lundi 14 août 2023

Non-éloge de la folie

Aquarelle sans effets spéciaux ou autres photoshopages, à base de noir (gris de Payne en fait)


   Un des titres les plus paradoxaux et mal indiqué de toute la littérature est Éloge de la folie d’Erasmus. On me dira qu’il s’agit d’une satire. Mais le titre est mal choisi ; cela aurait dû être "Éloge de la bêtise" car la folie n’a rien à voir avec le sujet du Flamand. La folie comme figure de style donc ou pire, comme recette de voyance ou méthode transcendantale, est beaucoup trop répandue, particulièrement chez les intellectuels. Chez trop de littéraires, de poètes, de philosophes, de théologiens, même aussi intelligents que l’auteur flamand, folie, de même que démence, est devenu un mot fourre-tout, sorte d’auberge espagnole, sans véritable rapport avec la chose, un simple tour de vis (ou vice) rhétorique.

La folie, la vraie, celle dont il sera question dans cet article, n’a rien dont on puisse faire l’éloge, même pour rire. Et comme la plupart des événements destructeurs, elle n’est pas un processus linéaire. On peut raser un édifice en commençant par le toit puis en descendant les étages progressivement jusqu’aux fondations, un peu comme dans le phénomène de l’érosion. Mais même dans ce dernier cas, d’ailleurs plutôt théorique concernant les destructions de main d’homme, la falaise finit par s’écrouler d’un coup d’un seul. Comme dit Hemingway en parlant de tout autre chose, cela s’est passé d’abord progressivement puis soudainement. Pour détruire cet édifice, vous pouvez aussi placer des charges explosives sur quelques piliers de soutènement bien choisis dans le sous-sol et tout s’écroulera en une fraction de seconde. C’est cette seconde image que j’aimerais que vous gardiez quand vous pensez à la folie. La santé mentale d’un homme ne dévolue pas de A, le zénith de la santé mentale, jusqu’à Z, son nadir, en passant par toutes les lettres de l’alphabet. De plus, comme la psyché humaine est de la matière vivante, le processus ne va pas toujours dans un seul sens, bien qu’à ma connaissance, on n’ait rarement vu un aliéné au dernier stade retrouver sa pleine santé mentale, pas plus qu’un tétraplégique ne récupère l’entier usage de ses quatre membres et de ce qui se trouve entre les deux du bas. Peut-être y a-t-il eu, à une époque lointaine et à jamais disparue, de telles guérisons miraculeuses — il en est beaucoup question dans un certain livre ayant trait aux faits et gestes d’un certain quidam de Judée — mais ce n’est pas pour rien qu’on les qualifie de miracles, qui sont ou bien des suspensions temporaires des lois physiques naturelles ou plus vraisemblablement des cas limites, où le miracle tient en fait à une convergence exceptionnellement bienveillante de facteurs naturels.

Je vais commencer par le plus facile, à savoir énoncer ce que n’est pas la folie. Et comme la folie n’est jamais mieux descriptible que par son stade ultime, le nadir de la santé mentale, c’est celui que je prendrai toujours pour référence et comme étalon de véracité et donc, par opposition, de fausseté.

La folie n’est pas une dépression, même sévère, ce n’est pas un désordre bipolaire ni d’ailleurs tout un tas de désordres contemporains munis de termes savants, ce n’est pas d’être luné en bien ou en mal, lunatique au sens français du terme ou de se prendre pour un loup-garou ou n’importe quel autre personnage de son goût. En effet, cavaler dans les bois en hurlant à la lune n’est certes pas un grand signe de maturité mentale mais on est encore très loin de la folie authentique. La définition de la folie d’Einstein, si c’est bien de lui, est une aimable plaisanterie : presque tout le monde serait fou, un jour ou l’autre, si c’était de recommencer sans cesse la même action en espérant un résultat différent. Le fou, précurseur de génie, comme je l’ai déjà dit, est une autre plaisanterie, bien plus stupide que drôle, devenue presque un lieu commun : cela reviendrait à dire que la folie apporte un supplément d’intelligence ou de sensibilité alors que c’est précisément l’inverse. La folie n’est donc ni le génie, ni la sagesse, comme je l’ai lu bien trop souvent, ni le fanatisme ou l’extrémisme (peu importe lequel, je ne vais pas disserter là-dessus mais ce sont des montures très différentes). La folie n’est pas pittoresque : on ne voit pas le monde avec des couleurs flashy et des formes bizarres quoiqu’esthétiques, on n’a pas spécialement envie de porter un chapeau à cornes. Les fous ne sont pas amusants à côtoyer. Les handicapés mentaux ne sont pas fous ; ils sont juste très limités. La folie n’est pas caractérisée par la mélancolie et encore moins par la gaieté. Entendre des voix est un des symptômes les plus mineurs de la folie et ne l’est probablement pas du tout si ces voix expriment des pensées sensées ou fournissent des conseils raisonnables. J’ajoute qu’on ne guérit évidemment pas la folie par la chimie pharmaceutique ou par des procédés plus mécaniques comme ces chirurgiens du Moyen-âge qui se proposaient de vous extraire du crâne la pierre de la folie (il existe toujours de telles pratiques aujourd’hui mais sous d’autres noms) : la psyché humaine est infiniment trop complexe et donc hors de portée du niveau de connaissances qu’il faudrait pour se livrer à ce genre d’opérations avec un espoir de succès non nul. Le seul « remède » efficace connu actuellement, et cela depuis des lustres, est la camisole de force, qu’elle soit physique ou chimique. Mais c’est un remède pour la société pas pour le fou.

