vendredi 29 décembre 2023

Magma de Christian Vander : pourquoi chercher loin ce qu’on a chez soi ?

           
Vander en pleine action

    

    Mon histoire avec ce groupe de rock français remonte à une première mention anodine, qui m’était faite par un copain dont le père était gérant d’une discothèque, et donc bien plus versé que moi dans l’art moderne musical : « Magma, tu devrais l’écouter » me dit-il. Je n’en fis rien, n’ayant alors aucun goût pour la musique, toute la musique, y compris l’art moderne musical. Je ne plaisante pas. C’est tout de même mieux comme appellation que rock français puisque ce groupe n’a par bonheur rien à voir avec le rock français (il faudrait presque mettre des guillemets à rock ici, à moins que ce soit français qui détone). Christian Vander, son âme et son leader, est en fait le rock français presque à lui tout seul, tant il dépasse tout ce qui a pu se faire dans ce pays en matière de rock pendant, au moins, quatre décennies. Comme il n’y a pas d’histoire du rock français avant lui, très peu pendant et guère plus après (si on excepte quelques très rares musiciens de valeur comme les Jack the Ripper par exemple), il a dû créer cette histoire à partir de rien ou presque, comme une sorte de Prométhée déchaîné.
    Il est donc étrange que j’aie mis tant de temps à découvrir cette musique, finalement bien de chez nous, et même bien de chez moi, comme j’ai pu le découvrir beaucoup plus tard. Cela tient à une série de circonstances et de coïncidences assez singulières pour être rapportées.
    Quand j’ai commencé à m’intéresser à la musique, c’est-à-dire à autre chose que les tubes en boucle de la radio, Vander était alors dans ce hiatus marécageux des années 80/ 90, où il ne semblait plus savoir ce pour quoi il était fait, à savoir Magma et rien d’autre, cette éruption créatrice bouillante qui n’a pas son pareil, qui n’est ni vraiment du rock, ni du jazz, ni du classique, mais tout ça ensemble. J’avais entendu un de ses morceaux à la radio sur des paroles aux sonorités francophones et ça ne m’avait vraiment pas beaucoup impressionné, une sorte de jazz-rock limite variétoche rondement mené, style Al Jarreau pour ceux à qui ce nom parlerait encore, comme il s’en faisait à la pelle. Pourtant, ce copain dont j’ai parlé m’avait déjà assez briefé sur Magma pour ne pas que je puisse douter que c’était le grand groupe français, peut-être le seul qui méritait d’être écouté. Le seul problème est que je n’étais jamais tombé sur le bon album ou le bon morceau, celui qui est fait pour vous, celui qui vous fait comme une illumination dans la tête.
    Des années plus tard, j’ai entendu deux morceaux merveilleux mais sur une radio qui avait l’habitude de ne presque jamais dire quelle musique passait sur ses ondes. J’ai eu la présence d’esprit de les enregistrer (il y avait encore des radiocassettes à l’époque) en me disant que je finirais par identifier quel(s) génie(s) en étaient l’(les) auteur(s). J’hésitais en effet si c’était une création individuelle ou collective. Finalement, à force de me les repasser, je décidai qu’il y avait deux chanteurs nettement distincts et que donc il devait s’agir d’un groupe. Le reste de ma conclusion semblait aller de soi après ce que je vous ai dit un peu plus haut. En fait, non. D’abord, le problème était de déterminer la langue utilisée. Je pouvais reconnaître quelques mots d’anglais — du moins en apparence (plus tard, j’ai su que la phonétique était ici particulièrement trompeuse) — possiblement quelques mots allemands (je ne connais pas cette langue mais ça y ressemblait) mais à coup sûr rien de français. Je commençai donc mon enquête au rayon krautrock et groupes rocks anglo-saxons à tendance jazzy ou progressive, évidemment sans le moindre résultat (rien ne ressemble, je vous dis, à cette musique). Comme la langue utilisée était très incertaine, et pour tout dire franchement louche, j’ai fini par émettre l’hypothèse que c’était une langue inventée, style esperanto, ce que certains musiciens peu littéraires apprécient, ce qui n’est pas une mauvaise idée vu qu’on préférerait souvent ne pas comprendre les paroles des morceaux même les plus beaux (et cette critique n’est pas réservée au rock, loin de là, essayez donc les livrets d’opéra). Et je savais aussi, grâce au copain déjà mentionné, que Magma avait son propre langage, le kobaïen. Je suis donc arrivé au fort soupçon que ce