vendredi 27 novembre 2020

Comment la science a conquis le monde (littéraire) ou la Méthode scientifique a tort et a travers

 

Non, le titre ci-dessus ne comporte aucune faute de grammaire.

La Méthode scientifique moderne a été un long processus qui s’est finalement cristallisé au cours du Moyen-âge européen, l’âge des ténèbres comme disent les demi-savants, sous l’égide d’une poignée de moines, de vrais savants eux, au premier plan desquels Thomas d’Aquin et Roger Bacon, eux-mêmes inspirés par les savants grecs et possiblement arabes (Ibn Rochd alias Averroès par exemple). On peut dire qu’ils ont préparé le terrain à la science telle qu’elle s’est pratiquée jusqu’à nos jours. Leur but était de découvrir les mécanismes naturels régissant l’univers, les lois générales, les causes premières et leurs effets, au moyen de l’observation rigoureuse, éventuellement de l’expérimentation puis de la déduction logique. Et cette méthode s’est révélée particulièrement fructueuse pour percer nombre de secrets de la physique ou de la chimie parce qu’il se trouve qu’en effet les mécanismes de l’univers sont régies par des relations mathématiques relativement peu nombreuses et qui ne changent ni dans l’espace ni dans le temps. Mais une raison primordiale du succès de la Méthode scientifique dans les domaines cités qu’on oublie souvent est que les interactions entre les objets étudiés y sont relativement peu nombreuses. Avec deux corps, on peut décrire très précisément l’état des forces et des objets en présence, calculer leurs trajectoires à n’importe quel instant, déduire leur devenir et leur passé. Avec trois corps, seuls les meilleurs mathématiciens du monde peuvent arriver à calculer une solution et encore celle-ci est inutilisable dans la pratique cat il faudrait une éternité pour arriver à une solution, ou bien ils arrivent à des solutions pratiques mais uniquement en posant une série de conditions bien particulières et bien arrangeantes. À partir de cinq, on peut estimer qu’il n’y a plus de solution du tout, ou en supposant des conditions exceptionnelles qui se retrouvent peu dans la nature. On voit que plus on va vers la complexité, plus le calcul exact des effets devient hors d’atteinte. On ne peut plus alors parler de lois ou d’équations réglant les effets sur les différents corps qu’avec des pincettes, et en indiquant les marges d’erreur quand on peut encore les calculer. Bref, on rentre dans le domaine de la probabilité et cette probabilité n’est pas toujours supérieure à 8 contre 2, ce qui n’est pas si bon. On entre dans le domaine de la biologie.

Néanmoins, la Méthode scientifique reste toujours pertinente dans ce domaine, surtout en biochimie. On peut observer, on peut faire des expériences (pas toujours mais souvent) et on peut faire des déductions avec souvent une très bonne probabilité même si ces résultats n’auront jamais l’autorité indiscutée d’une solution mathématique. Les domaines où la Méthode commence à être vraiment discutable et parfois nuisible sont les domaines situés dans la zone grise, à l’intersection de la science et de l’art, comme la médecine, l’agronomie, la climatologie ou la police dite scientifique. Au-delà, elle est entièrement inutile et propice à toutes les aberrations de la pensée. C’est pourquoi, naturellement, instinctivement pourrait-on dire, car on avait encore de l'instinct à cette époque, les savants et philosophes des temps anciens n’appliquaient jamais cette méthode à tout ce qui touche l’humain. La complexité devient bien trop élevée, irréductible, absolument hors d’atteinte, les interactions devenant en pratique infinies.

Il n’y a donc aucun sens à appliquer la méthode scientifique aux sciences humaines et pourtant l’homme l’a fait, sans surprise, puisqu’on peut être sûr qu’il fera un jour ou l’autre tout ce qui est à portée de son imagination. Les premiers à avoir commis cette perversion de l’esprit de la méthode sont des philosophes allemands. Même la Critique de la Raison Pure de Kant, bien que concluant finalement que la Méthode scientifique est inutilisable dans la plupart des domaines d’études (Kant le dit évidement autrement, ou ce ne serait pas un philosophe allemand) est un exemple fascinant de l’utilisation dévoyée de la méthode : il lui faut en effet utiliser la Méthode scientifique et deux cent mille mots pour dire ce qu’il aurait pu intuitivement formuler en vingt.

Même la littérature qui traite fondamentalement du rapport d’un esprit particulier avec le monde, et qui doit donc gérer un million, un milliard, une infinité d’interactions, n’a pas échappé à cette présomption délirante. On pourrait croire qu’ils se seraient contentés d’appliquer la Méthode où elle a sa place : lois de la grammaire de la syntaxe ou de la phonétique. Mais ils ne se sont pas arrêtés là. Une bonne partie de l’enseignement des grands auteurs laisse croire aux élèves que les textes sont essentiellement des sortes de rebus mystérieux qu’on peut et doit résoudre par l’examen minutieux et la logique. Dans ce cadre de pensée, le hors-texte devient l’essentiel car il est beaucoup plus facile de raisonner selon la méthode « scientifique » sur du hors-texte pour la première raison qu’on est libre d’y mettre tout ce qui ira dans le sens de la démonstration et de ne pas voir tout ce qui pourrait aller à l’encontre et la seconde qui est que ce commentaire est précisément fait pour la Méthode. L’objectif est donc de construire un corpus de gloses diverses autour du livre qui lui sera analysable et déductible logiquement. On en est arrivé à un point où pour certains commentateurs académiques, universitaires ou pas, le seul texte qui vaille en littérature est l’immense masse de spéculations généralement invérifiables dont ces messieurs-dames ont cerné, serré, étranglé le véritable texte. Cela me fait songer à ces mathématiciens et autres physiciens naïfs qui, tout éblouis par la splendeur de l’échafaudage conceptuel qu’ils ont construits autour des objets réels afin de les décrire, de les mesurer avec une précision toujours plus grande, finissent par ne plus voir que cela, par prendre le simulacre pour l’objet. Ils ne réalisent plus que cet échafaudage, aussi élégant soit-il (les scientifiques adorent ce mot, je ne sais pas pourquoi), aussi utile et grandiose soit-il, n’est justement que cela.