De meilleures pistes pour comprendre l’essence de la folie sont fournies très banalement par l’observation de la démence sénile quand on n’en est pas atteint soi-même. Une autre piste est ce qu’on appelle la maladie d’Alzheimer. On voit clairement dans ce dernier cas que la perte d’une seule de nos facultés mentales — apparemment suite à une dégénérescence de certaines cellules mémorielles — peut nous couper du monde qui nous entoure d’une manière importante. Mais même dans ce cas, la séparation du malade et de son environnement est loin d’être complète. Et j’en arrive à ce point à la caractéristique fondamentale de la folie : la séparation complète du malade du reste du monde. Le fou vit dans une bulle hermétique, pour lui, comme pour ceux qui l’entourent. Ce n’est certainement pas le résultat d’un choix mais d’une incapacité à percevoir le monde comme tout un chacun. Et il n’y a pas l’ombre d’un avantage à ça. Car ce n’est pas tant que vous voyez le monde différemment, mais c’est que vous ne le voyez plus du tout, ne le comprenez plus, ne le ressentez plus.

La perception du monde d’un fou peut se comparer très faiblement à l’impression éprouvée par un plongeur après un manque de dépressurisation du conduit de l’oreille interne. C’est trois fois rien, un tympan percé, un peu d’eau à la place d’air ou inversement mais la réception est radicalement changée. Quand il émerge des flots, le plongeur voit des vagues immenses se dresser autour de lui alors que la mer était parfaitement lisse un instant plus tôt et les rochers plats sur lesquels il essaie laborieusement de se hisser ressemblent à une falaise. Notre sens de l’équilibre, des horizontales et des verticales, tellement important dans la vie, se joue donc à si peu de choses ! Et ce n’est qu’un de nos sens. Imaginez maintenant que tous vos sens vous jouent des tours pareils. Et pire que ça, que votre entendement lui-même se mette à dérailler : que les mots que vous lisez ou que vous prononcez n’aient plus de sens, que les images qui atteignent votre rétine n’aient plus de sens, que les sons que vous entendez n’aient aucun rapport avec votre situation, que les connexions les plus simples cessent de fonctionner, que même vos propres émotions, si on peut encore les appeler ainsi, n’aient plus de sens. Alors le monde devient un chaos de signes abstraits incompréhensibles et indéchiffrables. Tout ce que vous croyiez si solide et évident devient mouvant, anarchique, obscur, insondable. Que pensez-vous que vous éprouveriez dans cette situation ? De la gaieté, la joie de l’exploration de l’inconnu, de la tristesse et de la mélancolie ? Non. Vous seriez pris par l’angoisse la plus terrible, plus insupportable que l’idée de mourir. Car l’idée de mourir et même la sensation de mourir est encore quelque chose que vous pouvez comprendre et supporter. Mais on ne peut supporter l’absence totale de sens, à tous les sens du terme. La mort est certainement préférable à cela. C’est ce que vous penserez si vous êtes encore en état de penser quoi que ce soit de sensé.


