dimanche 11 octobre 2020

William Hope Hodgson et Howard Phillips Lovecraft : maîtres des rêves

 


    Le rêve dont il est question dans l’article présent est pris au sens strict, toute poésie ou rhétorique évacuée. Il s’agit donc uniquement du rêve que l’on fait quand on dort.

    Bien que je les réunisse ici, avec je crois de bonnes raisons, il existe autant de différences que de ressemblances entre ces deux auteurs. Néanmoins, on pourrait tous les deux les qualifier sans crainte de créateurs de cauchemars d’anthologie. J’insiste à dessein sur le terme d’auteur et non d’écrivain. En effet, en tant qu’écrivain, je ne les tiens pas en très haute estime : ce sont tout sauf des maîtres écrivains. Ils ne maîtrisent certainement pas l’art littéraire, comme disons, pour ne prendre que des auteurs ayant œuvré dans le domaine fantastique, Le Fanu, Poe, Machen, Maupassant, Kafka ou plus récemment Gene Wolfe. Mais ce sont à coup sûr des auteurs, aux thèmes et au style reconnaissables entre mille.

    Pour parler des points communs, les deux ont connu le triste sort d’être à peu près sans lecteurs de leur vivant, à l’exception d’un cercle minuscule très spécialisé ou de quelques chalands égarés à la recherche d’un bon petit roman de gare (ils ne pouvaient pas moins bien tomber). Lovecraft, si révéré qu’il soit de nos jours, a de ce point de vue connu l’échec le plus cuisant. Cela n’a rien pour m’étonner. Disons-le, son style est très difficile à supporter le long d’un livre entier. Son empilement des adjectifs destinés à frapper d’épouvante le lecteur a, pour un adulte, un effet comique assurément non souhaité. Et son art de la narration, en particulier pour créer une montée dramatique, est également problématique. En dehors d’une petite poignée de nouvelles, il est très rare d’être empoigné d’emblée par ses récits et encore plus rare de le rester. Pour citer un écrivain à ses antipodes – écrivain doué, grand technicien, mais auteur sans grand intérêt – je nommerai le très populaire Stephen King. Ce dernier a tout ce qui manque à Lovecraft : un style digeste, un art de la montée en tension très efficace et plutôt raffiné sous ses dehors brutaux (je pense ici en particulier à ses romans Pet Semetary ou The Shinning). De ce point de vue, Lovecraft est un écrivain de la préhistoire : il a tout du peintre primitif comparé aux maîtres de la renaissance, experts en perspective, en reliefs et en finesse anatomique aussi bien que psychologique. Il n’est clairement pas de son époque à cet égard. Hodgson pèche un peu différemment. Son œuvre la plus connue, The Night Land (Le Pays de la Nuit), est un exemple édifiant de comment il ne faut surtout pas écrire. Son idée était visiblement d’utiliser un style archétypique pour une histoire archétypique et naturellement il s’est tourné vers le style biblique. L’idée n’était pas forcément mauvaise. Malheureusement, il n’avait ni la virtuosité littéraire ni la finesse pour réaliser son projet d’une manière convaincante. Il lui aurait fallu être Nietzsche ou Tolstoï. Mais il n’était qu’un modeste écrivain avec de grandes, très grandes visions. De plus, tout comme d’ailleurs son admirateur américain, il est incapable de camper un personnage féminin crédible, ce qui est tout de même un lourd handicap, surtout quand on se propose d’écrire une histoire d’amour, ce qui est le cas de The Night Land. L’Américain, lui, a plus tard réglé le problème d’une façon radicale en éliminant purement et simplement tout élément féminin de ses histoires, de sorte qu’un archéologue extraterrestre du futur ne connaissant les Terriens que par son œuvre pourrait croire que nous étions une espèce unisexuée, ou plus exactement asexuée (puisqu’un sexe n’a pas de sens sans le second).

    La différence la plus fragrante entre les deux auteurs est à vrai dire biographique : il est difficile d’imaginer des vies plus opposées que celles de Lovecraft et Hodgson. Le second a dû se débattre toute sa vie pour trouver un moyen de subsistance, entre marine et prof de culturisme, l’écriture n’étant que l’un de ces moyens, et a fini sa vie de tribulations sur le triste champ de bataille de la Grand Guerre. Lovecraft était un homme qui semble avoir pris le conseil de Pascal au pied de la lettre : il n’est de malheur que de ne pas savoir rester dans sa chambre. Hodgson était aussi actif que l’Américain était passif. Regardez leur portrait ci-dessus : on ne dirait vraiment pas qu’ils sont frères.

    Et pourtant, littérairement, spirituellement peut-être, nul n’est plus proche de Hodgson que Lovecraft. Malgré leur approche très différente de la vie, l’impression dominante qui reste quand on a fini de lire le meilleur des deux écrivains est très comparable : l’homme aux prises à des forces cauchemardesques, monstrueuses, mystérieuses, cachées, hostiles, apparaissant de préférence dans les rêves. Un régal évidemment pour le psychanalyste. On retrouve dans leurs abominations le même côté hideux, visqueux et tentaculaire (et de plus griffu pour l’homme de Providence) : celui des dieux de Lovecraft et celui des étranges créatures végétales des récits maritimes de l’Anglais. On retrouve surtout le même thème de la métamorphose, un des plus centraux selon moi de leur œuvre et le plus important chez Lovecraft. Il faut noter que cette métamorphose concerne presque toujours le personnage principal qui est souvent aussi le narrateur de l’histoire. Ce thème est parfois masqué comme dans The House on the Borderland (La Maison du Bord du Monde) par pudibonderie ou simplement parce que l’auteur ne s’est pas lui-même rendu compte de ce qu’il était en train d’écrire. Dans ce roman, une histoire de doubles fondamentalement, il est assez clair que l’horreur extrême ressentie par le narrateur vient de ce qu’il sait au fond de lui que l’affreuse créature à tête de porc est un autre lui-même, venu le hanter depuis un futur apocalyptique. La femme, sa propre sœur, est ici la clé de l’histoire en dépit du fait qu’il ne la mentionne que très incidemment et quasiment pas avant la seconde moitié du roman. Le Pays de la Nuit montre également un narrateur qui a un double vivant à la fin des temps, et avec qui il a une relation psychique très particulière, quoique pacifique dans ce cas (il y a déjà bien assez d’horreurs autour de lui).

