux faits et gestes d’un certain quidam de Judée — mais ce n’est pas pour rien qu’on les qualifie de miracles, qui sont ou bien des suspensions temporaires des lois physiques naturelles ou plus vraisemblablement des cas limites, où le miracle tient en fait à une convergence exceptionnellement bienveillante de facteurs naturels.

Je vais commencer par le plus facile, à savoir énoncer ce que n’est pas la folie. Et comme la folie n’est jamais mieux descriptible que par son stade ultime, le nadir de la santé mentale, c’est celui que je prendrai toujours pour référence et comme étalon de véracité et donc, par opposition, de fausseté.

La folie n’est pas une dépression, même sévère, ce n’est pas un désordre bipolaire ni d’ailleurs tout un tas de désordres contemporains munis de termes savants, ce n’est pas d’être luné en bien ou en mal, lunatique au sens français du terme ou de se prendre pour un loup-garou ou n’importe quel autre personnage de son goût. En effet, cavaler dans les bois en hurlant à la lune n’est certes pas un grand signe de maturité mentale mais on est encore très loin de la folie authentique. La définition de la folie d’Einstein, si c’est bien de lui, est une aimable plaisanterie : presque tout le monde serait fou, un jour ou l’autre, si c’était de recommencer sans cesse la même action en espérant un résultat différent. Le fou, précurseur de génie, comme je l’ai déjà dit, est une autre plaisanterie, bien plus stupide que drôle, devenue presque un lieu commun : cela reviendrait à dire que la folie apporte un supplément d’intelligence ou de sensibilité alors que c’est précisément l’inverse. La folie n’est donc ni le génie, ni la sagesse, comme je l’ai lu bien trop souvent, ni le fanatisme ou l’extrémisme (peu importe lequel, je ne vais pas disserter là-dessus mais ce sont des montures très différentes). La folie n’est pas pittoresque : on ne voit pas le monde avec des couleurs flashy et des formes bizarres quoiqu’esthétiques, on n’a pas spécialement envie de porter un chapeau à cornes. Les fous ne sont pas amusants à côtoyer. Les handicapés mentaux ne sont pas fous ; ils sont juste très limités. La folie n’est pas caractérisée par la mélancolie et encore moins par la gaieté. Entendre des voix est un des symptômes les plus mineurs de la folie et ne l’est probablement pas du tout si ces voix expriment des pensées sensées ou fournissent des conseils raisonnables. J’ajoute qu’on ne guérit évidemment pas la folie par la chimie pharmaceutique ou par des procédés plus mécaniques comme ces chirurgiens du Moyen-âge qui se proposaient de vous extraire du crâne la pierre de la folie (il existe toujours de telles pratiques aujourd’hui mais sous d’autres noms) : la psyché humaine est infiniment trop complexe et donc hors de portée du niveau de connaissances qu’il faudrait pour se livrer à ce genre d’opérations avec un espoir de succès non nul. Le seul « remède » efficace connu actuellement, et cela depuis des lustres, est la camisole de force, qu’elle soit physique ou chimique. Mais c’est un remède pour la société pas pour le fou.

De meilleures pistes pour comprendre l’essence de la folie sont fournies très banalement par l’observation de la démence sénile quand on n’en est pas atteint soi-même. Une autre piste est ce qu’on appelle la maladie d’Alzheimer. On voit clairement dans ce dernier cas que la perte d’une seule de nos facultés mentales — apparemment suite à une dégénérescence de certaines cellules mémorielles — peut nous couper du monde qui nous entoure d’une manière importante. Mais même dans ce cas, la séparation du malade et de son environnement est loin d’être complète. Et j’en arrive à ce point à la caractéristique fondamentale de la folie : la séparation complète du malade du reste du monde. Le fou vit dans une bulle hermétique, pour lui, comme pour ceux qui l’entourent. Ce n’est certainement pas le résultat d’un choix mais d’une incapacité à percevoir le monde comme tout un chacun. Et il n’y a pas l’ombre d’un avantage à ça. Car ce n’est pas tant que vous voyez le monde différemment, mais c’est que vous ne le voyez plus du tout, ne le comprenez plus, ne le ressentez plus.

