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dimanche 23 juin 2024

Isao Takahata : une longue montée vers la perfection


Isao Takahata est mort très récemment, en 2018, ce qui aurait fourni un excellent prétexte pour écrire cet article si seulement j’avais su qui il était. Le fait est que cet artiste remarquable m’était entièrement inconnu il y a de cela encore un an. Comme à peu près tout le monde qui s’intéresse à ce qui se fait de mieux dans l’univers du film d’animation, je connaissais assez bien depuis longtemps son collègue Miyazaki et ses nombreux films mais continuais d’ignorer sans le savoir le nom, l’existence et l’œuvre de Takahata.

Que Miyazaki ait pris toute la lumière par chez nous n’est pas étonnant : il a toutes les qualités ou tous les défauts que recherche avidement le public occidental, y compris français, de plus en plus influencé par le « goût » américain. Si on excepte le folklore proprement japonais qui ornemente certains de ses films, et encore bien peu, comme le très bon ‘Voyage de Chihiro’, l’esprit comme la matière principale des films de Miyazaki semble tiré de la littérature ou des légendes occidentales, parfois passées par le filtre déformant et fantaisiste de Disney. Un peu grossièrement, on peut dire que le cinéma de Miyazaki est composé selon les standards habituels d’Hollywood, soit 95% de pure fantaisie pour 5% d’ancrage dans le monde réel. Au fil du temps et, de toute évidence, de par la saine influence de Takahata, ce dernier pourcentage a été quelque peu révisé au-dessus de la dose homéopathique, mais sans que cette injection de réalisme n’atteigne la substance même de ses films. Aussi la découverte pour moi de Isao Takahata a été une double surprise. Car en plus de ses immenses qualités artistiques, les proportions chez lui sont presque l’inverse de celles chez son collègue de Ghibli. Même le fantastique le plus débridé de ‘Pompoko’ parvient à ne jamais se couper de la réalité quotidienne du Tokyoïte, aussi bien dans ses aspects psychologiques que politiques. Et cela pour une raison très simple : le réalisme est au cœur du propos de Takahata ; la forme peut changer radicalement selon les films — quel grand écart entre ‘Souvenirs goutte à goutte’ et ‘Pompoko’, pourtant réalisés à la suite, en trois ans à peine ! — mais le fond reste tout à fait cohérent.

Parlons donc un peu de la forme, également admirable chez ce réalisateur. C’est d’autant plus surprenant à première vue car Takahata, contrairement à Miyazaki, n’est ni animateur ni dessinateur. Or, une vision comparée même cursive de leur œuvre respective suffit à révéler l’énorme avantage en matière d’inventivité graphique pour le premier. Là où le style de Miyazaki ne s’éloigne jamais du standard de Ghibli, Takahata cherche les styles graphiques les mieux adaptés à son sujet. Cela peut sembler paradoxal, mais le pur plaisir du dessin, de la peinture, sont à trouver chez ce non-dessinateur. 

Enfin, un trait que j’apprécie particulièrement chez Takahata, un trait rare chez les artistes et chez les hommes en général, est qu’il n’aura cessé de se bonifier avec l’âge. Si on prend son premier film avec Ghibli et son dernier, la différence de qualité en faveur du dernier est criante, et cela à tous les niveaux, aussi bien artistiques que philosophiques si on ose dire. Et je ne parle même pas de sa longue carrière avant Ghibli, que je connais encore mal. Quelle heureuse stupeur de considérer que celui qui a commencé avec la série animée ‘Heidi’ a terminé avec ‘Le conte de la princesse Kuguya’, son chef d’œuvre, juste quelques années avant sa mort, alors qu’il avait déjà près de soixante-dix ans ! Combien d’exemples de ce type peut-on trouver dans toute l’histoire de l’art, même en ajustant l’âge de la vieillesse selon l’époque de l’artiste ?

Je vais maintenant passer en revue sa courte filmographie avec Ghibli et je terminerai donc par le meilleur.




Le tombeau des lucioles : pas le meilleur quoiqu’il soit déjà très bon. Le style graphique est standard pour le studio, avec juste une attention plus importante pour les petits détails qui font vrai. La volonté évidente de mélodramatisation a pour effet d’affaiblir et non de renforcer le propos. Les horreurs de la guerre n’ont pas besoin de cet artifice. On peut regretter aussi le discours à sens unique, à charge : la guerre est un grand révélateur pour l’être humain, et que ça plaise ou non, du meilleur comme du pire ; ici, je crains bien qu’on n’ait droit qu’au deuxième aspect en dehors des deux enfants. Reste malgré ces réserves une histoire centrale forte et une des meilleures évocations de la guerre dans le cadre d’un film d’animation. 




