dimanche 25 décembre 2022

Les plus grands romans ratés : de Melville à Kafka

 D'abord, je tiens à préciser que tous les livres ou auteurs auquels je consacre plus de trois lignes dans mes articles sont des livres ou des auteurs que j'estime et parfois même que j'aime. Mon intention ici n'est donc certainement pas de me payer leur tête mais plutôt de rendre compte de ma perplexité et d'en tirer, comme toujours, quelques enseignements d'une portée plus large. En fait, je peux dire que tous les livres dont je vais bientôt parler comptent, d'une certaine manière, parmi mes préférés, et plus bizarrement encore parmi ceux que j'ouvre et feuillète le plus souvent.

Les romans ratés dont je vais parler sont réellement et franchement ratés dans leur ensemble mais pas dans toutes leurs parties (sinon je n'en parlerais pas). Il ne s'agit pas là de quelques défauts ennuyeux mais sur lequel un lecteur magnanime peut passer, il s'agit de failles béantes ou d'incapacités si patentes qu'elles seraient rédhibitoires chez n'importe quel autre écrivain moins inspiré. Car bien entendu l'inspiration n'évite pas toujours les faux-pas, voire les chutes les plus ridicules, du genre du chevalier sans peur et sans reproche qui trébuche sur sa propre épée.

Mon premier exemple est Pierre ou Les Ambiguïtés de Herman Melville. Dans un article précédent, j'ai inventorié dix-sept défauts dans ce roman dont un seul aurait dû me dégoûter à jamais d'en continuer la lecture. Melville est parmi les écrivains de première force sans doute celui qui collectionne le plus de défauts, d'irrégularités, d'excroissances, d'excès en tous genres mais dans ce livre il se surpasse. J'imagine sans difficulté la tête effarée qu'a faite son éditeur, Hertzen, quand il a reçu le roman, que Melville lui promettait d'être un succès de librairie, apte à lui faire retrouver les faveurs du public et en particulier de ces dames après des années d'échec. On peut en effet, si on est farceur ou si on est un peu fou, décrire le livre comme un roman psychologique sentimental ou un mélo issu du gothique flamboyant. Il y est beaucoup question d'amour certes là-dedans mais je doute que les dames en question l'aient beaucoup trouvé à leur goût et ce n'est pas qu'une question d'époque. En réalité ce que Hertzen a découvert, car il savait lire, était un roman quasi impubliable, irréductible à toutes catégories (un peu comme Moby Dick à cet égard), un véritable monstre littéraire dont seuls les génies peuvent accoucher (car lorsqu'un génie se rate, c'est dans les plus grandes largeurs).

Pourquoi ce roman si visiblement raté est pourtant grand est un mystère que je n'ai toujours pas réussi à percer.

Mon second grand roman raté préféré est le seul véritable roman qu'a publié Lovecraft -- les autres soi-disant romans étant plus des novellas -- "The dream-quest of the unknown Kaddath" connu du public francophone sous le titre de "A la recherche de Kadath". Ce roman raconte les aventures merveilleuses ou horrifiques, en fait presque toujours horrifiques, du voyageur des rêves Randolph Carter et est parfois réuni avec l'autre aventure de Carter, "La porte de la clé d'argent" sous le titre "Démons et merveilles" bien qu'on se demande plus d'une fois où est passée la seconde partie promise (les chats d'Ulthar peut-être ?). Ce roman est un must-have pour les admirateurs de Lovecraft, malgré ses failles hideuses et abominables, comme dirait le maître de Providence (mais pas indicibles comme je vais le montrer). C'est aussi le plus lovecraftien de ses livres, où là encore l'auteur se surpasse dans la qualité de son inspiration comme dans l'étalage de ses idiosynchrasies débilitantes. L'empilage des adjectifs confine ici à l'hystérie et un jeu pour le lecteur est de comptabiliser par paragraphe le nombre de visqueux, hideux, gluants, nauséabonds, griffus, maudits, sinistres, cauchemardesques, abominables, innomables et autres indicibles qualificatifs. L'impuissance que ressent l'écrivain à communiquer sa vision onirique effrayante, cette peur primale pourrait-on dire, est ici palpable. Néanmoins, quoique ce défaut soit très irritant et disons-le presque insupportable pour un lecteur qui a dépassé l'âge de treize ans, ce n'est que le plus bénin des deux. L'autre, une faille pour un écrivain de fictions, est la gaucherie pour ne pas dire l'incompétence de l'écrivain concernant la dramaturgie de son histoire. Faire monter savamment la tension du lecteur jusqu'à un climax, ce qui est en somme la base de l'art de raconter des histoires, est une qualité très rare chez cet écrivain et a peu près absente de ce roman. En fait, il n'y a que dans les toutes dernières oeuvres de sa carrière (et de sa vie) que Lovecraft aura enfin trouvé une manière narrative à la dramaturgie plutôt efficace à défaut d'être remarquable : lisez par exemple pour vous en convaincre "le Cauchemar d'Insmouth", "le Clergyman Maudit" ou "Celui qui chuchotait dans les Ténèbres".