La perception du monde d’un fou peut se comparer très faiblement à l’impression éprouvée par un plongeur après un manque de dépressurisation du conduit de l’oreille interne. C’est trois fois rien, un tympan percé, un peu d’eau à la place d’air ou inversement mais la réception est radicalement changée. Quand il émerge des flots, le plongeur voit des vagues immenses se dresser autour de lui alors que la mer était parfaitement lisse un instant plus tôt et les rochers plats sur lesquels il essaie laborieusement de se hisser ressemblent à une falaise. Notre sens de l’équilibre, des horizontales et des verticales, tellement important dans la vie, se joue donc à si peu de choses ! Et ce n’est qu’un de nos sens. Imaginez maintenant que tous vos sens vous jouent des tours pareils. Et pire que ça, que votre entendement lui-même se mette à dérailler : que les mots que vous lisez ou que vous prononcez n’aient plus de sens, que les images qui atteignent votre rétine n’aient plus de sens, que les sons que vous entendez n’aient aucun rapport avec votre situation, que les connexions les plus simples cessent de fonctionner, que même vos propres émotions, si on peut encore les appeler ainsi, n’aient plus de sens. Alors le monde devient un chaos de signes abstraits incompréhensibles et indéchiffrables. Tout ce que vous croyiez si solide et évident devient mouvant, anarchique, obscur, insondable. Que pensez-vous que vous éprouveriez dans cette situation ? De la gaieté, la joie de l’exploration de l’inconnu, de la tristesse et de la mélancolie ? Non. Vous seriez pris par l’angoisse la plus terrible, plus insupportable que l’idée de mourir. Car l’idée de mourir et même la sensation de mourir est encore quelque chose que vous pouvez comprendre et supporter. Mais on ne peut supporter l’absence totale de sens, à tous les sens du terme. La mort est certainement préférable à cela. C’est ce que vous penserez si vous êtes encore en état de penser quoi que ce soit de sensé.


Maintenant, vous vous dites quel est cet inconnu qui du fin fond de son bois parle avec autant d’autorité d’un sujet où il n’a clairement aucune compétence. Bonne question. Mon CV n’a effectivement rien pour impressionner. Je n’ai aucun diplôme en médecine ou en para médecine ou en psychologie. En fait, je n’ai aucun diplôme supérieur dans quoi que ce soit. Pourtant la réponse est facile : comme souvent, je parle avec autorité des sujets que je connais le mieux. Et la meilleure connaissance n’est pas celle des livres (même si elle est très utile) mais celle de l’expérience. Que vaut un soldat passé par toutes les meilleures écoles d’officiers mais qui n’a jamais connu le champ de bataille de l’intérieur ? Pas grand-chose. La médecine praticienne n’est pas très différente du savoir-faire militaire. Dans les deux cas, il s’agit bien plus d’un art que d’une science. L’expérience, la longue pratique en conditions réelles, font toute la différence. Mais dans le cas du médecin des fous, il y a une difficulté supplémentaire qui est que les médecins ne sont pas aussi des patients (un médecin généraliste n’est pas lui-même exempt des maladies habituelles, un chirurgien doit lui-même se faire opérer de ci ou de ça, ce qui fait qu’il peut connaître l’envers comme l’endroit de la question ; ce n’est pas vrai d’un médecin des fous ou comme on dit poliment d’un aliéniste). Pour ce type de médecins, faire un séjour en hôpital psychiatrique n’est pas un baptême du feu car il manque le principal, la connaissance intérieure. Tout ce qu’il apprendra de la folie sera de l’observation clinique. Mais l’essentiel, ce qui se passe réellement dans la tête du fou, lui restera aussi fermé qu’une boîte noire. J’ai donc cet immense avantage sur les psys de savoir de quoi je parle, de l’intérieur.