    Quiconque a essayé de traduire un de ses rêves en mots sait à quel point l’opération peut être décevante, pratiquement vouée à l’échec. C’est comme un plongeur sous-marin remontant des abysses un poisson aux formes et aux couleurs magnifiques et qui s’aperçoit arrivé à la surface que le poisson est devenu singulièrement terne et informe. C’est à cette difficulté colossale que ce sont attelés, souvent avec un acharnement proche de l’obsession, ces deux auteurs. On peut même dire que Lovecraft est un monomaniaque du rêve. Il faut remarquer que la dimension merveilleuse des rêves n’est pas absente chez eux, même si on a tendance à ne retenir que le côté sombre de leurs visions. Dans le Pays de la Nuit par exemple, que je tiens pour le plus grand roman raté de toute la littérature de l’imaginaire, il y a des scènes absolument merveilleuses, comme dans ce pays du silence où chantent les morts.

    Pour rendre de la couleur aux rêves tout en leur prêtant les qualités d’une fiction de dimension commercialisable, il faut souvent leur donner une traduction littéraire, ce qui veut dire changer presque toute la chair, voire parfois l’os, pour ne garder guère plus que l’impression centrale, l’essence immatérielle pourrait-on dire. Ce n’est pas leur cas. Dans leurs livres les plus mémorables, ils cherchent à coller au plus près de leur vision. Ils décrivent plus qu’ils ne traduisent. Et comme ils réalisent que leur re-création est bien loin de procurer l’horreur ou l’émerveillement qu’ils avaient dans la tête en dormant, ils cherchent à compenser par divers artifices plus ou moins efficaces. Cela est surtout vrai de Lovecraft mais le sentiment d’impuissance créatrice est aussi très présent dans certains textes de Hodgson.

    Pour finir, je voudrais donner au lecteur désirant connaître leur œuvre quelques recommandations de lecture, particulièrement bienvenues, à mon avis, dans leur cas.

    Pour Lovecraft, le choix est assez simple car ce sont généralement aussi ses récits les mieux écrits, les plus agréables et les plus efficaces. Je citerai donc par ordre de préférence croissante : The Outsider (Je Suis d’Ailleurs) ; The Wicked Clergyman (Le Clergyman Maudit) ; The Whisperer in Darkness (Celui qui Chuchotait dans les Ténèbres), The Colour out of Space (La couleur tombée du ciel), The Shadow over Insmouth (Le Cauchemar d’Insmouth). Et aussi, malgré son style terrible, le roman The Dream Quest of the Unknown Kaddath (À la recherche de Kadath). J’ai volontairement gardé tout le long de cet article les titres originaux, en hommage au talent poétique de Lovecraft qui semblait particulièrement concentré dans ses titres, presque toujours excellents. Néanmoins, je conseille au lecteur bilingue de choisir une version française, la traduction ayant le bon effet de gommer en partie les gaucheries les plus ennuyeuses de ces deux auteurs.

    Pour Hodgson, le rôle de conseil est plus délicat. En effet, l’intérêt de ses textes est assez rarement proportionnel à leurs qualités d’écriture. Par exemple, on pourrait dire que le meilleur de son œuvre, du point de vue de l’efficacité narrative, et probablement du style, est contenu dans sa série des Carnacki, au moins les premiers récits. Ils sont faciles et confortables à lire pour le lecteur lambda, sans faire injure à Lambda, parce qu’ils reposent sur une sorte de recette unique, reproduite avec de très légères variations, et reprennent des conventions littéraires déjà bien connues du dit lecteur. C’est donc assez ironique mais Hodgson a très nettement mieux maîtrisé son affaire dans ces detective stories, sans doute plus à la hauteur de ses compétences littéraires, assez limitées convenons-en, que dans ses romans bien plus intéressants que sont The House on the Borderland (d’une incohérence rare) et surtout The Night Land (au style et aux digressions sentimentales rendant sa lecture intégrale presque insoutenable : à ne surtout pas lire en version originale, ou alors dans sa version raccourcie intitulée The Dream of X). Disons que pour concilier les deux aspects, intérêt général et efficacité narrative, je conseillerai au lecteur débutant de commencer par ses récits de mer, réunis pour partie, en version française, dans le recueil La Chose dans les Algues ou dans le recueil original, différent du français, Men of the Deep Waters. Certaines ne sont pas fantastiques, comme l’excellente My House Shall Be Called the House of Prayer, mais la plupart sont vraiment bien écrites et la plus emblématique de ses nouvelles, cauchemardesque à souhait, The Voice in the Night, figure dans les deux recueils. Et s’il aime vraiment, rien ne l’empêche d’essayer ses deux chefs d’œuvres ratés mentionnés plus haut, qui lui demanderont certainement plus d’abnégation.

Autre grand écrivain du fantastique : article.


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