pourrait être Magma tout compte fait. J’allais donc écouter quelques morceaux du dit groupe dans une discothèque évidemment gratuite. On pourrait croire que l’histoire s’arrête là. Eh bien toujours pas. Je n’arrive pas à me souvenir précisément quel morceau ni même quel album j’ai choisi. Certainement un des deux premiers ou peut-être même le début de Mekanïk. Ça n’a pas fait tilt, en tout cas. À mes oreilles, c’était trop différent de ce que j’avais enregistré (je n’ai absolument pas la mémoire des mélodies, même les plus simples, ce qui peut expliquer en partie cela). Et trop brouillon aussi par rapport à l’achèvement, à la puissance tellurique mais aussi à la grâce séraphique qui imprégnait la musique de ma vieille cassette, même avec les grésillements et les trous. J’ai donc éliminé Magma de ma liste et continué ma quête vers les destinations les plus improbables, sans résultat, inutile de le préciser.
    Encore des années plus tard, en fait juste de retour de l’armée, je suis tombé sur une vieille rediffusion d’un concert ou plutôt d’un extrait de concert de Magma. Assez bizarrement, car les morceaux joués n’étaient pas du tout ceux que j’avais enregistrés — le concert était certainement antérieur — mais j’ai de nouveau eu un flash. Cette fois, j’étais à peu près sûr d’avoir trouvé. Sans doute est-ce de voir jouer (et parfois chanter) Vander en chair et en os qui m’a fait réaliser qu’il était impossible que ce soit un autre qui ait écrit et joué mes deux morceaux inconnus. Après, le reste a été plus simple. J’ai fouillé cette fois systématiquement dans la discographie du groupe et j’ai trouvé le morceau au titre clef : Dondaï (que mon oreille traduisait à tort comme Don’t Die, titre insolite au vu de l’ambiance pour le moins tonique mais néanmoins possible). Le second morceau était le premier de l’album, le bien nommé Seven Minutes. L’album était le sous-coté Attahk.
    Rétrospectivement, je peux déterminer certains paramètres qui m’ont fait si longtemps rôder autour de la solution sans trouver. Le premier obstacle est mon fort préjugé contre tout ce qui sort de notre beau pays en matière de rock, pop ou comme il vous plaira de l’appeler. Le second est un autre préjugé que j’avais concernant plus particulièrement Magma, une sorte de bande de tout fous, folkloriques en diable, avec amulettes, sabots et foulards à fleur. Et effectivement, il y a de ça dans ce groupe, du moins première mouture ; je ne pouvais pas m’imaginer que quelque chose d’aussi bon puisse sortir de ça. Enfin, la pochette est juste hideuse, ce qui m’a sans l’ombre d’un doute tenu à l’écart de cet album (à tel point que j’ai retourné la pochette pour ne plus la voir).
    Mais mon histoire avec ce groupe, faite de rendez-vous manqués et de surprises très réussies, ne s’arrête pas là. Encore bien des années plus tard, alors que j’avais déjà vu plusieurs fois Vander et ses divers groupes en live, que je commençais donc à bien reconnaître le bonhomme, physiquement parlant, et alors que je passais en voiture dans une toute petite ville d’un département désert (l’un des plus déserts et des plus désertés de ce pays), je vis déboucher d’un large porche un petit homme costaud et velu comme un ours qui ressemblait comme deux gouttes d’eau à Christian Vander. En fait, il lui ressemblait tellement que j’en suis venu rapidement à me dire que c’était lui, vu qu’un spécimen pareil ne doit pas se trouver en beaucoup d’exemplaires. Imaginez toutefois ma stupeur : croiser un de vos artistes préférés à Paris, à Genève ou à Monaco, c’est une chose, mais le croiser ici-même, où je vivais (à quelques dizaines de kilomètres en fait), dans une de ces destinations dont on ignore l’existence avant de s’y retrouver, c’en est une entièrement différente. Afin de m’assurer que je n’avais pas rêvé, je fis quelques recherches et découvris que Vander était né dans le même département, non loin de la petite bourgade où je l’avais aperçu et que c’était probablement l’entrée de sa maison que j’avais vue. Des années plus tard encore, un collègue qui se trouvait être dans une vie précédente batteur professionnel (pour un forestier, quel cursus !) me confirma que c’était bien le cas et qu’il semblait à peu près connu comme le loup blanc dans la région.
    Ainsi donc, durant tout ce temps, j’avais cherché très loin ce que j’avais toujours eu à portée de main. Une histoire édifiante, n’est-ce pas ?



