samedi 26 décembre 2020

Terraforming Mars: a matter of dream, not science

My own vision of terraformed Mars... but only in your dreams, young Cathy.

Painting by Isaac Fryxelius for Young's article


(This piece of mine originally published on Quillette was directly intended as an answer to the very upbeat article of Cathy Young. Please, take a look at her essay over here and dream for a moment about such wonders before reading my short and quick comeback.)

 

Well, it seems that Santa Claus is gone, I can become horrible and nasty again. Poor young Cathy, I’m going to ruin your sweet dream.

All this nice stories of red, green or blue Mars is just fine if you’re ten years old or less. So I supposed, Cathy, you are about ten. But I have to tell you this, young Cathy: your article is pure fiction, Walt Disney stuff, Hollywood fantasies, perfect for an Elon Musk’s rave party. Even the painting looks like California or maybe Colorado. There are not a chance in a billion, no, a trillion, that you can see this bucolic picture on your martian TV by 2050, 2100 (the end of Earth, I remind you, according to the best of our great scientists), 2200, 220000, 220000000. At best, you’ll have a couple or two of poor chaps (not even a girl, alas for them) send by the most modern flying casket to the most depressive place for one year or more, plus the travelling time, in order to collect some ashes to prove that life, that is, some sort of fossilized blob, is appeared on another planet. And they’ll go back home… in the best-case scenario. Naturally, the hypothesis in which they find some interesting discoveries is the most optimistic. More likely, as usual, as for the moon missions for instance, they’ll find nothing valuable to bring back. Because if there is something of interest on Mars—why not?—automatic missions with robots will find it long before and for a much cheaper price. Terraformation, you say, young Cathy? What a joke! If you want to terraform something, terraform the Antarctic first: that’s nearer, cheaper, a little bit hotter and infinitely more fit for human life or any blob-like form. And why on earth should you spend billions of billions, no trillions of trillions, to establish a colony in the most depressive place? A colony like you are dreaming of, dear Cathy, is not an easy task: it takes huge quantities of liquid water, materials of all sorts, energy, preferably petroleum : that’s the best compromise you can imagine, by far, as a handy, powerful and space-saving form of energy. And you know what? There’s not a single drop of petroleum in this place. Because there never were forests full of life, no green, red, black or white men over there. To have a colony like you want, you must have local plants, factories, many factories, roads and power-lines to rely plants and factories and colonies (I suppose you don’t want to put dangerous plants and factories within the sweet and clean but fragile domes of your colony). And you must have green plants too, many many plants, not to produce oxygen (silly idea) but to eat and give to cattle if you want have some meat, sometimes, in your menu. Bad luck, plants don’t grow without bacteria or/and fungi, mushrooms, etc. And guess what, there is not a single living bacteria or mushroom in the martian soil. So, in short, you’ll have to transfer all the wealth of Earth to Mars to have only a couple of domes like you dream of and you’ll still not be able to have a good Belgian beer after work.

To conclude, if terraforming the red planet is only a dream, don’t bother too much with martian politics, economics or education systems: as a matter of fact, that will be just a very sad story of a small band of castaways on a desert and depressive island with no happy ending.


D'autres merveilles (en français).
 

dimanche 6 décembre 2020

Illustrations fantastiques cherchant auteur

Je vais ici présenter plusieurs peintures ou dessins dont je n’ai pas trouvé d’utilisation. Mon objectif en matière picturale est toujours utilitaire. Une création graphique est toujours destinée à l’illustration de mes récits même si je ne sais pas toujours au moment où je le fais auquel d’entre eux il s’adaptera le mieux. Et n’ayant que peu de temps à consacrer à cet aspect de ma production littéraire, si on peut dire, je déteste le gâchis, particulièrement quand l’illustration me paraît bonne, voire excellente, ce qui m’arrive de temps en temps.