Comment puis-je le savoir si je ne suis pas fou ? Par une chance rare, si on peut dire, que le destin m’a réservé, celle d’expérimenter cette folie que j’ai essayé de décrire durant toute la première partie de cet article, mais uniquement en rêve. J’ai fait ce rêve d’être fou durant des années et des années, environ une nuit sur deux, ou plus rien n’a de sens, où vous ne comprenez plus les concepts les plus évidents, les plus basiques, où votre propre identité en tant qu’individu, être pensant ou même créature vivante disparaît complètement, où le monde autour de vous et en vous n’est plus qu’un déferlement de signes abstraits plus incompréhensibles que du chinois. Un de ces cauchemars avec monstres est mille fois préférable que ce type de sensations, ou plutôt d’absence de sensations, exceptée l’angoisse.

Quand j’ai été guéri et que j’ai pu réfléchir un peu plus sereinement à cette période, j’en suis venu à l’idée que ces rêves ont été un moyen pour ma psyché de parer une attaque de folie en la détournant sur notre espèce de second moi, celui qui vit dans nos rêves. Que ma psyché a utilisé cette propriété bien utile de notre âme qui fait que le monde de l’éveil est presque entièrement étanche au monde du rêve. Et qu’elle a utilisé le fait que nous n’avons pas vraiment besoin de nos facultés mentales durant le sommeil, du moins beaucoup moins que durant notre période d’activité diurne. Plus précisément, ou plus prosaïquement, je suspecte que la faille béante qui s’est ouverte dans mon crâne vers l’âge de trois ou quatre ans (pour autant que je me souvienne mais cela pourrait être plus tôt) a été circonscrite à la partie des neurones qui ne servent pas au monde de l’éveil. Ou encore mieux, que mon cerveau s’est livré durant toutes ces nuits à un travail de réparation des connexions endommagées ou carrément manquantes. Et quand on fait ce type de réparations en informatique (non, je ne connais rien à l’informatique mais c’est ce qui ressemble le plus au système nerveux), de mise à jour importante, voire de reset, il est habituel, me semble-t-il, de couper toutes les applications non absolument nécessaires pendant ce temps. Mon cerveau ne s’éteignait pas puisque ce sommeil n’avait rien d’un coma (autant que je sache, je n’ai jamais été dans le coma) mais n’avait plus les fonctions minimales pour comprendre le monde, moi y compris. Puis au réveil ou un peu avant, il se rallumait dans ses fonctions normales… ou presque. La vérité est que durant toutes ces années, dix, douze peut-être, au minimum, j’ai continué à entendre des bruits impossibles longtemps après m’être réveillé de l’un de ces « cauchemars ». Et la folie me semblait toujours tapie dans ma tête, cachée dans un coin d’ombre, prête à bondir, me faisant éclater en mille morceaux.

Je suppose donc que tout cela a pris fin — provisoirement peut-être — quand mon cerveau a achevé ses travaux de réparation nocturnes. C’est une explication qu’on peut juger excessivement matérialiste mais qui possède des qualités et je serais très surpris si elle ne s’avérait pas au moins en partie juste. 

Maintenant, je me plais à imaginer que mes neurones fermaient leurs synapses par ici, envoyaient leurs tentacules exploratoires par là-bas, sans cesse cherchant un chemin vers l’autre neurone qui s’allumerait en vert. Et ainsi, nuit après nuit, des centaines, des milliers de nuits.

Autre article à propos de rêves : ici.