Ce roman de Lovecraft est grand malgré tous ses défauts parce que l'impression qu'il laisse est plus forte, plus tenace, que bien des oeuvres mieux léchées, mieux construites, mieux écrites. On peut aussi y trouver dedans des gemmes précieuses, non pas brutes mais bien mal taillées.

Mon troisième choix est en fait le plus évident, le plus spectaculaire et le plus inconnu aussi : "Le pays de la nuit" de William Hope Hodgson. Celui-ci est à mon goût le plus grand roman raté de tous les grands romans ratés. C'est à la fois celui qui atteint les plus grandes cimes de l'inspiration et s'abîme dans les plus bas fonds. Pour celui qui n'a pas l'abnégation et la foi enracinée au plus profond de lui du chercheur d'or, je conseillerais de ne lire que les trois ou quatre premiers chapitres de ce long roman s'il veut éviter l'accablement affreux qui saisit trop souvent le lecteur par la suite. Comme chez Lovecraft, je vois deux défauts majeurs à cette oeuvre. Le premier concerne encore une fois la forme, très importante évidemment dans les choses de l'art. Hodgson a choisi de narrer son histoire dans le grand style, le style biblique, en usant et abusant de formules archaïques et des répétitions typiques de ce genre de littérature. Sur un récit ou un poème de dix ou vingt pages, ça peut être très bien, sur un roman de trois cent pages, c'est rapidement imbuvable. De plus, il n'a pas le talent stylistique d'un Nietzsche pour se permettre ce genre d'extravagance. Mais son plus grand défaut est certainement d'avoir progressivement transformé ce nouveau livre de Révélations (au sens biblique) en un étrange mélo sentimental dont il ne possède absolument pas l'ombre d'une qualité pour ce faire. Contrairement à son disciple Lovecraft, Hodgson n'est pas un mauvais dramaturge, il sait même fort bien faire naître l'inquiétude chez ses lecteurs sans abuser des adjectifs morbides et pathologiques cités plus haut. Son problème est que, comme Lovecraft, il ne connaît pas, ne comprend pas les femmes, et vouloir écrire une histoire d'amour sans la connaissance de l'autre sexe est aller à l'échec assuré (de ce côté, son successeur américain était plus sage, il faisait littéralement disparaître le second sexe de ses histoires pour ne pas risquer le couac, un peu comme le douanier Rousseau faisait disparaître les mains et les pieds de ses modèles pour ne pas avoir à peindre ces ennuyeux appendices corporels).

Dans le cas du Pays de la Nuit, je conseillerais, même pour le lecteur maîtrisant bien l'anglais, de le lire dans sa traduction française, un traducteur compétent ayant généralement tendance à gommer autant que faire se peut les défauts les plus superficiels d'un livre. Mais pour le reste, il ne peut évidemment rien.

Enfin, je terminerai (mais le A.G.Pym de Poe n'est pas passé loin de figurer dans cette brève anthologie des monstres littéraires) en mentionnant rapidement L'Amérique de Kafka, qui a la particularité inverse du précédent livre, à savoir qu'il commence mal et finit très bien, ce qui d'ailleurs est un trait exceptionnel dans toute la littérature romanesque qui suit très généralement la pente inverse. Hélas, il faut attendre l'avant-dernier chapitre pour sentir le texte prendre enfin son envol avant de se conclure (si on ose dire car la fin ne conclut rien du tout)  par un ultime chapitre admirable et enchanteur. Kafka est un des plus grands poètes oniristes de la littérature même si c'est plus discret que les cauchemars flamboyants de Lovecraft, les voyages merveilleusement inventifs de Carroll où les rêves éveillés de Dantes. Je ne connais pas de poésie romanesque qui ait le goût et le charme ensoleillé de ce merveilleux dernier chapitre. Personnellement, je n'ai rien lu dans l'oeuvre du Tchèque de plus mémorable que cette extraordinaire et si imprévisible fin de roman raté (et probablement d'ailleurs inachevé, comme souvent avec cet écrivain), pas même ce chef d'oeuvre qu'est La Métamorphose. Hélas, il faut donc auparavant absorber un très gros roman ennuyeux et très maladroit pour en sentir toute la beauté.


Un autre article de ma part concernant Lovecraft et Hodgson : ici.