Michael Denton, récemment |
Le titre n’est bien sûr pas la seule raison qui m’a fait différer
cet achat qui s’est avéré certainement un de mes plus utiles et pertinents.
J’étais persuadé, encore une fois à cause du titre, que ce livre n’était qu’une
version enrichie et corrigée de son premier livre, Evolution : A Theory In
Crisis (EATIC). Je me figurais que Denton, âgé et peut-être has been, avait
fait ce que font généralement les vieux fatigués, à savoir refaire ce qu’ils
ont fait de mieux en moins bien. Je supposais que j’aurais droit à quelques
anecdotes biologiques amusantes ou croustillantes (en matière de sexualité des
espèces, il y a toujours moyen) dont Gould s’était fait une spécialité, pour assurer la partie divertissement et me faire oublier que le livre n’avait aucune nécessité. Je me
trompais complètement. Le dernier livre de Denton est précisément l’inverse de
ce que je subodorais. Il est tout sauf anecdotique. Il n’est en rien une redite
usagée et pâle de son excellent premier livre mais rend le premier aussi superflu
sans la lecture du second que peut l’être celle de l’Ancien Testament sans le
Nouveau, si on me permet cette comparaison osée. Il révèle une évolution
considérable de la pensée de l’auteur et est à mon avis un de ces livres de
vulgarisation scientifique qui fera date, tant il marque un retournement des
valeurs admises depuis un siècle et demi dans le monde de la biologie.
Michael Denton est un cas un peu spécial pour le profane dont je fais partie,
une de ces personnes qui adorent tellement étudier qu’après avoir fait de
longues études de médecine, couronnées de succès, il en a repris à peu près
autant pour devenir Docteur en biochimie (sa véritable spécialité, pas toujours
bien décrite par les titres universitaires, étant en réalité la génétique et la
biologie du développement). Il est donc à la fois médecin et biologiste, ce qui
l’a évidemment servi dans ses recherches, centrées sur les maladies génétiques.
Denton a obtenu ses deux diplômes dans deux écoles parmi les plus prestigieuses
du monde, Bristol University et King’s College, toutes deux classées parmi les
trente meilleures universités mondiales. Il a non seulement cherché mais
trouvé. Lui et son équipe ont ainsi découvert le gène responsable d’une maladie
dégénérative de la rétine et permis un peu plus tard la toute première thérapie
génique réussie à la fin des années 90. Rappeler son background n’est pas
inutile car les critiques du Darwinisme sont généralement déboutés sans autre
forme de procès par des attaques ad hominem sur leur manque de crédits
scientifiques. Et dans le cas de ce livre, il ne s’agit pas d’une simple
critique après un millier d’autres mais d’une proposition de changement complet
de paradigme.
Quel est le cœur du sujet de ESATIC ? Un basculement
des valeurs. Là où la théorie de Darwin se voulait le moteur central, voire
unique, de l’évolution de la vie, Denton montre qu’elle n’en est en fait qu’un agent
très auxiliaire, destiné au fignolage, à l’ultime retouche, plutôt qu’au plan
d’ensemble. Darwin explique assez bien des évolutions mineures comme la taille
ou la forme d’un bec mais est incapable de fournir une explication convaincante
pour les innovations majeures telles que l’apparition du bec justement, de
l’aile, de la plume ou de la pentadactylie. En somme, la sélection naturelle
est le sommet de l’iceberg. Elle sert de glaçage ou de cerise au gâteau mais n’entre en rien
dans la confection et la cuisson qui l’ont précédé.
Toute la partie immergée, de loin la plus importante, est
selon Denton la conséquence des lois physico-chimiques ordinaires, diffusion,
élasticité, tension de surface, etc. qui règnent dans le milieu cellulaire et
moléculaire. Les contraintes naturelles (Lawful dans le texte, difficile à rendre en français) sont les
facteurs causals qui déterminent l’expression des gènes. Et donc, les gènes
sont soumis à la physique et non l’inverse, comme c’est impliqué dans le
darwinisme. On quitte donc un mécanisme externe et contingent (la sélection
naturelle, c’est-à-dire l’ensemble des contraintes environnementales,
s’appliquant sur des mutations aléatoires) pour un mécanisme interne et
prédéterminé. Outre les très nombreuses preuves fournies par la science de ces
dernières décennies, Denton montre que ce mécanisme est bien plus à même de
forger les innovations majeures de l’évolution, d’une complexité redoutable, et
en réalité impossibles à expliquer par de minuscules changements
s’incrémentant, qui doivent toujours apporter un plus adaptatif (par exemple
comment faites-vous pour passer d’un carré parfaitement efficient à un cercle
parfaitement efficient en exécutant de multiples petites modifications toujours
avantageuses? c’est en version simplifiée le problème que pose l’œil de
la langouste ; naturellement la réponse la plus évidente est que le
changement a dû s’opérer d’un coup et non graduellement comme l’implique
obligatoirement la théorie de Darwin).