Souvenirs goutte à goutte : ici, l’intérêt du récit semble minimal. On est dans du cinéma vérité, naturaliste, apparenté à l’ancien cinéma italien et français (disparus aujourd’hui) qui semble avoir pour horizon indépassable le documentaire. On sait que Takahata était un grand admirateur de la culture européenne, tout particulièrement de la feue culture française, naturaliste par essence. Bien sûr, il s’agit d’une illusion soigneusement construite car ce type de récit ou d’écriture demande autant de soin et d’art que des drames extraordinaires. Il n’y a pas moins d’art chez Tolstoï que chez Shakespeare ou Cervantès. Mais l’effet est atteint dans l’ensemble et on croit à l’itinéraire banal de cette citadine vers une vie paysanne plus rêvée qu’authentique, jusqu’à ce que justement la réalité la rattrape. Je noterai en particulier la splendeur graphique de certaines scènes, comme la promenade des deux (ou trois ?) jeunes gens dans la lumière dorée du soleil couchant, tellement bien rendue dans les tons, les ombres et les lumières, la vibration même de l’air, qu’on s’y croirait. Quelqu’un me dit que le sourire de l’héroïne adulte est raté et la rend effrayante : c’est possible, je n’ai pas remarqué. Au final, je dirais que le second film de Takahata présente à peu près ses forces principales là où le premier montrait des faiblesses et réciproquement. Aucun mélo ici mais le récit manque un peu de force, d’intensité.




Pompoko : Son premier chef d’œuvre. L’histoire est originale et en grande partie de lui. L’animation et le graphisme sont encore améliorés par rapport à son film précédent pour atteindre des niveaux exceptionnels. Il est clair que lorsque Takahata fait confiance à un graphiste et à un animateur, il leur laisse une grande liberté, ce qui explique ce déferlement de trouvailles qu’on aurait bien de la peine à trouver chez les autres réalisateurs de Ghibli, sans parler évidemment de la standardisation d’une médiocrité accablante et toujours croissante de Disney. Et là où un Ocelot peut paraître parfois précieux, excessivement sophistiqué, Takahata vise toujours à l’efficacité narrative en plus de la splendeur visuelle. Le propos écologiste du récit est parfaitement contrebalancé par les réalités de la vie moderne. Les tanukis (des chiens viverrins en français) aux multiples niveaux de métamorphose sont les Indiens de Tokyo. Ils ont une seule alternative : s’adapter ou disparaître. Après un long combat, ils finiront par accepter l’inévitable, comme les renards magiques avant eux, non sans avoir essuyer de lourdes pertes en passant. Ce n’est sûrement pas un récit pour les idéalistes béats.




Nos voisins les Yamada : un virage à 180° (et non à 360° comme dirait Baerbock, une de nos crèmes d’idiotes) exécuté avec une maîtrise impressionnante. Ce film est adapté de ces bandes dessinées en trois (ou quatre ?) cases, très répandues à une époque dans les journaux de tous les pays ayant une culture de la bande dessinée et donc au Japon. C’est dire que le projet d’en faire un long métrage était une gageure. Takahata a opté pour la simplification graphique maximale, sauf pour quelques scènes imaginaires, et pour un style d’aquarelle très légère, proche du lavis (en fait recréé par PAO). J’imagine que ce style et sans doute les premières scènes à la narration fantastique (entremêlant événements du plus banal quotidien et délires phantasmatiques) a déconcerté le public japonais, habituellement meilleur juge des œuvres de Takahata. Le film a été un bide. C’est tout à fait dommage car il est excellent, en particulier quand il prend vraiment son rythme et son ton définitifs au bout du premier quart. Ce regard amusé, goguenard, souvent sarcastique, sur une famille japonaise somme toute assez typique, avec la grand-mère à la maison, en plus des deux enfants m’a davantage fait penser à Mafalda qu’à Snoopy, bien qu’il y ait un chien philosophe là aussi. On retrouve les mêmes qualités humaines et narratives que chez l’Argentin mais l’esprit est plus mordant et plus franchement comique. Cela vient sans doute du fait que la focale est bien plus mise sur le père de famille que sur la fillette, évidemment plus charmante, mais moins drôle que son géniteur. Celui-ci m’a fait penser à une caricature du père de l’héroïne dans ‘Souvenirs goutte à goutte’, aussi bien pour le physique que pour le moral, bien qu’il soit finalement plus humain et donc plus sympathique. Sa femme est également très drôle en bobonne un peu branque et la grand-mère n’est pas vraiment plus édifiante. Tous les personnages y compris le chien, très sobre, sont excellents. Personnellement, le film aurait pu durer une heure de plus sans que ça me dérange, bien au contraire. 



