dimanche 10 septembre 2023

La poésie à son coeur


"Je suis le saint, en prière sur la terrasse, comme les bêtes pacifiques paissent jusqu'à la mer de Palestine.

Je suis le savant au fauteuil sombre. Les branches et la pluie se jettent à la croisée de la bibliothèque.

Je suis le piéton de la grand'route par les bois nains; la rumeur des écluses couvre mes pas. Je vois longtemps la mélancolique lessive d'or du couchant.

Je serais bien l'enfant abandonné sur la jetée partie à la haute mer, le petit valet suivant l'allée dont le front touche le ciel.

Les sentiers sont âpres. Les monticules se couvrent de genêts. L'air est immobile. Que les oiseaux et les sources sont loin ! Ce ne peut être que la fin du monde, en avançant."


J'ai mis cet exemple de poésie en exergue de cet article traitant de la poésie, le coeur de tout art véritable, parce qu'il évite tous les poncifs ordinaires de la poésie : il n'a pas de strophes, pas de vers, pas de pieds, pas de rimes et cependant est incontestablement de la poésie la plus pure. En effet aucune de ces caractéristiques n'est nécessaire à la poésie. On peut faire de la (mauvaise) prose en croyant faire de la poésie, comme Le Bourgeois Gentilhomme de Molière ou faire de la poésie en prose comme Rimbaud. Il n'y a aucune différence fondamentale entre Le Bateau Ivre -- alexandrins classiques rangés en quatrains -- et la prose poétique des meilleurs poètes. Les vers, les pieds, les rimes, ne sont que des détails, de choix formels, des règles qu'on se donne, des moyens pour atteindre un but. Le but de la poésie est de produire un chant intérieur, une musique mentale qui ne peut s'écouter avec les oreilles ou se chanter avec des cordes vocales (vous pouvez la réciter, la chanter, la mettre en musique, mais ce n'est plus la musique du poème). C'est cela son coeur.

Ces versets -- appelons les ainsi -- sont particulièrement purs car ils ne narrent aucune histoire. Il est tout à fait possible de raconter une histoire sous forme poétique -- j'en donnerais un exemple personnel plus loin -- mais ce n'est pas le cas ici. Le seul fait de raconter une histoire oblige en effet à un ordre logique que l'on résume généralement ainsi : un début, un milieu, une fin, et donc à un mécanisme mental rationnel qui est étranger à la poésie. Cela oblige aussi à donner un certain nombres d'explications plus ou moins habilement glissées lors de la narration (ou avant ou après pour les médiocres narrateurs). La poésie n'a que faire de la logique, de la rationalité, des explications très sottes ou très savantes. Les romans, les contes, les chants d'Homère ou de Dante sont de la poésie très diluée quand ils sont bons et je ne parle pas des mauvais. Certains poèmes même bons, comme on en trouve beaucoup (trop) chez Hugo, sont également de la poésie diluée, et pas toujours avec la meilleure eau ou encre.

Chacun a ses poèmes, ses vers préférés, pour des raisons qui ne sont pas plus aisément analysables que les poèmes eux-mêmes.

La poésie qui précède -- car c'en est assurément une -- fait partie de mes préférées. Ce ne sont pas des vers, plutôt des versets, des versets profanes pourrait-on dire. Ils constituent le chapitre V du poème en prose intitulé Enfance, qui lui même fait partie du recueil de poésies en prose et en vers libres intitulé par Verlaine Les Illuminations (Couloured Plates qui est le vrai sens que Verlaine, et Rimbaud?, avaient dans la tête).

Chaque verset synthétise très concisément, c'est-à-dire par des associations mystérieuses d'images qui font toujours mouche, un aspect de la personalité et de la vie de son auteur. La concision est d'ailleurs une de marques les plus sûres de la poésie véritable qui se veut par nature, intense, concentrée, essentielle.

Le premier parle de l'appel métaphysique, très fort chez Rimbaud, quoique jamais vraiment suivi, sinon peut-être sur son lit de mort.