Une bonne illustration selon moi nécessite de remplir plusieurs objectifs que je classerai par ordre d’importance de cette façon : qualité artistique, résonnance avec le récit illustré, sens du mystère. Explicitons un peu ces trois critères. Le premier n’a guère besoin de précision, même s’il est évidemment subjectif et discutable… jusqu’à un certain point (celui qui prétendra, même avec des arguments brillants que Mozart est un compositeur très surfait, ou que Monet est un peintre du dimanche amélioré, deux artistes que je n’apprécie pourtant pas beaucoup, n’a aucune chance d’obtenir ma pleine et entière attention). Le second critère, pour être rempli, ne nécessite pas que l’illustration soit une description fidèle d’une scène en particulier du récit. Je dirais même : au contraire. Une description trop fidèle de la lettre est une sorte de redite, une lourdeur souvent inutile. Elle risque de manquer l’essentiel – pas toujours mais souvent – qui est l’esprit du texte. Des exemples de ce que je considère comme des bonnes couvertures peuvent être consultés ici : vous noterez que plusieurs sont illustrées de dessins ou peintures réalisés bien des années, voire des siècles avant le livre et n’avaient donc pas ce but particulier. Elles ont été choisies à juste titre par la maison d’édition, peut-être pour des raisons de droit et donc d’économie, mais surtout parce qu’elles collent merveilleusement avec le livre en question. Disons qu’une bonne illustration doit au minimum refléter l’un des thèmes centraux du récit et permettre au lecteur de se faire une idée assez juste de ce qu’il a entre les mains ou sous les yeux (s’il fait ses achats, comme moi, par internet). Une bonne illustration donne donc plus qu’une simple description : elle ajoute le propre regard de l’artiste sur le récit, elle ouvre de nouvelles perspectives plus hardies à l'imagination du lecteur, elle enrichit le texte, elle l’illumine, ce qui était, je crois, le sens primitif du terme illuminations. Le troisième critère est sans doute le plus personnel des trois et donc le plus discutable. Par mystère, je n’entends par un de ces mystères anecdotiques que l’auteur de “mystères” se propose généralement de résoudre dans les dernières pages de son histoire mais cette sorte de mystère auquel ni moi ni vous ni personne ne peut apporter de réponse. La poésie, la musique, l’art pictural comme on en a ici quelques exemples plus ou moins réussis, sont sans doute plus aptes à en suggérer une, au-delà de la raison, que toute autre méthode.

Comme donc je déteste le gâchis et que je ne voyais pas à lequel de mes récits pouvaient convenir ces peintures, j’ai pris le problème à l’envers. Et si j’inventais une histoire pour illustrer ces peintures. Voici quelques-unes des ébauches, très succinctes, qui m’ont été suggérées par ces objets graphiques non identifiés, ces peintures ou ces dessins. 



Ma première impression est que celle-ci conviendrait remarquablement, me semble-t-il, pour le roman de Lovecraft À La Recherche De Kadath. Il y a les montagnes oppressantes, les vampires ou peut-être les maigres bêtes de la nuit, le prêtre masqué devant son temple maudit dont le toit s’orne de cornes démoniaques. Il y a surtout le rêve, le cauchemar rampant peut-être, qui rôde dans les ténèbres insondables de l’abîme vertigineux, pleins de chuchotis innommables et autres bruits indescriptibles. En y réfléchissant, je n’ai pas vraiment besoin d’imaginer une histoire : il semble qu’elle ait déjà été écrite. Mais si je le faisais quand même, je pense que la figure centrale, en blanc, serait un genre de spectre et non de prêtre. Le temple serait une maison particulière, hantée de toute évidence et les créatures volantes seraient des âmes déchues. Pour bâtir une maison dans un endroit pareil, il faut avoir de solides raisons. Aimer la solitude ne figure pas parmi celles-ci. J’imaginerais que cette bâtisse n’est pas faite de main humaine. Peut-être même qu’à l’image de la silhouette pâle sur le seuil, elle n’a pas de substance et qu’en s’approchant du gouffre, le spectateur, c’est-à-dire le héros de mon histoire, s’apercevrait qu’elle s’est évanouie… avant de réapparaître, selon l’angle des rayons du soleil ou la perspective changeante due au sentier accidenté qu’il doit parcourir. Le héros serait un voyageur égaré. Mais qui peut s’égarer dans un endroit pareil, surtout à notre époque ? Il est vraisemblable que le récit se passe dans le passé, ou peut-être le futur. Le héros s’est égaré mais n’est pas arrivé par hasard ici. Lui aussi est une âme damnée. Il ne le sait pas mais il va bientôt le savoir. Il a péché gravement, nous ne saurons jamais en quoi, peu importe. Il n’est pas différent des noires créatures ailées qui tourbillonnent de la lumière vers le gouffre, au bord duquel se tient l’étrange maison. Et bien qu’il se voie très différemment, les autres le voient exactement comme une de ces créatures de cauchemar. Cette fois, on y est : la maison ouvre un passage entre les mondes, le nôtre et les enfers. J’appellerais cette histoire, si je l’écris, La Maison Au Bord Du Monde… Ah non, ça a déjà été pris !