Le conte de la princesse Kaguya : il s’est passé dix ans entre le film précédent et celui-ci qui sera le dernier de Takahata. Comment expliquer un tel délai ? L’échec commercial du précédent ? Un découragement de l’auteur ? Je n’ai pas les réponses mais il y a sûrement quelque chose à creuser ici. En tout cas, une raison qui peut être écartée est le manque d’inspiration ou la perte de créativité de Takahata. Je le tiens pour le sommet de son œuvre, au moins période Ghibli (et j’ai beaucoup de peine à croire qu’il ait fait mieux avant). Le titre peut être trompeur en ce que le récit n’est ni vraiment merveilleux comme le terme conte pourrait le laisser croire et encore moins fantaisiste. Il s’agit plus d’une fable réaliste, où comme souvent avec l’auteur, le rêve enfantin doit finalement céder face aux dures leçons de la réalité. Est-ce que la leçon est triste ? Non. Mais c’est clairement la leçon inverse de celle de Peter Pan, ce curieux syndrome dont souffre, en plus de quelques autres encore plus épouvantables, une majorité de Nord-Américains et de pas mal d’Européens contaminés par l’américanisation de nos sociétés. Takahata démontre ici une épaisseur philosophique mariée avec une grâce artistique qui n’a pas d’égal, à ma connaissance, dans tout le cinéma d’animation.

Tous les films Ghibli de Takahata sont disponibles sur Netflix, par exemple. Voici le film promo pour la princesse Kaguya, qui ne donne qu'un très faible aperçu de la beauté narrative et visuelle du film:




dimanche 21 juin 2015

No more superheroes, please

Les super-héros ont été un vrai trou noir pour la BD américaine d'imagination depuis des temps presque immémoriaux. En fait depuis la création de Superman et du Spirit de Will Eisner, ce qui fait tout de même un sacré bout de temps. Néanmoins, le monde des comics estimables avait résisté jusqu'à l'avènement au début des années 70 des impitoyables crétins nommés Spiderman, Wonderman, Ironman, etc. Ce qui est terrible, c'est qu'on ignore presque tout des comics, vu d'Europe au moins, en dehors de ces pauvres types habillés pour mardi gras. Et maintenant, c'est au tour du cinéma de disparaître dans ce puits sans fond. Tout est aspiré vers le néant : intelligence, subtilité, sensibilité, imagination, créativité, poésie et pour finir talent. Ainsi, on pourrait citer la liste des plus grands auteurs ou dessinateurs de bandes imaginatives et s'apercevoir qu'ils ont presque tous dû passer avec armes et bagages chez DC ou Marvel pour fabriquer à la chaîne les histoires de leurs stupides personnages en costume moulant s'ils voulaient vivre de leur métier. Oh bien sûr on me citera quelques talents dans la bande : Will Eisner à une époque ou, par exemple, Jack Kirby et son graphisme surpuissant. Soit. On pourra même citer quelques grands résistants au projet d'abrutissement généralisé, tel Moore et Gibbons pour leur Watchmen, une des plus violentes critiques de ce type d'histoires. Soit encore, bien qu'on puisse dire que DC joue sur les deux tableaux dans cette affaire, étant l'éditeur dans le même temps de Batman et Cie. Et j'admets encore que le Superman Returns de Singer est mieux que la moyenne ou que les deux premiers Batman de Nolan ont du style. Mais ça ne change rien au constat d'ensemble qui est que ces idiots costumés ont pratiquement tout détruit sur leur passage, exactement comme ils le font des villes ou des planètes qu'ils traversent.
Dans ce monde de brute, je vais donc me faire, et vous faire j'espère, un petit plaisir en invoquant les mannes de ces grands disparus qui seront bien difficile à ressusciter dans cet âge de plomb (qui fait suite à l'âge de bronze, qui fait lui-même suite à l'âge d'argent, etc.)

Le premier de tous, dans tous les sens, est forcément Windsor Mc Cay pour son Little Nemo in Slumberland. L'imagination dans toute sa splendeur. Des qualités de graphisme remarquables pour l'époque, pour n'importe quelle époque. Il est toujours lisible aujourd'hui, avec plaisir, à condition de faire un petit effort de départ pour entrer dans son monde (et à condition d'éviter la dernière réédition mégalo de ses aventures, presque impossible à manier, visiblement destinée pour des géants de trois mètres).

