samedi 27 mars 2021

Le Jardin des Délices de Bosch : enfer ou paradis ?


 



Le Jardin des Délices, appelé aussi Jardin des Plaisirs Terrestres est le tableau central du triptyque représenté plus haut. J’en donnerai des détails significatifs plus loin.

Pour un œil moderne, non averti, sa signification semble au mieux ambigüe. Ma première impression en le voyant, comme celle de beaucoup d’autres, est que le peintre nous a donné à voir une vision de paradis, impression renforcée par les titres donnés traditionnellement à cette œuvre. Néanmoins, l’étude historique et l’analyse rationnelle, froide et pour ainsi dire scientifique, nous apprend que l’intention de l’artiste était toute autre, en fait juste à l’opposé. Comme chacun sait (ou devrait savoir s’il est amateur de peinture) Bosch est un spécialiste de l’enfer et des nombreux chemins qui y mènent, stupidité, folie, dépravations en tout genre, incluant bien sûr les sept péchés capitaux. Ce tableau n’y fait pas exception. C’est une petite surprise mais je crois que la conclusion des historiens de l’Art (pour la majorité) est incontestable, tant les indices et même les preuves sont accablants. La simple place de ce tableau au milieu du triptyque, à gauche de l’enfer, est suffisante. Bosch a suivi l’idée que le vice est aimable et d’autant plus tentateur qu’il est aimable, que l’amusement est la voie de la débauche, etc. Et ses contemporains ne doutaient pas que telle était son intention, ce qui lui a certainement évité un procès, souvent pénible à cette époque. Je renvoie donc le lecteur à l’exégèse boschienne s’ils veulent vérifier cette allégation car tel n’est pas le sujet de cet article.

Mon sujet n’est pas ce que l’artiste avait dans la tête en peignant ce tableau ou ce que nous, gens du vingt-et-unième siècle, avons dans la tête, mais ce que le peintre a réellement peint.

D’abord les couleurs. On n’a jamais dépeint le péché avec un tel luxe de coloris enchanteurs. Les gris et les nuances un peu glauques généralement appréciées pour ce genre de descriptions sont très rares. Le noir n’a rien de négatif ici, au contraire, il sert de pendant pour mieux faire ressortir les blancs et incarnats, qui eux n’ont rien de livides, mais révèlent un éclat plein de santé. Les centaines ou les milliers de personnages du tableau, en grands groupes, en petits groupes, en duos ou solitaires ne révèlent aucune marque du vice, sauf trois, qu’il faut bien chercher pour les trouver, sous un énorme chardonneret : les voici.

 


Comme on le constate, leurs coloris, à dominante bleuâtre ne respirent pas la santé et leur physionomie brutale, clairement antipathique, digne des bourreaux du Christ dans le portement de croix du même peintre contrastent nettement avec les personnages les entourant. On peut remarquer encore que ce trio se comporte bestialement, comme s’il avait oublié l’usage des mains, tandis que l’oiseau qui leur tend la grosse mûre semble nettement plus doué. Ils sont des anomalies dans ce tableau, des intrus, des pique-assiettes qui se sont incrustés dans une fête où ils n’étaient pas invités. Je n’ai pas pu découvrir dans ce gigantesque rassemblement de créatures d’autres exemples clairs de ce type mais il est possible qu’il s’en cache d’autres dans la troupe d’oiseaux hétéroclites et géants du premier plan. Ils me font penser dans l’ensemble à des morlocks au milieu de gentils élois.

L’occupation principale de ces personnages, toutes créatures confondues, est de s’amuser. Plus précisément, les personnages représentés sont occupés à manger, à boire (plus rare), à jouer, à nager, à faire de la gymnastique, à se poursuivre, à danser, à flirter, voire plus si affinités, à converser, à dormir, à rêver peut-être, à faire des rondes montés sur des animaux très divers, allant du chameau au lion en passant par quelques créatures plus fantastiques comme la licorne ou le griffon. Mais on doit noter que l’inverse est aussi vrai, à savoir que certains hommes servent de monture ou de soutien à des animaux divers, oiseaux et poissons surtout, mais aussi porc-épic, coquillages ainsi que des espèces plus difficiles à identifier. Très souvent ils servent de piédestal à des plantes ou des fruits. Si on excepte la petite bande de morlocks, tous semblent de bonne mine, jeunes, plutôt avenants, enjoués, joyeux, paisibles ou facétieux mais sans méchanceté selon les cas. Je ne trouve pas trace de la laideur, de la frénésie ou de l’avidité montrées chez les trois morlocks, même chez les nombreux dîneurs très frugaux (de fruits presque uniquement), même chez les amants tout aussi nombreux.

