Le rêve dont il est question dans l’article
présent est pris au sens strict, toute poésie ou rhétorique évacuée. Il s’agit
donc uniquement du rêve que l’on fait quand on dort.
Bien que je les réunisse ici, avec je crois
de bonnes raisons, il existe autant de différences que de ressemblances entre
ces deux auteurs. Néanmoins, on pourrait tous les deux les qualifier sans
crainte de créateurs de cauchemars d’anthologie. J’insiste à dessein sur le
terme d’auteur et non d’écrivain. En effet, en tant qu’écrivain, je ne les
tiens pas en très haute estime : ce sont tout sauf des maîtres écrivains.
Ils ne maîtrisent certainement pas l’art littéraire, comme disons, pour ne
prendre que des auteurs ayant œuvré dans le domaine fantastique, Le Fanu, Poe,
Machen, Maupassant, Kafka ou plus récemment Gene Wolfe. Mais ce sont à coup sûr
des auteurs, aux thèmes et au style reconnaissables entre mille.
Pour parler des points communs, les deux
ont connu le triste sort d’être à peu près sans lecteurs de leur vivant, à
l’exception d’un cercle minuscule très spécialisé ou de quelques chalands
égarés à la recherche d’un bon petit roman de gare (ils ne pouvaient pas moins
bien tomber). Lovecraft, si révéré qu’il soit de nos jours, a de ce point de
vue connu l’échec le plus cuisant. Cela n’a rien pour m’étonner. Disons-le, son
style est très difficile à supporter le long d’un livre entier. Son empilement
des adjectifs destinés à frapper d’épouvante le lecteur a, pour un adulte, un
effet comique assurément non souhaité. Et son art de la narration, en particulier
pour créer une montée dramatique, est également problématique. En dehors d’une
petite poignée de nouvelles, il est très rare d’être empoigné d’emblée par ses
récits et encore plus rare de le rester. Pour citer un écrivain à ses antipodes
– écrivain doué, grand technicien, mais auteur sans grand intérêt – je nommerai
le très populaire Stephen King. Ce dernier a tout ce qui manque à
Lovecraft : un style digeste, un art de la montée en tension très efficace
et plutôt raffiné sous ses dehors brutaux (je pense ici en particulier à ses
romans Pet Semetary ou The Shinning). De ce point de vue,
Lovecraft est un écrivain de la préhistoire : il a tout du peintre
primitif comparé aux maîtres de la renaissance, experts en perspective, en
reliefs et en finesse anatomique aussi bien que psychologique. Il n’est
clairement pas de son époque à cet égard. Hodgson pèche un peu différemment.
Son œuvre la plus connue, The Night Land
(Le Pays de la Nuit), est un exemple édifiant de comment il ne faut surtout
pas écrire. Son idée était visiblement d’utiliser un style archétypique pour
une histoire archétypique et naturellement il s’est tourné vers le style
biblique. L’idée n’était pas forcément mauvaise. Malheureusement, il n’avait ni
la virtuosité littéraire ni la finesse pour réaliser son projet d’une manière
convaincante. Il lui aurait fallu être Nietzsche ou Tolstoï. Mais il n’était
qu’un modeste écrivain avec de grandes, très grandes visions. De plus, tout
comme d’ailleurs son admirateur américain, il est incapable de camper un
personnage féminin crédible, ce qui est tout de même un lourd handicap, surtout
quand on se propose d’écrire une histoire d’amour, ce qui est le cas de The
Night Land. L’Américain, lui, a plus tard réglé le problème d’une façon
radicale en éliminant purement et simplement tout élément féminin de ses
histoires, de sorte qu’un archéologue extraterrestre du futur ne connaissant
les Terriens que par son œuvre pourrait croire que nous étions une espèce
unisexuée, ou plus exactement asexuée (puisqu’un sexe n’a pas de sens sans le
second).
La différence la plus fragrante entre les
deux auteurs est à vrai dire biographique : il est difficile d’imaginer
des vies plus opposées que celles de Lovecraft et Hodgson. Le second a dû se
débattre toute sa vie pour trouver un moyen de subsistance, entre marine et
prof de culturisme, l’écriture n’étant que l’un de ces moyens, et a fini sa vie
de tribulations sur le triste champ de bataille de la Grande Guerre. Lovecraft
était un homme qui semble avoir pris le conseil de Pascal au pied de la
lettre : il n’est de malheur que de ne pas savoir rester dans sa chambre.
Hodgson était aussi actif que l’Américain était passif. Regardez leur portrait
ci-dessus : on ne dirait vraiment pas qu’ils sont frères.
Et pourtant, littérairement, spirituellement
peut-être, nul n’est plus proche de Hodgson que Lovecraft. Malgré leur approche
très différente de la vie, l’impression dominante qui reste quand on a fini de
lire le meilleur des deux écrivains est très comparable : l’homme aux
prises à des forces cauchemardesques, monstrueuses, mystérieuses, cachées, hostiles,
apparaissant de préférence dans les rêves. Un régal évidemment pour le
psychanalyste. On retrouve dans leurs abominations le même côté hideux,
visqueux et tentaculaire (et de plus griffu pour l’homme de Providence) :
celui des dieux de Lovecraft et celui des étranges créatures végétales des
récits maritimes de l’Anglais. On retrouve surtout le même thème de la
métamorphose, un des plus centraux selon moi de leur œuvre et le plus important
chez Lovecraft. Il faut noter que cette métamorphose concerne presque toujours
le personnage principal qui est souvent aussi le narrateur de l’histoire. Ce
thème est parfois masqué comme dans The
House on the Borderland (La Maison du Bord du Monde) par pudibonderie ou
simplement parce que l’auteur ne s’est pas lui-même rendu compte de ce qu’il
était en train d’écrire. Dans ce roman, une histoire de doubles
fondamentalement, il est assez clair que l’horreur extrême ressentie par le
narrateur vient de ce qu’il sait au fond de lui que l’affreuse créature à tête
de porc est un autre lui-même, venu le hanter depuis un futur apocalyptique. La
femme, sa propre sœur, est ici la clé de l’histoire en dépit du fait qu’il ne
la mentionne que très incidemment et quasiment pas avant la seconde moitié du
roman. Le Pays de la Nuit montre également un narrateur qui a un double vivant
à la fin des temps, et avec qui il a une relation psychique très particulière,
quoique pacifique dans ce cas (il y a déjà bien assez d’horreurs autour de
lui).