Maintenant, vous vous dites quel est cet inconnu qui du fin fond de son bois parle avec autant d’autorité d’un sujet où il n’a clairement aucune compétence. Bonne question. Mon CV n’a effectivement rien pour impressionner. Je n’ai aucun diplôme en médecine ou en para médecine ou en psychologie. En fait, je n’ai aucun diplôme supérieur dans quoi que ce soit. Pourtant la réponse est facile : comme souvent, je parle avec autorité des sujets que je connais le mieux. Et la meilleure connaissance n’est pas celle des livres (même si elle est très utile) mais celle de l’expérience. Que vaut un soldat passé par toutes les meilleures écoles d’officiers mais qui n’a jamais connu le champ de bataille de l’intérieur ? Pas grand-chose. La médecine praticienne n’est pas très différente du savoir-faire militaire. Dans les deux cas, il s’agit bien plus d’un art que d’une science. L’expérience, la longue pratique en conditions réelles, font toute la différence. Mais dans le cas du médecin des fous, il y a une difficulté supplémentaire qui est que les médecins ne sont pas aussi des patients (un médecin généraliste n’est pas lui-même exempt des maladies habituelles, un chirurgien doit lui-même se faire opérer de ci ou de ça, ce qui fait qu’il peut connaître l’envers comme l’endroit de la question ; ce n’est pas vrai d’un médecin des fous ou comme on dit poliment d’un aliéniste). Pour ce type de médecins, faire un séjour en hôpital psychiatrique n’est pas un baptême du feu car il manque le principal, la connaissance intérieure. Tout ce qu’il apprendra de la folie sera de l’observation clinique. Mais l’essentiel, ce qui se passe réellement dans la tête du fou, lui restera aussi fermé qu’une boîte noire. J’ai donc cet immense avantage sur les psys de savoir de quoi je parle, de l’intérieur.

Comment puis-je le savoir si je ne suis pas fou ? Par une chance rare, si on peut dire, que le destin m’a réservé, celle d’expérimenter cette folie que j’ai essayé de décrire durant toute la première partie de cet article, mais uniquement en rêve. J’ai fait ce rêve d’être fou durant des années et des années, environ une nuit sur deux, ou plus rien n’a de sens, où vous ne comprenez plus les concepts les plus évidents, les plus basiques, où votre propre identité en tant qu’individu, être pensant ou même créature vivante disparaît complètement, où le monde autour de vous et en vous n’est plus qu’un déferlement de signes abstraits plus incompréhensibles que du chinois. Un de ces cauchemars avec monstres est mille fois préférable que ce type de sensations, ou plutôt d’absence de sensations, exceptée l’angoisse.

Quand j’ai été guéri et que j’ai pu réfléchir un peu plus sereinement à cette période, j’en suis venu à l’idée que ces rêves ont été un moyen pour ma psyché de parer une attaque de folie en la détournant sur notre espèce de second moi, celui qui vit dans nos rêves. Que ma psyché a utilisé cette propriété bien utile de notre âme qui fait que le monde de l’éveil est presque entièrement étanche au monde du rêve. Et qu’elle a utilisé le fait que nous n’avons pas vraiment besoin de nos facultés mentales durant le sommeil, du moins beaucoup moins que durant notre période d’activité diurne. Plus précisément, ou plus prosaïquement, je suspecte que la faille béante qui s’est ouverte dans mon crâne vers l’âge de trois ou quatre ans (pour autant que je me souvienne mais cela pourrait être plus tôt) a été circonscrite à la partie des neurones qui ne servent pas au monde de l’éveil. Ou encore mieux, que mon cerveau s’est livré durant toutes ces nuits à un travail de réparation des connexions endommagées ou carrément manquantes. Et quand on fait ce type de réparations en informatique (non, je ne connais rien à l’informatique mais c’est ce qui ressemble le plus au système nerveux), de mise à jour importante, voire de reset, il est habituel, me semble-t-il, de couper toutes les applications non absolument nécessaires pendant ce temps. Mon cerveau ne s’éteignait pas puisque ce sommeil n’avait rien d’un coma (autant que je sache, je n’ai jamais été dans le coma) mais n’avait plus les fonctions minimales pour comprendre le monde, moi y compris. Puis au réveil ou un peu avant, il se rallumait dans ses fonctions normales… ou presque. La vérité est que durant toutes ces années, dix, douze peut-être, au minimum, j’ai continué à entendre des bruits impossibles longtemps après m’être réveillé de l’un de ces « cauchemars ». Et la folie me semblait toujours tapie dans ma tête, cachée dans un coin d’ombre, prête à bondir, me faisant éclater en mille morceaux.

Je suppose donc que tout cela a pris fin — provisoirement peut-être — quand mon cerveau a achevé ses travaux de réparation nocturnes. C’est une explication qu’on peut juger excessivement matérialiste mais qui possède des qualités et je serais très surpris si elle ne s’avérait pas au moins en partie juste. 

Maintenant, je me plais à imaginer que mes neurones fermaient leurs synapses par ici, envoyaient leurs tentacules exploratoires par là-bas, sans cesse cherchant un chemin vers l’autre neurone qui s’allumerait en vert. Et ainsi, nuit après nuit, des centaines, des milliers de nuits.

Autre article à propos de rêves : ici.

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