Le titre de cet article peut sembler paradoxal pour le grand
admirateur de l’œuvre de Wolfe que je suis. Soyons précis, j’estime que Wolfe
est l’auteur contemporain le plus talentueux que j’ai lu, quel que soit le
genre considéré. Mais j’ai en effet quelques sérieuses réserves sur le livre
qui est tenu pour son chef d’œuvre aujourd’hui – et peut-être même demain, qui
sait ? ni moi ni personne ne fait la réputation d’un livre et je
n’emprunte pas les corridors du manoir Absolu comme Sévérian pour pouvoir
vérifier les décrets impénétrables de la postérité. Et d’une manière plus
incontestable, il est son best-seller, de loin, même s’il n’atteint toujours pas
au statut de roman populaire (Wolfe n’a pas de roman qu’on pourrait qualifier sans
rire de populaire). Je vais donc de suite expliciter cette apparente
contradiction en commençant par les qualités que je lui trouve et qui ne sont
pas petites.
D’abord la langue. Je ne crois pas que Wolfe ait jamais
mieux écrit que dans le Nouveau Soleil. Il a pu écrire aussi bien mais jamais
mieux. C’est particulièrement vrai du premier tome, L’Ombre du Bourreau (The
Shadow of The Torturer). Malgré son titre kitsch, volontairement kitsch, c’est
en effet écrit dans une prose admirable de musicalité, de poésie et de
fluidité, du Proust hautement comestible. De ce point de vue, Wolfe était à son
apogée. Et naturellement le déclin, très rapide dans son cas sur ce plan, a
suivi jute après. Sa virtuosité narrative, incomparable avec n’importe quel
autre auteur contemporain, était également à son zénith. Les feux de son
imagination n’ont jamais brillé plus fort, ni même à vrai dire, aussi fort. Ici,
de surcroit, sa puissance de constructeur cyclopéen outrepasse de loin tout le
reste de son œuvre, y compris ses tétralogies ou trilogies suivantes. Cela se
montre autant dans l’imbrication de l’intrigue principale avec les innombrables
contes insérés, les extraits de pièce de théâtre ou les brefs essais qu’on peut
trouver ici ou là sur les sujets les plus variés, y compris l’art d’écrire et
de tromper le lecteur (pour son bien, à la manière d’un illusionniste, disons).
Wolfe a écrit un de ces romans non pas fleuves mais mondes, comme Moby Dick ou
La Recherche du Temps Perdu dans la littérature dite sérieuse. Il réinvente
même un lexique plutôt cohérent pour ce faire, en s’aidant du latin, du grec
ancien et de je ne sais quoi, du Lovecraftien peut-être. Il invente même un
langage avec celui des guerriers Asciens. Il réinvente l’Histoire, la
géographie, la politique, la biologie, la mythologie, la religion. Il réinvente
même l’évangile. Il réinvente Jésus. Il fint par en en faire trop quoi.
Et c’est là en effet que vient la plus grande pierre d’achoppement
de ce roman.
Qui peut croire sérieusement à son Sévérian/Jésus puisqu’il
ne fait guère de doute que le conciliateur n’est que le nouveau mot ici pour
rédempteur, de même que l’Incréé est Dieu ? Oh non, pas moi. Et mon manque
d’enthousiasme devant cette très curieuse idée (Jésus comme bourreau,
tortureur, assassin, maître du monde, etc.) d’autant plus curieuse car venant d’un catholique
avoué, déjà sensible en lisant le Nouveau Soleil, s’est changé en écœurement
complet en lisant la suite que Wolfe a donnée à sa tétralogie dans un livre
dont je préfère ne pas me souvenir du nom, sorte de feu d’artifice à l’envers. En
fait, si, je m’en souviens, hélas, et pas seulement le titre, mais c’est un de
ces livres qu’on aimerait ne jamais avoir lu, et probablement ne jamais avoir
écrit (tant il est clair dans le texte lui-même que Wolfe a eu la main bien
dirigée par son éditeur ou son agent pour commettre ce hara-kiri littéraire).
Mais même en faisant abstraction de cet aspect, son personnage
principal, son héros disons, souffre d’une tare récurrente des histoires de
Wolfe – pas toutes heureusement ! – l’antipathie qu’il suscite, presque
dès les premières pages. Et malheureusement, ça ne s’arrangera pas avec le
temps et les pages tournées, jusqu’à l’implosion finale dans ce livre dont je
ne veux pas me souvenir du nom. Je ne suis pas contre les personnages
principaux antipathiques par principe. Cela peut se justifier quelquefois. Cela
peut même être une nécessité pour faire passer au lecteur une certaine vision
du monde, non mainstream, expurgée des indulgences ordinaires, non certifiée
par le politiquement ou le socialement correct, mais réelle. Par exemple, j’imagine
mal certains grands romans ou pièces de Dostoievski, de Céline, de Shakespeare,
de Thompson (Jim) ou les romans gothiques du XIXe siècle sans ses protagonistes
quelque peu monstrueux. La condition sine qua non pour réussir ce tour de force
– car c’en est un – est que l’auteur soit le premier conscient des aspects
problématiques de son personnage et malheureusement je n’ai pas l’impression
que ce soit le cas de Wolfe. Il semble sous-estimer la quantité de répulsion
que produit son héros sur le lecteur. Car pour qu’un tel livre fonctionne, aussi
gigantesque, cela nécessite d’installer au départ un minimum d’empathie entre
le lecteur et le trop sombre héros. Et plus le roman est long, plus l’empathie
doit être forte. C’est pourquoi, en dernière analyse, j’estime que le
personnage de Sévérian, l’orphelin-bourreau-assassin-prêtre-thaumaturge-élu-futur-maître-du-monde
est la plus magistrale erreur du roman. Comme je l’ai dit ailleurs, il a les
habits du moine mais n’en a pas l’étoffe.
Au final, Le Livre du Nouveau Soleil, malgré toute son
inventivité, sa débauche inouïe de talents, nous relate l’itinéraire convenu du
héros de roman populaire où le personnage central, aussi pauvre, malheureux et
obscur qu’il soit au départ, gravit lentement le sentier abrupt vers la gloire
et la fortune. Dans le cas particulier du roman de SF, il est usuel qu’il
finisse aussi maître du monde, maître de l’univers, et pourquoi pas Dieu à la
place de Dieu. Comme je le disais : rien de neuf sous le soleil à cet
égard.
Le Livre Du Nouveau Soleil (dans sa plus belle édition française)
Le livre dont je ne veux pas me souvenir du nom (en français, non réédité, ce qui ne me gêne pas pour une fois)
Quelques articles à propos de Wolfe:
Un géant dans les limbes (j'y parle aussi beaucoup du Livre du Nouveau Soleil)
Une montagne devant notre balcon
There are doors (en anglais)
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