    Ma sélection des œuvres de Magma ou Christian Vander, composée du plus et du moins recommandable, par ordre chronologique :
    Les plus :
    Khöntarkhöz de 1974 : de très beaux et longs passages, surtout instrumentaux, avec Jannick Top à la basse ; à noter aussi pour la première fois si je ne m’abuse l’influence notable et peu citée de Messiaen sur Vander, et ce n’est pas la dernière fois qu’il se souviendra de notre dernier grand compositeur « savant ».   
    Attahk de 1978 : celui qui m’a fait aimer cette musique ; quatre morceaux extraordinaires sur sept, malgré une prise de son qui ne les met pas vraiment en valeur (et pas seulement sur ma cassette).
    À tous les enfants, 1995 (la famille Vander sans Magma) : réorchestrations de comptines populaires : « j’ai du bon tabac », « à la claire fontaine », « dodo, l’enfant do » (le contraire absolu d’une berceuse celle-ci), etc. ; pas sûr que les enfants aient été ravis de la transformation à en juger par les réactions en concert mais le résultat est tout à fait impressionnant.
    K.A. de 2004 : le premier album, déjà très bon, de Magma post hiatus. À partir de ce disque, Vander, comme le perfectionniste qu’il est, se donne pour mission de reprendre l’ancienne matière de ses jeunes années, bouillonnantes mais très inégales et d’en faire une musique mieux polie, polie comme un joyau brut qu’on polit. Mais en route il est évident que son projet de départ a gagné en ambition et au final, il s’agit plus d’une réécriture véritable où il développe l’essentiel, supprime le superflu et termine les anciennes compositions laissées inachevées ; très clairement les qualités de compositeur et d’arrangeur de Vander ne se sont pas perdues, loin de là. Cet énorme travail de rétrospective critique est une grande réussite, sans doute la réussite majeure de sa carrière musicale.
    Ëmëhntëhtt-Rë de 2009 : peut-être le meilleur album de Magma toutes époques confondues, ou en tout cas le plus parfait et le plus typique du son « Magma » des années post vingtième siècle. Pas grand-chose à redire. Le morceau Hhaï dans cette version semble un hommage flagrant et donc délibéré au morceau final de Et Expecto Resurrectionem Mortuorum de Messiaen (vers 1960).
    Félicité Thösz de 2012 : des morceaux assez brefs, excellents, y compris celui chanté en français. Le plus classique des albums de Magma dans son style. Un vrai bain de fraîcheur ! De nouveau, l’influence majeure est celle des derniers grands compositeurs français « classiques », Poulenc peut-être, Debussy sans doute, à coup sûr Messiaen. J’ai l’impression qu’on a affaire à du matériel neuf, pour l’essentiel.

    Les moins :
    Merci de 1984 : ne sonne plus comme Magma bien qu’il garde le nom, avec néanmoins un beau titre à sauver : Eliphas Levi.
    Offering, disques 1&2 de 1986 ; tout n’est pas mauvais dans ce nouveau groupe de Vander, très propre sur lui, mais quelle perte d’originalité ! Meilleur par la suite.
    Christian Vander Trio (les années 90) : du jazz sérieux et respectable, donc soporifique.




lundi 25 décembre 2023

Le grand noir tombé du ciel et autres voyageurs insolites : genèse et révélations

 