samedi 1 juillet 2023

Promenade d'un Américain en Russie

Pour une fois, je vous propose plutôt qu'un article une vidéo de Youtube -- mais qui peut aussi être trouvée sur d'autres plate-formes comme Rumble, du moins si vous n'habitez pas la France puisqu'ici Rumble a cessé d'émettre grâce à cette liberté et cette démocratie appliquées à grands coups de gourdins et décrets impériaux -- décrivant la promenade d'un couple à travers une ville de Russie (je ne vous donnerais pas son nom; elle ne vous dirait rien sauf si vous êtes russophile (hypothèse improbable) ou habitant de la Russie à quelque époque (encore plus improbable)). Disons seulement que ce n'est ni Moscou ni Piter (comme disent les Russes). J'ai choisi cette vidéo parce qu'elle est bien faite, parce qu'elle donne une vision très différente d'une ville russe "normale" de ce qu'en donne la propagande infatigable qui règne sur à peu près toutes les ondes tricolores (sauf peut-être France Afrique TV et TV5 Monde  ou alors avec plus de prudence : cela ne passerait pas bien du tout du côté des anciennes colonies) et bien entendu la quasi totalité des journaux et revues imprimés dans ce pays, et enfin parce que l'auteur est un Américain expatrié, pas un touriste donc mais pas non plus un exilé politique comme on peut en trouver (puisqu'aujourd'hui ce dernier type de flux va surtout dans le sens inverse de l'époque soviétique). J'ajoute que sa femme est russe et qu'il semble parler au moins un peu la langue locale si j'en juge par la façon qu'il a de prononcer le nom de la ville en question (inimaginable pour un non russophone). N'attendez pas de grandes choses de ce court reportage d'un quart d'heure, pas de profondes idées sur la situation militaro-industrialo-stratégique actuelle, pas de réflexion à visée globalisante, bref pas de philosophie. Mais vous pourrez y trouver comme moi un bol d'air frais et le plaisir d'une ballade champêtre par procuration (bien que la ville en question, notez-le, soit tout de même de la taille de Marseille) en compagnie d'un couple sympathique. Joseph, l'auteur américain du film, explique au début sa décision d'aller dans une ville russe prise au hasard parmi celles où ni lui ni sa femme n'a jamais mis un pied précédemment et ses raisons pour ce faire. Je les crois véritables bien sûr mais il est possible qu'il en ait oublié une : il me semble en effet que cette ville a vu passer très récemment l'expédition punitive Prigojin avant que celle-ci ne soit réexpédiée illico presto en Biélorussie avec son commandant en chef pour rire. En tout cas, aucune allusion plus précise aux derniers événements ni d'ailleurs à aucun autre ayant trait à la guerre ou à la politique générale actuelle des deux blocs (je ne vise ici évidemment pas le "bloc" ukrainien). Comme je le disais, ce petit reportage est plein de fraîcheur et de charme dans sa simplicité. Les commentaires du couple sont utiles, informatifs, pertinents et parfois humoristiques. Par exemple, quand Sveta s'émerveille de trouver des poubelles pour le tri, il ne faut pas le prendre au premier degré. Vous pourrez aussi sentir comme moi à travers elle la fierté d'un peuple (d'une très grande majorité des Russes). Mais peut-être n'en comprendrez vous pas la raison. Alors je vais vous la dire : c'est que les Russes savent d'où ils viennent, savent ce qu'ils ont traversé (ou leurs parents) pas seulement  l'enfer bureaucratique des soviets, mais pire encore, ce chaos angoissant qui a suivi immédiatement l'effondrement de l'URSS où régnait la loi des oligarques pilleurs et dont Prigojin le Bandit (très littéralement), est un parfait résidu (probablement un des derniers à sévir par bonheur). Et ils savent où ils vont, contrairement à nous, Européens. Je n'ai jamais eu d'attirance pour les diverses formes de nationalismes, on pourrait difficilement me qualifier de patriote à moins de vouloir faire rire, mais je peux comprendre que ce nationalisme-là, sans les aspects négatifs,  vaut nettement mieux que l'espèce de cloaque idéologique européen.

Le seul défaut de la vidéo à mes yeux est la petite annonce qui défile en bas de l'image toutes les minutes, afin de promouvoir d'autres vidéos de l'auteur, mais je veux bien croire que Joseph Rose produit aussi ces films pour gagner son pain quotidien (en Russie, il faut vraiment le gagner) et pas uniquement pour la gloire. Un autre défaut évident pour les non anglophones est la langue parlée mais vous pouvez utiliser la traduction automatique offerte par Youtube en cliquant sur la molette des paramètres, traduction dont la fidélité est certes très aléatoire mais possiblement mieux que rien pour les nuls en anglais: désolé pour ces derniers mais je n'ai pour l'heure rien trouvé en français dans ce genre qui me donne envie de le reposter sur ce blog.