Que l’auteur ait laissé des blancs dans son texte est une certitude mais les commentateurs sans vergogne s’y engouffrent en estimant que c’est leur devoir de révéler ces blancs comme s’il s’agissait d’une encre sympathique. En fait, c’est un contre-sens. Aussi incroyable que ça semble, quand un grand auteur (si on étudie un auteur, c’est une façon d’admettre qu’il est grand, donc talentueux et compétent d’une façon très supérieure à la moyenne, y compris celle des universitaires qui l’étudient) laisse des blancs, c’est pour qu’ils restent blancs. Ou disons-le autrement, pour que le lecteur individuel les remplisse, les investisse, non pas avec sa raison raisonnante mais avec tout son être. Si l’auteur a laissé des blancs, ce n’est pas pour que des cuistres les noircissent de leur considérations, aussi élégantes ou intelligentes puissent-elles être. Faire cela, c’est de la présomption, c’est même de l’usurpation. Le grand écrivain connaît mieux que personne son livre, y compris celui ou celle qui passera quarante année de sa vie à décrypter son livre avec loupe et peigne fin. C’est bien normal, ce livre, comme le dit Flaubert plus comiquement, c’est lui. Il sait donc mieux que quiconque ce qui doit être dit et ce qui doit rester tu. Au mieux le commentateur du hors texte sera bénin ; au pire, il sera nocif. Mais il sera toujours à côté de la plaque.

Naturellement ce trouble profond né de l’ignorance de ses propres limites (et ce n’est pourtant pas faute d’avoir été averti) ne s’est pas arrêté aux commentateurs, universitaires, critiques et autres. Il a bien évidement déteint sur les écrivains eux-mêmes. Stupéfiant le nombre d’écrivains, de vrais auteurs pourtant, ou qui l’ont été, qui finissent par prendre le hors texte pour l’essence même de leur livre et n’écrivent en fait plus que des commentaires du livre qu’ils auraient dû écrire et qu’ils n’ont pas écrit (ce détail leur échappe aussi).

Je veux prendre un exemple illustre de ce que j’avance avant de terminer. Un seul suffit. Et je vais donc choisir le plus grand écrivain de la seconde moitié du vingtième siècle, au moins pour le potentiel, pour les forces déployées, et peut-être même, j’hésite encore, pour ses réels succès littéraires. Je vais donc parler de Gene Wolfe. Vous me direz qu’il n’est pas si illustre que ça. C’est vrai : disons que je fais un pari sur la postérité mais un des paris sur le futur les plus faciles à gagner que j’ai fait dans ma vie, tant il dépasse ses collègues de la tête et même parfois des épaules. Pour ce qui est de la célébrité ou de la reconnaissance, il est évident que son principal tort aura été d’œuvrer dans la science-fiction et le fantastique, deux genres réservés jusqu’à récemment, en dehors de quelques très rares exceptions, aux demi-portions littéraires, aux auteurs pour rire. Mais pour ce qui est de l’aboutissement proprement littéraire, sa principale erreur aura été finalement de prendre le hors texte pour la question principale. Il s’est progressivement laissé embrigader dans la mouvance générale. Au début de sa carrière ou disons un peu avant le milieu, il écrivait des textes absolument remarquables, mais toujours énigmatiques. Son roman La Cinquième Tête De Cerbère, par exemple, est un puzzle d’une ingéniosité considérable — aucune raison d’en douter — un peu comme le second Alice de Lewis Carroll, mais à la puissance quatre. Le piège, c’est que la beauté de ce livre ne vient pas plus de ce gigantesque puzzle que celle d’Alice ne vient de la partie d’échecs. Les adeptes de la Méthode sont persuadés que c’est en résolvant la partie d’échec ou le puzzle de quatre-vingt mille pièces de Wolfe qu’ils comprendront le texte. C’est une erreur. À la limite, j’oserai même dire que leur résolution n’a aucun intérêt. Il est possible en fait qu’il n’y ait aucune solution logiquement satisfaisante et cela ne changerait rien. La vérité dans la littérature n’a jamais été dans la logique. Elle se trouve dans sa poésie. Pas la poésie qui nous parle des petites fleurs et des gentils oiseaux, simples ornements dans un coin du tableau, mais cette musique qu’on ne peut entendre avec les oreilles et qui connecte un esprit à un autre. Et la poésie, comme dit Lautréamont qui s’y connaissait, est affaire de tous. De tous les phénomènes physiques ou métaphysiques se produisant à travers l’âme humaine : instinct, sens, sensibilité, imagination, mémoire, raisonnement, expérience, rêve. Jamais par un.

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