Jaquette du livre broché




    Ce recueil est, selon mon décompte, le dix-septième livre que je publie mais celui que j’ai écrit en premier, de très loin, en ce qui concerne le gros de la matière. En cette fin d’année de 2023, ou parfois un peu avant, je n’ai eu à procéder qu’à un très léger toilettage pour la majorité des textes, au nombre de vingt-cinq, sauf quelques exceptions où je peux estimer avoir apporté un changement substantiel. Les plus précoces doivent remonter au tout début des années 90, c’est-à-dire il y a des siècles, mais je me suis aperçu que j’étais toujours d’accord avec moi-même sur l’essentiel si tant est qu’on puisse dire que je suis réellement le responsable de l’idée de ces textes (je n’en suis toujours pas sûr).
    Mon but original était des plus grossiers : faire rentrer dans un recueil cohérent la plupart des nouvelles que je n’avais pas déjà publiées, exceptées sur mon blog ou d’autres sites à faible durée d'impact (deux ou trois textes ont toutefois été inclus dans mes précédents recueils, à peu près introuvables aujourd’hui). J’ai exclu les novellas, que j’ai l’habitude de publier à part car elles relèvent toutes de la science-fiction, généralement très pure, alors que mes nouvelles plus courtes, allez savoir pourquoi, sont tout sauf ça (si on excepte parfois une vague teinture futuriste souvent plaquée après coup). En cours de route, je me suis aperçu que le thème dominant qui ressortait de ces récits, sans parler de leur ambiance fantastique commune de toute façon à l’ensemble de mes productions littéraires, était le voyage et que ce thème était encore plus palpable dans ce que j’appelle mes petites proses poétiques qui datent à peu près de la même époque : j’ai donc eu l’idée d’adjoindre toute une série de poésies, ce qui me permettait aussi d’obtenir un livre d’un volume assez honorable. Quant au fait, évident en soi, que la poésie n’est vraiment pas un gage de succès d’édition, cela ne m’a pas longtemps gêné vu que je suis mon propre éditeur et que le commerce n’est pas pour moi, jusqu’à présent, une question de subsistance.
    La transition entre la première partie consacrée aux récits et la seconde comprenant les poésies était facile à trouver puisque la seconde commence là où se termine la première, à peu de choses près. Le titre devenait alors évident puisque Abe Tsumbo est chez moi le voyageur par excellence, un voyageur clairement tombé du ciel. C’est donc, vous l’aurez compris, un des tout premiers personnages que j’ai imaginés et celui auquel j’aurais finalement consacré le plus de textes (cinq si on compte Les Voyages d’Abe Tsumbo pour la somme de deux longs récits indépendants, ce qui est en fait le cas).
La partie « récits » est assez simple : il s’agit de nouvelles assez classiques dans leur forme sauf une, L’ange qui apparut à Jonas (un grand voyageur au moyen de locomotion le plus insolite de la Bible), que j’ai incluse dedans mais qui aurait probablement pu tout aussi bien convenir à ma seconde partie.
    La partie « poésies » mérite sans doute un peu plus d’explications. Personnellement, j’ai beaucoup de mal à distinguer entre prose et poésie. J’ai tenté d’expliquer dans cet article-là ce qui est l’essence de la poésie, sa véritable musique, et qui n’a évidemment pas l’ombre d’un lien avec le nombre de pieds ou l’art dérisoire de la rime. Néanmoins, conscient que beaucoup n’ont pas ma largeur de vues, j’ai rangé tout ce qui avait des vers, classiques, blancs ou libres, des versets, ou dont le récit par trop bref omettait soit le début soit la fin soit le milieu, dans la partie « poésies ». Et encore, cela n’explique pas pourquoi j’ai considéré que Tu’Es’Roc, par exemple, n’était pas un « récit » mais une « poésie ». Peut-être parce qu’il semble un poil trop énigmatique (même pour moi). Disons-le clairement, certaines de ces poésies, de ces petites proses poétiques, sont des rêves, de ceux qu’on a en dormant, et je n’en ai pas plus que le lecteur les secrets de fabrication. Ou pour être plus exact, ce sont des traductions littéraires de rêves, dont le tissu est naturellement beaucoup trop subtil pour être dicible, réductible à des mots. Freud a bien sûr le droit de chercher une signification aux rêves mais la mesquinerie de ses obsessions personnelles et l’intérêt de sa profession conjuguées ont transformé ces mystérieux aérolithes de la psyché en des objets d’études ridicules. Oh, tous les rêves ne valent pas la peine de l’écrivain, loin de là, tous ne volent pas haut. Mais quand il vous en arrive un de ces bolides éclatants qu’on dirait venus du ciel, ce serait une faute majeure pour un artiste de ne pas au moins essayer de l’apprivoiser, d’en faire une créature quelque peu présentable, sinon domesticable.
    Certains des textes inclus dans ce recueil ont eu une genèse compliquée, basée sur de très anciens textes (à l’échelle d’une vie humaine) et ne doivent leur achèvement qu’à une de ces révélations récentes mentionnées dans le sous-titre humoristique de cet article. C’est tout particulièrement le cas de Desseins éternels, dont j’ai donné la ou plutôt les clefs ici. Un autre est Passant d’enfer, dont la guerre en Ukraine, événement très actuel donc, a nettement changé le cours, qui disparaissait autrefois sans jamais atteindre la mer (je ne pouvais prévoir que j’aurais la fin, le débouchement du récit, des décennies plus tard). D’autres textes, la grande majorité en fait, ont bénéficié d’un accouchement rapide et sans douleur ; généralement, ce sont ceux qui ont le moins besoin de retouches.

Le livre est disponible ici.