Le second parle de son côté "savant", de son désir de faire des découvertes "alchimiques" et de la claustration volontaire qui en découle.

Les troisième, quatrième et cinquième parlent tous du (grand) voyageur Rimbaud en indiquant une progression vers des contrées de plus en plus lointaines, vierges, sauvages, inconnues, assurément dangereuses, probablement mortelles. A noter que le quatrième est le seul des cinq a se référer à une enfance, titre du poème, celle de l'auteur.


Voici maintenant une courte histoire poétique de mon cru, un poème en prose donc, dont je ne donnerais aucune explication car le seul fait qu'il s'agisse d'une histoire implique que toutes les explications nécessaires à sa compréhension sont fournies dedans. Contrairement au poème de Rimbaud, il n'est pas précisément autobiographique : inutile donc de m'intenter un procès.

Le titre que je lui ai donnée est Fille Publique

On dit qu’il ne faut pas laisser les soldats oisifs. C’est sûrement vrai. Un jour donc, j’étais soldat et ne savais que faire de mon temps libre. Comme souvent, je traînais dans la vieille ville, là où les rues deviennent si étroites et les maisons si hautes que le soleil n’y atteint pour ainsi dire jamais le fond. Je croyais bien connaître le quartier, je me trompais. Suivant une calle sans issue, je débouchai soudain dans une cour ensoleillée. Les maisons semblaient de belle fabrication et ne ressemblaient pas à un cul-de-sac. Pourtant les façades autrefois cossues étaient lépreuses et les ordures fleurissaient les trottoirs : je ne le vis pas. Des femmes au teint sombre, vagues formes affaissées, m’épiaient en tricotant depuis leurs balcons ombreux : je ne les regardai pas. Il n’y avait plus que Nina. Était-elle nouvelle dans le quartier ? Je supposai à sa blondeur irréelle qu’elle avait au moins quelque origine lointaine. Comme elle était éblouissante sous le soleil d’été ! Son âge semblait plus problématique mais quoique d’air farouche, elle me prit la main et ne la lâcha plus. Je la suivis donc sous un grand porche sombre qui menait à un couloir obscur qui lui-même conduisait à un étroit escalier de bois mal éclairé. En gravissant les marches, je vis que les murs étaient de contreplaqué. Elle me guida dans une chambre aveugle et triste, éclairée d’une ampoule nue, où je lui fis part de mes doutes. C’était un peu tard. Elle avait placé mes mains sur sa peau très douce et déboutonnait ma chemise avec beaucoup de soin. « Est-ce que c’est de la soie ? » me demanda-t-elle en caressant le tissu et ma poitrine par la même occasion. Tout comme ses yeux, ses questions étaient toujours sérieuses. Elle me demanda ce que je faisais, pourquoi j’étais ici et si le salaire en valait la chandelle. Nina n’était pas une fille légère. Elle n’avait rien de lascif ou de vulgaire. Elle était pourtant douce et chaude et lisse comme un petit pain au lait sortant du four.

Ses doigts agiles explorant mon pantalon trouvèrent ce qu’ils cherchaient et sortant mon portefeuille en tirèrent trois billets qu’elle me montra bien en face. Le premier fut pour sa peine, le second pour la chemise de soie présumai-je, et le dernier fut remis à sa place. Immobile, je la laissai faire. De sa main libre, elle chassait les mouches ou se grattait le genou ; parfois, elle me lançait un coup d’œil et fronçait un peu plus le sourcil à mesure que l’horloge tictaquait. Nina était honnête et de bonne volonté. Ayant essayé plusieurs tactiques et n’ayant pas ménagé ses efforts, elle dut se rendre pourtant à l’évidence : j’étais pour elle une cause perdue. Elle me rendit mon second billet et l’air toujours aussi sérieux, m’adressa dans sa langue cet ultime salut : « hasta maňana joli soldat, et la prochaine fois, viens avec tes munitions ».


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