samedi 10 avril 2021

Le Livre Du Nouveau Soleil de Gene Wolfe : rien de neuf sous le soleil

  

Illustration de Bruce Pennington pour The Shadow of The Torturer (1980), probablement la plus belle réalisée à ce jour même si je ne suis pas un grand fan de l'héroïc-fantasy style. Sa mise en place des éléments la composant, qui narrent à elle seule une histoire, est une franche réussite.

Le titre de cet article peut sembler paradoxal pour le grand admirateur de l’œuvre de Wolfe que je suis. Soyons précis, j’estime que Wolfe est l’auteur contemporain le plus talentueux que j’ai lu, quel que soit le genre considéré. Mais j’ai en effet quelques sérieuses réserves sur le livre qui est tenu pour son chef d’œuvre aujourd’hui – et peut-être même demain, qui sait ? ni moi ni personne ne fait la réputation d’un livre et je n’emprunte pas les corridors du manoir Absolu comme Sévérian pour pouvoir vérifier les décrets impénétrables de la postérité. Et d’une manière plus incontestable, il est son best-seller, de loin, même s’il n’atteint toujours pas au statut de roman populaire (Wolfe n’a pas de roman qu’on pourrait qualifier sans rire de populaire). Je vais donc de suite expliciter cette apparente contradiction en commençant par les qualités que je lui trouve et qui ne sont pas petites.

D’abord la langue. Je ne crois pas que Wolfe ait jamais mieux écrit que dans le Nouveau Soleil. Il a pu écrire aussi bien mais jamais mieux. C’est particulièrement vrai du premier tome, L’Ombre du Bourreau (The Shadow of The Torturer). Malgré son titre kitsch, volontairement kitsch, c’est en effet écrit dans une prose admirable de musicalité, de poésie et de fluidité, du Proust hautement comestible. De ce point de vue, Wolfe était à son apogée. Et naturellement le déclin, très rapide dans son cas sur ce plan, a suivi jute après. Sa virtuosité narrative, incomparable avec n’importe quel autre auteur contemporain, était également à son zénith. Les feux de son imagination n’ont jamais brillé plus fort, ni même à vrai dire, aussi fort. Ici, de surcroit, sa puissance de constructeur cyclopéen outrepasse de loin tout le reste de son œuvre, y compris ses tétralogies ou trilogies suivantes. Cela se montre autant dans l’imbrication de l’intrigue principale avec les innombrables contes insérés, les extraits de pièce de théâtre ou les brefs essais qu’on peut trouver ici ou là sur les sujets les plus variés, y compris l’art d’écrire et de tromper le lecteur (pour son bien, à la manière d’un illusionniste, disons). Wolfe a écrit un de ces romans non pas fleuves mais mondes, comme Moby Dick ou La Recherche du Temps Perdu dans la littérature dite sérieuse. Il réinvente même un lexique plutôt cohérent pour ce faire, en s’aidant du latin, du grec ancien et de je ne sais quoi, du Lovecraftien peut-être. Il invente même un langage avec celui des guerriers Asciens. Il réinvente l’Histoire, la géographie, la politique, la biologie, la mythologie, la religion. Il réinvente même l’évangile. Il réinvente Jésus. Il fint par en en faire trop quoi.

Et c’est là en effet que vient la plus grande pierre d’achoppement de ce roman.

Qui peut croire sérieusement à son Sévérian/Jésus puisqu’il ne fait guère de doute que le conciliateur n’est que le nouveau mot ici pour rédempteur, de même que l’Incréé est Dieu ? Oh non, pas moi. Et mon manque d’enthousiasme devant cette très curieuse idée (Jésus comme bourreau, tortureur, assassin, maître du monde, etc.) d’autant plus curieuse car venant d’un catholique avoué, déjà sensible en lisant le Nouveau Soleil, s’est changé en écœurement complet en lisant la suite que Wolfe a donnée à sa tétralogie dans un livre dont je préfère ne pas me souvenir du nom, sorte de feu d’artifice à l’envers. En fait, si, je m’en souviens, hélas, et pas seulement le titre, mais c’est un de ces livres qu’on aimerait ne jamais avoir lu, et probablement ne jamais avoir écrit (tant il est clair dans le texte lui-même que Wolfe a eu la main bien dirigée par son éditeur ou son agent pour commettre ce hara-kiri littéraire).

Mais même en faisant abstraction de cet aspect, son personnage principal, son héros disons, souffre d’une tare récurrente des histoires de Wolfe – pas toutes heureusement ! – l’antipathie qu’il suscite, presque dès les premières pages. Et malheureusement, ça ne s’arrangera pas avec le temps et les pages tournées, jusqu’à l’implosion finale dans ce livre dont je ne veux pas me souvenir du nom. Je ne suis pas contre les personnages principaux antipathiques par principe. Cela peut se justifier quelquefois. Cela peut même être une nécessité pour faire passer au lecteur une certaine vision du monde, non mainstream, expurgée des indulgences ordinaires, non certifiée par le politiquement ou le socialement correct, mais réelle. Par exemple, j’imagine mal certains grands romans ou pièces de Dostoievski, de Céline, de Shakespeare, de Thompson (Jim) ou les romans gothiques du XIXe siècle sans ses protagonistes quelque peu monstrueux. La condition sine qua non pour réussir ce tour de force – car c’en est un – est que l’auteur soit le premier conscient des aspects problématiques de son personnage et malheureusement je n’ai pas l’impression que ce soit le cas de Wolfe. Il semble sous-estimer la quantité de répulsion que produit son héros sur le lecteur. Car pour qu’un tel livre fonctionne, aussi gigantesque, cela nécessite d’installer au départ un minimum d’empathie entre le lecteur et le trop sombre héros. Et plus le roman est long, plus l’empathie doit être forte. C’est pourquoi, en dernière analyse, j’estime que le personnage de Sévérian, l’orphelin-bourreau-assassin-prêtre-thaumaturge-élu-futur-maître-du-monde est la plus magistrale erreur du roman. Comme je l’ai dit ailleurs, il a les habits du moine mais n’en a pas l’étoffe.

Au final, Le Livre du Nouveau Soleil, malgré toute son inventivité, sa débauche inouïe de talents, nous relate l’itinéraire convenu du héros de roman populaire où le personnage central, aussi pauvre, malheureux et obscur qu’il soit au départ, gravit lentement le sentier abrupt vers la gloire et la fortune. Dans le cas particulier du roman de SF, il est usuel qu’il finisse aussi maître du monde, maître de l’univers, et pourquoi pas Dieu à la place de Dieu. Comme je le disais : rien de neuf sous le soleil à cet égard.

 

Le Livre Du Nouveau Soleil (dans sa plus belle édition française)

Le livre dont je ne veux pas me souvenir du nom (en français, non réédité, ce qui ne me gêne pas pour une fois)

Quelques articles à propos de Wolfe:

Lovecraft, Borges et Wolfe

Un géant dans les limbes (j'y parle aussi beaucoup du Livre du Nouveau Soleil)

Les dystopiques de Wolfe

Une montagne devant notre balcon

There are doors (en anglais)


Illustration de Guillaume Sorel (2006) pour le Livre du Nouveau Soleil en 2 tomes chez Denoël, apparemment inspirée de l'illustration de Pennington si on en juge par les coloris et les motifs très semblables, très réussie quoi qu'il en soit.