dimanche 22 septembre 2019

Evolution: Still A Theory In Crisis (réflexions à propos de)

     
Michael Denton, récemment
     Le livre est sorti en 2016. Cette chronique a donc trois ans de retard et c’est bien dommage mais mieux vaut tard que jamais. En fait, s’il n’y avait pas eu ce titre malheureux – comme le reconnaît l’auteur lui-même (et on a donc le droit de penser que c’est un choix de l’éditeur pour les raisons habituelles) – je n’aurais pas attendu si longtemps. Naturellement, comme le dit à demi-mot Denton, le titre de son premier livre aurait dû être  Darwinism, A Theory In Crisis et il n’aurait pas été plus difficile de trouver le titre de celui-ci. On peut donc dire que c’est la faute (supposée) du premier éditeur.
   Le titre n’est bien sûr pas la seule raison qui m’a fait différer cet achat qui s’est avéré certainement un de mes plus utiles et pertinents. J’étais persuadé, encore une fois à cause du titre, que ce livre n’était qu’une version enrichie et corrigée de son premier livre, Evolution : A Theory In Crisis (EATIC). Je me figurais que Denton, âgé et peut-être has been, avait fait ce que font généralement les vieux fatigués, à savoir refaire ce qu’ils ont fait de mieux en moins bien. Je supposais que j’aurais droit à quelques anecdotes biologiques amusantes ou croustillantes (en matière de sexualité des espèces, il y a toujours moyen) dont Gould s’était fait une spécialité, pour assurer la partie divertissement et me faire oublier que le livre n’avait aucune nécessité. Je me trompais complètement. Le dernier livre de Denton est précisément l’inverse de ce que je subodorais. Il est tout sauf anecdotique. Il n’est en rien une redite usagée et pâle de son excellent premier livre mais rend le premier aussi superflu sans la lecture du second que peut l’être celle de l’Ancien Testament sans le Nouveau, si on me permet cette comparaison osée. Il révèle une évolution considérable de la pensée de l’auteur et est à mon avis un de ces livres de vulgarisation scientifique qui fera date, tant il marque un retournement des valeurs admises depuis un siècle et demi dans le monde de la biologie.
   Michael Denton est un cas un peu spécial pour le profane dont je fais partie, une de ces personnes qui adorent tellement étudier qu’après avoir fait de longues études de médecine, couronnées de succès, il en a repris à peu près autant pour devenir Docteur en biochimie (sa véritable spécialité, pas toujours bien décrite par les titres universitaires, étant en réalité la génétique et la biologie du développement). Il est donc à la fois médecin et biologiste, ce qui l’a évidemment servi dans ses recherches, centrées sur les maladies génétiques. Denton a obtenu ses deux diplômes dans deux écoles parmi les plus prestigieuses du monde, Bristol University et King’s College, toutes deux classées parmi les trente meilleures universités mondiales. Il a non seulement cherché mais trouvé. Lui et son équipe ont ainsi découvert le gène responsable d’une maladie dégénérative de la rétine et permis un peu plus tard la toute première thérapie génique réussie à la fin des années 90. Rappeler son background n’est pas inutile car les critiques du Darwinisme sont généralement déboutés sans autre forme de procès par des attaques ad hominem sur leur manque de crédits scientifiques. Et dans le cas de ce livre, il ne s’agit pas d’une simple critique après un millier d’autres mais d’une proposition de changement complet de paradigme.
   Quel est le cœur du sujet de ESATIC ? Un basculement des valeurs. Là où la théorie de Darwin se voulait le moteur central, voire unique, de l’évolution de la vie, Denton montre qu’elle n’en est en fait qu’un agent très auxiliaire, destiné au fignolage, à l’ultime retouche, plutôt qu’au plan d’ensemble. Darwin explique assez bien des évolutions mineures comme la taille ou la forme d’un bec mais est incapable de fournir une explication convaincante pour les innovations majeures telles que l’apparition du bec justement, de l’aile, de la plume ou de la pentadactylie. En somme, la sélection naturelle est le sommet de l’iceberg. Elle sert de glaçage ou de cerise au gâteau mais n’entre en rien dans la confection et la cuisson qui l’ont précédé.