Je ne classe pas Flash Gordon parmi les super-héros, bien qu'il frôle de près le genre. Mais il y a là-dedans une telle débauche de qualités graphiques, de poésie naïve et d'imagination débridée que je le vois plutôt dans le domaine de l'imaginaire au sens le plus large. La preuve ci-dessous, par la grâce d'Al Williamson :



Frazetta est certainement un des meilleurs dessinateurs à avoir œuvré dans les comics. Il a vite préféré l'illustration et la peinture, ce qu'on peut comprendre, les choses étant ce qu'elles étaient, et ce qu'elles sont toujours, encore plus maintenant puisqu'il s'agissait alors de l'âge d'or de la BD américaine.


Bernie Wrightson est un monstre de talent, qui a lui aussi œuvré dans le genre noir. Dans la planche ci-dessous, il n'a pas grand-chose à envier à Breccia, question magie du noir et blanc, ce qui venant de moi, n'est pas peu dire.

Et tiens, pour finir, je ne résiste pas à ce merveilleux dessin tiré de son Frankenstein :

lundi 7 avril 2014

Orgueil et Préjugés... et ZOMBIES


Roman graphique des Américains Seth Graham-Smith, Tony Lee et Cliff Richards, où l'on voit l'irruption d'une horde de morts-vivants terreux, stupides et méchants dans l'univers merveilleusement policé et ordonné de la noblesse terrienne anglaise du début XIXème vu par Jane Austen. On peut trouver le livre en version francophone chez Casterman.
   La greffe, pour être brutale, n'en est pas moins subtilement réalisée par les trois auteurs (Graham-Smith étant l'auteur du roman, Lee, le scénariste de la BD et Richards le dessinateur) et avec une habilité de chirurgiens experts. En fait je chercherais bien en vain par chez nous une BD parodique exécutée aussi doctement, aussi intelligemment, aussi drôlement, aussi finement quoique puissamment. Parodie n'est d'ailleurs sans doute pas le bon terme pour définir le projet, il s'agit plutôt d'un décalage, immense certes, puisque outre les légions d’innommables (nom donné, enfin si on peut dire, aux morts-vivants dans l'histoire) on y croise aussi des ninjas et des disciples d'un vieux maître chinois en arts martiaux.

Les cinq soeurs du roman originel deviennent ainsi les disciples de Pei Liu de Shaolin, soumises à un entraînement draconien, sous l'oeil vigilant de leur père, les plus grandes tueuses d'innommables de la région.
Malgré l'improbabilité, pour ne pas dire l'invraisemblance du propos, la métamorphose du roman de l'Anglaise est une franche réussite.



Il ne faudrait pas croire que les auteurs se paient la tête de Jane Austen et de sa littérature sentimentale. Au contraire, il est évident qu'ils ont lu et bien lu son roman, car bizarrement la description précise des rouages de la noblesse terrienne, de même que la subtilité et la pénétration psychologiques du roman sont étonnamment conservées. Les outrances sont dans les actes - Comme dans la planche ci-contre où l'héroïne tranche la tête à sa sœur cadette, coupable de bavardage et de superficialité (en réalité, il s'agit d'un phantasme) - mais ne semblent avoir aucune conséquence sur la psyché des personnages. Les amateurs du romans retrouveront les personnages de Jane Austen à la fin du roman graphique à peu près comme ils les avaient laissés. Lizzy est toujours droite, morale, ardente, fière... et pleine de préjugés; Jane est toujours gentille, sage et douce (quoique plus grande tueuse de la famille après Lizzy); Lydia toujours aussi insolente, insouciante et rebelle; Darcy toujours beau ténébreux. Le personnage qui change probablement le moins, qui résiste à tout y compris aux hordes de zombies est certainement la mère des cinq filles. Son objectif grandiose la soutient : marier ses filles à un bon parti.
Enfin, il faut dire un mot du dessinateur qui fait beaucoup pour le charme et l'efficacité du roman. Son élégance, son réalisme, sa délicatesse de trait sont parfaits pour cette histoire. Il rend la transgression encore plus savoureuse. L'erreur aurait été d'opter pour un dessin lui aussi parodique, alourdissant le propos. En plus, Richards est un maître de la représentation du corps humain (et féminin tout particulièrement) sous tous les angles, avec une sûreté de trait jamais prise en défaut. Enfin et surtout, c'est un maître du noir et blanc, qui n'a pas grand chose à envier à ses illustres prédécesseurs, Canif, Pratt ou Brescia, même s'il reste plus classique que les deux derniers.
Pour conclure, la meilleure preuve de la probité et de la sympathie des auteurs pour le roman qu'ils semblent profaner est que leur livre donne envie de lire ou relire le roman de l'Anglaise.