Quiconque a essayé de traduire un de ses
rêves en mots sait à quel point l’opération peut être décevante, pratiquement
vouée à l’échec. C’est comme un plongeur sous-marin remontant des abysses un
poisson aux formes et aux couleurs magnifiques et qui s’aperçoit arrivé à la
surface que le poisson est devenu singulièrement terne et informe. C’est à
cette difficulté colossale que ce sont attelés, souvent avec un acharnement
proche de l’obsession, ces deux auteurs. On peut même dire que Lovecraft est un
monomaniaque du rêve. Il faut remarquer que la dimension merveilleuse des rêves
n’est pas absente chez eux, même si on a tendance à ne retenir que le côté
sombre de leurs visions. Dans le Pays de la Nuit par exemple, que je tiens pour
le plus grand roman raté de toute la littérature de l’imaginaire, il y a des
scènes absolument merveilleuses, comme dans ce pays du silence où chantent les
morts.
Pour rendre de la couleur aux rêves tout en
leur prêtant les qualités d’une fiction de dimension commercialisable, il faut
souvent leur donner une traduction littéraire, ce qui veut dire changer presque
toute la chair, voire parfois l’os, pour ne garder guère plus que l’impression
centrale, l’essence immatérielle pourrait-on dire. Ce n’est pas leur cas. Dans
leurs livres les plus mémorables, ils cherchent à coller au plus près de leur
vision. Ils décrivent plus qu’ils ne traduisent. Et comme ils réalisent que
leur re-création est bien loin de procurer l’horreur ou l’émerveillement qu’ils
avaient dans la tête en dormant, ils cherchent à compenser par divers artifices
plus ou moins efficaces. Cela est surtout vrai de Lovecraft mais le sentiment
d’impuissance créatrice est aussi très présent dans certains textes de Hodgson.
Pour finir, je voudrais donner au lecteur désirant
connaître leur œuvre quelques recommandations de lecture, particulièrement
bienvenues, à mon avis, dans leur cas.
Pour Lovecraft, le choix est
assez simple car ce sont généralement aussi ses récits les mieux écrits, les
plus agréables et les plus efficaces. Je citerai donc par ordre de préférence
croissante : The Outsider (Je Suis
d’Ailleurs) ; The Wicked
Clergyman (Le Clergyman Maudit) ; The
Whisperer in Darkness (Celui qui Chuchotait dans les Ténèbres), The Colour out of Space (La couleur tombée
du ciel), The Shadow over Insmouth
(Le Cauchemar d’Insmouth). Et aussi, malgré son style terrible, le roman The Dream Quest of the Unknown Kaddath (À
la recherche de Kadath). J’ai volontairement gardé tout le long de cet
article les titres originaux, en hommage au talent poétique de Lovecraft qui
semblait particulièrement concentré dans ses titres, presque toujours
excellents. Néanmoins, je conseille au lecteur bilingue de choisir une version
française, la traduction ayant le bon effet de gommer en partie les gaucheries
les plus ennuyeuses de ces deux auteurs.
Pour Hodgson, le rôle de conseil est plus
délicat. En effet, l’intérêt de ses textes est assez rarement proportionnel à
leurs qualités d’écriture. Par exemple, on pourrait dire que le meilleur de son
œuvre, du point de vue de l’efficacité narrative, et probablement du style, est
contenu dans sa série des Carnacki,
au moins les premiers récits. Ils sont faciles et confortables à lire
pour le lecteur lambda, sans faire injure à Lambda, parce qu’ils reposent sur
une sorte de recette unique, reproduite avec de très légères variations, et
reprennent des conventions littéraires déjà bien connues du dit lecteur. C’est
donc assez ironique mais Hodgson a très nettement mieux maîtrisé son affaire
dans ces detective stories, sans doute plus à la hauteur de ses compétences
littéraires, assez limitées convenons-en, que dans ses romans bien plus
intéressants que sont The House on the Borderland (d’une incohérence rare) et
surtout The Night Land (au style et aux digressions sentimentales rendant sa
lecture intégrale presque insoutenable : à ne surtout pas lire en version
originale, ou alors dans sa version raccourcie intitulée The Dream of X). Disons que pour concilier les deux aspects,
intérêt général et efficacité narrative, je conseillerai au lecteur débutant de
commencer par ses récits de mer, réunis pour partie, en version française, dans
le recueil La Chose dans les Algues ou
dans le recueil original, différent du français, Men of the Deep Waters. Certaines ne sont pas fantastiques, comme
l’excellente My House Shall Be Called
the House of Prayer, mais la plupart sont vraiment bien écrites et la plus
emblématique de ses nouvelles, cauchemardesque à souhait, The Voice in the Night, figure dans les deux recueils. Et s’il aime
vraiment, rien ne l’empêche d’essayer ses deux chefs d’œuvres ratés mentionnés
plus haut, qui lui demanderont certainement plus d’abnégation.
Autre grand écrivain du fantastique : article.
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