ESATIC marque aussi une profonde évolution avec EATIC dans
la pensée de l’auteur. Bien que Denton à l’époque de son premier livre, 1985,
était très critique de la théorie de Darwin (critique dévastatrice mais sans
proposition alternative), il restait de son propre aveu inféodé à
l’utilitarisme de son époque. En gros, chaque innovation devait présenter un
avantage adaptatif pour son possesseur et si le mécanisme principal n’était pas
celui envisagé par Darwin, le but restait le même. Sa position a complètement
changé sur ce point. Bien sûr, les progrès considérables de la biologie,
l’apparition de l’épigénétique et de tout ce qu’on appelle Evo-Devo ont dû bien
l’aider à modifier ses conceptions. Ses propres recherches ont fini de le
convaincre qu’il s’était mis une œillère comme beaucoup d’autres. En réalité,
si une grande partie des innovations du vivant ne semblent fournir aucun
avantage en termes d’adaptation pour ses acquéreurs, c’est tout simplement
qu’elles n’en ont pas. La pentadactylie est un exemple parmi beaucoup d’autres.
La sexualité et le cycle des anguilles en est un autre (très divertissant
celui-ci : pourquoi faire simple quand on peut faire très… très
compliqué).
Comme toujours avec Denton, je suis impressionné par la
rigueur, la méticulosité, l’acuité de son argumentation. Bien qu’il semble
aimable et très gentil dans le civil, quand le scientifique Denton tient un os,
il ne le lâche plus tant qu’il reste une miette de viande ou de moelle à tirer.
Cela implique des répétitions et parfois des lourdeurs de style mais quelle
démonstration impeccable ! Un peu à mon étonnement, il est aussi bon dans
la construction que dans l’éreintement, comme l’était, de fait, EATIC.
Littérairement, ce dernier livre de Denton est certainement
plus aride, plus abstrait, plus difficile que son premier mais il est aussi
bien plus fondamental. Je crois pour ma part que c’est le livre de science le
plus important qu’il m’ait été donné de lire jusqu’ici dans ma vie. Le plus
important parce qu’il nous dit quelque chose du futur.
Pour finir, je ferai une remarque sur les conditions de
publication de ce livre aussi admirable que remarquable. Publier avec la marque
du Discovery Institute n’est sans doute pas infamant mais certes pas non plus ce
qu’on peut souhaiter de mieux pour un scientifique (DI est l’organe américain principal
prônant l’Intelligent Design). Que Denton, dont le livre ne se veut nullement
l’avocat de l’ID – on peut toujours gloser sur les intentions cachées d’un
auteur, gloses aussi gratuites que stériles – soit obligé de passer par là pour publier en
dit long sur l’état de la libre expression de nos jours. Toute parole sur un sujet
à controverse non adoubée par l’establishment est devenue un vrai parcours d’obstacles
quand elle n’est pas purement et simplement étouffée. Et l’évolution est le
sujet à controverse par excellence, plus fondamental bien que moins médiatisé
que le climat.
Denton nous dit à la fin de son livre que le changement de
paradigme qu’il souhaite attendra sans doute encore quelques décennies, bien
que tous les éléments de son abandon soient déjà présents : telle est la
force d’un paradigme. Combien de décennies a-t-il fallu attendre avant que la
théorie de Wegener, pourtant si bien étayée et qui semble si évidente de nos
jours, soit reconnue et diffusée dans les écoles ? Je vais répondre tout
de suite : cinq, au minimum. Un demi-siècle. Wegener n’a sans doute pas
réglé la question de l’évolution de la Terre une fois pour toutes, comme
certains charlatans s’en vantent régulièrement à propos d’autres sujets, mais
sa théorie est certainement bien supérieure à celle qui l’a précédé.
Ainsi
de la théorie de Denton.
Une interview très complète et très intéressante de Denton: ici.
Trouver le livre de l'auteur : là.
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