L'adresse au cas où la vidéo ne marcherait pas ou plus : https://youtu.be/-4NVWwsSWwQ

Le nom de la chaîne youtube de Joseph Rose est EXPAT American




Je vous propose une autre balade guidée pleine de fraîcheur russe à travers ma galerie personnelle du plus grand peintre paysagiste de ma connaissance, ici.

samedi 24 juin 2023

Savrassov : le génie du paysage

 


Alexis Savrassov est de tous les peintres paysagistes le plus réaliste. Même les anciens Chinois ne sont pas aussi réalistes que lui. Même les photographes, pour la plupart, sont moins obstinément accrochés au réel que lui. Il ne cède jamais au joli, à l'anecdotique, au détail pittoresque; seul la vision d'ensemble compte. Il est le pendant de Tolstoï en peinture, sauf qu'il ne s'occupe que très rarement des affaires humaines ou alors comme un élément perdu dans un espace bien plus vaste, un peu à la manière des anciens Chinois (quelques rares exceptions comme des hâleurs font l'objet de premiers plans dans ses toiles). Il est donc tout comme le grand écrivain, son contemporain, un artiste diurne par excellence, même quand il peint la nuit (et il l'a fait souvent comme sur cet exemple ci-dessous, à l'apogée de sa carrière).

Le titre en russe peut se lire ainsi : Lunaya notch soit "Nuit avec lune".

Les grands artistes diurnes ont une sorte d'allergie envers tout ce qui laisse trop à l'imagination, à la fantaisie, au monde des rêves, à la nuit au sens allégorique. Ce sont des enquêteurs du monde du réveil, ce qu'on appelle communément le réel. Cela ne signifie pas qu'ils soient incapables d'imagination ou d'envolées fantastiques mais ils les répriment très généralement avec une sorte de ferveur religieuse, de rectitude inquisitrice, comme si c'était une manifestation des forces maléfiques. On en trouve de ces rares "accès de faiblesse" chez Tolstoï dans les magnifiques premiers chapitres de son (trop) long roman Résurrection ou, malgré lui pourrait-on dire, les ombres fantastiques de la nuit s'invitent ici et là. Chez Savrassov, on en trouve un splendide exemple dans ce nocturne hivernal, qui sans être à proprement parler fantastique, est sûrement ce qui s'en approche le plus chez lui.


Savrassov est parfois un Turner réaliste, sans les effets de brume fantastiques et les jolis bateaux, parfois un Friedrich sans les ruines gothiques et les forêts de légende, parfois un Monet sans les grandes cathédrales ou les fleurs de nénuphare.

Savrassov : juste un soupçon de Turner, 1881

Savrassov : un petit air de Friedrich?


Monet, pensez-vous ? Non, Savrassov, avant même que le mot "impressionnisme" ne figure dans le lexique pictural.

Le tableau suivant a une force expressionniste plus qu'impressionniste néanmoins (il est clair que Savrassov ne se souciait nullement d'appartenir ou d'initier un mouvement esthétique quelconque; sa volonté est plutôt d'associer la technique ou disons le mouvement de pinceau le plus adéquat avec son sujet. C'est un de ses rares essais fantastiques, au sens large du terme, merveilleusement réussi, et si on le joint avec le tableau présenté ici en troisième position, on regrette vraiment qu'il n'ait pas davantage oeuvré dans cette direction. Pour moi, cette toile vaut "l'île des morts" de Böcklin, tant son pouvoir d'évocation est grand, même si le thème ici est en fait un monastère bien de notre monde. Je dirais qu'il est même encore plus remarquable par le fait qu'il ne contient aucun élément surnaturel et qu'il semble pourtant comme le souvenir d'une vision d'un autre monde.

1875


La prochaine peinture est encore d'une tonalité et d'un style très différents, que personnellement j'aurais daté du tout début vingtième siècle si je n'avais pas eu la date sous les yeux (et si Savrassov n'était pas mort en 1897). Il me fait penser, en plus de Van Gogh, à la fois à Henri Rousseau par son aspect frustre et à Maurice Utrillo pour sa poésie poignante de la pauvreté (nettement plus urbaine chez le Français). Toutefois le tableau est daté de 1970.