 


La scène montrant le couple près des trois morlocks pourrait représenter une dispute mais je parierais plutôt qu’il est simplement en train de feindre, et donc de jouer, comme les autres.

 


L’indiscrimination totale et absolue est la règle dans les scènes représentées : noirs et blancs, hommes et bêtes, hommes et végétaux, végétaux et minéraux, tout est mêlé ; on ne peut trouver aucune forme de hiérarchie, nulle part (l’égalité de traitement et de statut entre noirs et blancs est particulièrement frappante, étant donné que ceci a été peint au début de la traite des noirs, en 1504).

 


 En plus des hommes, des animaux reconnaissables (très nombreux), des arbres, des fleurs et des fruits, on trouve aussi des espèces beaucoup plus singulières. Certaines plantes sont au moins aussi étranges que les créatures mythologiques terrestres, marines ou célestes qu’on peut trouver dans ce tableau. L’une d’elles par exemple produit un gros fruit transparent à l'intérieur duquel un couple échange baiser et caresse. Une autre renferme le porc-épic, tenue par un cavalier. Enfin et surtout, certaines plantes semblent croisées avec des animaux ou même des hommes comme l’homme allongé à tête de fruit près de sa compagne. Les grands édifices caverneux du plan d’eau principal, dont certains évoquent des tunnels d’amour ou des attractions de fête foraine semblent autant végétaux que minéraux. Dans le ciel, en plus des nombreux oiseaux ordinaires, on retrouve les mêmes créatures mixtes, poisson ailé portant une créature humanoïde à queue de poisson, ou au contraire, un homme ailé portant poisson ou fruit (et même, bizarrement, un oiseau). Les tritons fantastiques, ces créatures de l’eau, très sombres, à queue de poisson, n’ont rien de menaçant. Au contraire on en voit un en train de faire une cour très romantique à une ondine. Celles-ci ne sont pas davantage féroces ; plus loin l’une d’elles est en train d’embrasser un homme, montrant qu’elle n’a pas non plus de préjugés d'espèce.




Cette longue description est utile en ce qu’elle n’indique aucune connotation négative, encore moins démoniaque, de la très grande majorité des acteurs présents, quelles que soient leurs activités, qu’ils soient plutôt humains, animaux ou végétaux. Personnellement, je ne vois rien d’outrageant dans les scènes de flirt ou de sexe contenues dans le tableau. On y trouve au contraire la bonne entente générale et la joie du plaisir partagé. On ne voit aucun crime nulle part, aucune scène de violence, et ce n’est pas ce qui manque habituellement dans les tableaux de Bosch. La présence des rares morlocks est en fait difficile à concilier avec le reste sauf à dire que ce sont des intrus. La fusion des différents règnes, humain, animal, végétal et minéral y est partout impressionnante. Tout le monde, sans exception, est jeune et en bonne santé.

Tout cela me laisse songer qu’il y en réalité deux interprétations aussi valides mais irréconciliables de ce tableau. La première est rationnelle, morale et historique : il s’agit d’une description des vices ordinaires de l’humanité qui doit précipiter ses adeptes dans le tableau de droite, l’Enfer. La seconde est poétique. Voici un monde paisible, jeune, anormalement jeune et sain, plein de gaité et de jeux, de satiété et de plaisir, un monde magnifique de formes et de couleurs, aussi coloré qu’imaginatif. Un monde sans ordre ni règles parce qu’il n’y a plus besoin d’ordre ou de règles. Et il n’y en a plus besoin car les êtres montrés ici sont passés par-delà le bien et le mal. Ils ne sont plus de notre monde. Les sexes, les races, les espèces, les règnes fusionnent en une entité unique, englobante. La poésie, tout comme le paradis, tend naturellement vers la fusion. Il s’agit donc du paradis, non tel qu’il est, inimaginable pour l’homme, mais de l’idée poétique du paradis que des êtres de chair peuvent avoir.

Ainsi donc, Bosch, peintre de l’Enfer, croyant et voulant décrire la corruption des pécheurs, nous a donné une des visions les plus saisissantes du paradis, poétiquement parlant.

Et pour finir une des représentations les plus curieuses de ce tableau, que je laisse sans commentaire : 





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