   Toute la partie immergée, de loin la plus importante, est selon Denton la conséquence des lois physico-chimiques ordinaires, diffusion, élasticité, tension de surface, etc. qui règnent dans le milieu cellulaire et moléculaire. Les contraintes naturelles (Lawful dans le texte, difficile à rendre en français) sont les facteurs causals qui déterminent l’expression des gènes. Et donc, les gènes sont soumis à la physique et non l’inverse, comme c’est impliqué dans le darwinisme. On quitte donc un mécanisme externe et contingent (la sélection naturelle, c’est-à-dire l’ensemble des contraintes environnementales, s’appliquant sur des mutations aléatoires) pour un mécanisme interne et prédéterminé. Outre les très nombreuses preuves fournies par la science de ces dernières décennies, Denton montre que ce mécanisme est bien plus à même de forger les innovations majeures de l’évolution, d’une complexité redoutable, et en réalité impossibles à expliquer par de minuscules changements s’incrémentant, qui doivent toujours apporter un plus adaptatif (par exemple comment faites-vous pour passer d’un carré parfaitement efficient à un cercle parfaitement efficient en exécutant de multiples petites modifications toujours avantageuses? c’est en version simplifiée le problème que pose l’œil de la langouste ; naturellement la réponse la plus évidente est que le changement a dû s’opérer d’un coup et non graduellement comme l’implique obligatoirement la théorie de Darwin).
   ESATIC marque aussi une profonde évolution avec EATIC dans la pensée de l’auteur. Bien que Denton à l’époque de son premier livre, 1985, était très critique de la théorie de Darwin (critique dévastatrice mais sans proposition alternative), il restait de son propre aveu inféodé à l’utilitarisme de son époque. En gros, chaque innovation devait présenter un avantage adaptatif pour son possesseur et si le mécanisme principal n’était pas celui envisagé par Darwin, le but restait le même. Sa position a complètement changé sur ce point. Bien sûr, les progrès considérables de la biologie, l’apparition de l’épigénétique et de tout ce qu’on appelle Evo-Devo ont dû bien l’aider à modifier ses conceptions. Ses propres recherches ont fini de le convaincre qu’il s’était mis une œillère comme beaucoup d’autres. En réalité, si une grande partie des innovations du vivant ne semblent fournir aucun avantage en termes d’adaptation pour ses acquéreurs, c’est tout simplement qu’elles n’en ont pas. La pentadactylie est un exemple parmi beaucoup d’autres. La sexualité et le cycle des anguilles en est un autre (très divertissant celui-ci : pourquoi faire simple quand on peut faire très… très compliqué).
   Comme toujours avec Denton, je suis impressionné par la rigueur, la méticulosité, l’acuité de son argumentation. Bien qu’il semble aimable et très gentil dans le civil, quand le scientifique Denton tient un os, il ne le lâche plus tant qu’il reste une miette de viande ou de moelle à tirer. Cela implique des répétitions et parfois des lourdeurs de style mais quelle démonstration impeccable ! Un peu à mon étonnement, il est aussi bon dans la construction que dans l’éreintement, comme l’était, de fait, EATIC.
   Littérairement, ce dernier livre de Denton est certainement plus aride, plus abstrait, plus difficile que son premier mais il est aussi bien plus fondamental. Je crois pour ma part que c’est le livre de science le plus important qu’il m’ait été donné de lire jusqu’ici dans ma vie. Le plus important parce qu’il nous dit quelque chose du futur.
   Pour finir, je ferai une remarque sur les conditions de publication de ce livre aussi admirable que remarquable. Publier avec la marque du Discovery Institute n’est sans doute pas infamant mais certes pas non plus ce qu’on peut souhaiter de mieux pour un scientifique (DI est l’organe américain principal prônant l’Intelligent Design). Que Denton, dont le livre ne se veut nullement l’avocat de l’ID – on peut toujours gloser sur les intentions cachées d’un auteur, gloses aussi gratuites que stériles –  soit obligé de passer par là pour publier en dit long sur l’état de la libre expression de nos jours. Toute parole sur un sujet à controverse non adoubée par l’establishment est devenue un vrai parcours d’obstacles quand elle n’est pas purement et simplement étouffée. Et l’évolution est le sujet à controverse par excellence, plus fondamental bien que moins médiatisé que le climat.
   Denton nous dit à la fin de son livre que le changement de paradigme qu’il souhaite attendra sans doute encore quelques décennies, bien que tous les éléments de son abandon soient déjà présents : telle est la force d’un paradigme. Combien de décennies a-t-il fallu attendre avant que la théorie de Wegener, pourtant si bien étayée et qui semble si évidente de nos jours, soit reconnue et diffusée dans les écoles ? Je vais répondre tout de suite : cinq, au minimum. Un demi-siècle. Wegener n’a sans doute pas réglé la question de l’évolution de la Terre une fois pour toutes, comme certains charlatans s’en vantent régulièrement à propos d’autres sujets, mais sa théorie est certainement bien supérieure à celle qui l’a précédé.
   Ainsi de la théorie de Denton.


Une interview très complète et très intéressante de Denton: ici.
Trouver le livre de l'auteur : .

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