Savrassov a atteint son pic de reconnaissance artistique et d'aisance financière au tout début des années 70 (celles du XIXe évidemment). Parmi ses tableaux emblématiques de cette période, on trouve Le retour des corbeaux que j'ai présenté en plaisantant comme un "faux" Monet, son tableau certainement le plus célèbre en occident, ainsi que le chef d'oeuvre moins connu qui suit, avec de nouveau un monastère mais très à l'arrière-plan cette fois.


Par le suite, la bonne fortune de l'artiste a très rapidement cédé la place aux déboires, d'abord conjuguaux puis professionnels, le tout dans une atmosphère d'alcoolisme aggravé (Comme cet autre génie de Moussorgsky, son contemporain, Savrassov servira évidemment à alimenter la légende tenace de l'artiste russe ivrogne). 
Il mourut aussi pauvre et abandonné que Job au point où son enterrrement ne sera suivi, paraît-il, que d'une personne qui n'était même pas de la famille.  Mais le point important à retenir est celui-ci : tout le restant de sa vie, il continuera à peindre et son génie ne diminuera pas d'un iota. Voici donc quelques chef d'oeuvre, au moins à mes yeux, qu'il va produire durant cette dernière et sombre période. Comme on peut le voir,  tous ne sont pas pour autant dénués de lumière et de couleurs, à tous les sens.



Un des plus beaux "portraits" de maison que je connaisse, 1878



1881

Début de printemps,1890

Mer de boue, 1894

Pour finir, je choisis quelques tableaux parmi mes préférés qui permettront de se faire une idée de la variété des dons et des types de paysages peints par Savrassov. Je vais commencer par un de ses rares essais de représentation des êtres humains autrement que de très très loin. Notez qu'en tant que dessinateur, il n'a aucun problème technique avec le corps humain ; c'est juste qu'il préfère d'autres sujets (une préférence chez lui quasi exclusive assez incompréhensible pour quelqu'un de mon genre).

Les bateliers de la Volga, 1871

Bien que ce peintre ait pris pour sujet à maintes reprises la forêt, je m'aperçois que je n'ai inclus aucune peinture sur ce thème ; voici l'occasion de rectifier quelque peu cet oubli :

1869

La neige, l'hiver, le froid sont évidemment des inspirations centrales pour ce Russe :







Savrassov a souvent peint le printemps mais le printemps pour un Russe a une signification un peu différente que pour un Français, comme vous avez pu le noter si vous avez vu 17 moments du printemps (si vous n'avez pas vu ce chef d'oeuvre du cinéma, le meilleur film d'espionnage qui ait jamais été réalisé, vous pouvez réparer cette monumentale erreur avec cette version soutitrée en français sur youtube, ici : profitez-en, bientôt ce sera interdit).

Une variante de son "best-seller", Les corbeaux sont arrivés, qui se passe également au printemps

Cour, printemps, 1873


Printemps, 1874

Mais il arrive enfin le printemps, tel qu'on l'imagine :

Printemps, 1867


Quant à cette remarquable vue nocturne, je ne saurais dire si c'est plutôt le printemps ou l'automne: 


La rasputitsa et la mer de boue qui en découle sont des thèmes russes par excellence, même si dans le tableau suivant, un de ses plus fameux, il s'agit clairement de l'été après un orage.

La route de terre

L'oeuvre suivante est un plan génial doublé d'une superbe peinture. Il m'a fallu un bon bout de temps, en voyant cette campagne automnale radieuse, pour réaliser qu'il s'agissait de Moscou et du Kremlin.


Enfin, pour compléter la panoplie du maître, voici un dessin puis une aquarelle de Savrassov. Toutes les autres oeuvres présentées étaient en effet des peintures à l'huile.

Encore une fois Les corbeaux sont arrivés, 1894




Savrassov a peint cette aquarelle lors d'un voyage en Suisse : quelle magie dans cette transparence!


Autre peintre russe digne d'intérêt : ici.