Pour être franc, j’ai déjà utilisé cette peinture pour la couverture d’un recueil fantastique. Mais je n’ai aucun récit qu’elle illustre en particulier. C’est l’avantage des recueils de nouvelles (entre autres choses) : la couverture peut être beaucoup plus lâchement reliée à son sujet. Son titre qui fournit le thème principal, Amour & Lycanthropie, est pourtant une indication précieuse. Incontestablement, cette scène domestique entre ombre et lumières est pour moi teintée de danger, un danger imminent, en plus d’avoir une charge érotique certaine, et ce danger vient à coup sûr de la femme. Son étrange visage, pas vraiment régulier, son demi-sourire, son air lupin me font immédiatement penser qu’elle n’est pas ce qu’elle paraît. Dans ce cas, pourquoi ne serait-elle pas une louve-garou? Bizarrement, les loups garous sont toujours mâles ou presque, et bien qu’il y ait sans doute une bonne raison à ça, il n’y a sûrement rien qui empêche que dans des cas exceptionnels, il puisse se révéler de l’autre sexe. Donc la femme est un loup-garou. Qui est l’homme dans ce cas ? De toute évidence, il est inconscient du danger qui rôde dans cette pièce. Son attitude dénote de la satisfaction, de la fatuité même, devant le devoir accompli, ce qui signifie probablement que la femme n’est pas sur le point de se coucher mais qu’elle vient au contraire de sortir du lit. Elle dénote aussi un calme et une relaxation qui confirment le précédent point. Pourquoi est-il si confiant ? Probablement parce qu’il a déjà été dans cette situation un grand nombre de fois et qu’il ne s’est rien passé de grave. Ce n’est pourtant pas son mari. Les mains de la femme sont à contrejour mais il est certain qu’elle ne porte pas d’alliance ni de bague à la main gauche, pas en tout cas à l’un des doigts conventionnels. Elle n’est donc pas mariée. Clairement, c’est une chasseuse, une prédatrice à l’affût que nous voyons : il suffit de considérer son expression de ruse et de férocité. Celle-ci est dissimulée au regard de l’homme mais non à celui du spectateur, en raison du miroir qu’elle utilise pour épier son compagnon au moins autant que pour vérifier l’état de sa chevelure qu’elle est en train de peigner. Il y a aussi de la moquerie dans cette expression. Elle sait qu’elle a réussi, encore une fois, à tromper sa victime. Elle a obtenu tout ce qu’elle attendait de lui maintenant, excepté une chose, le plaisir indicible qu’il y a à lui planter ses crocs dans la nuque. Elle sait que le moment est maintenant idéal. L’homme est parfaitement détendu et prêt pour le sacrifice. Peut-être va-t-elle se transformer mais d’une manière qui échappera probablement à l’attention de sa victime. Je doute qu’elle devienne soudain poilue et hirsute, sinon pourquoi mettrait-elle tant de soin à se coiffer avant l’acte final. Je pense même qu’elle va revêtir une tenue plus compatible avec l’idée que se fait cette chasseresse de ses hautes œuvres. Elle doit avoir en effet une sorte d’idéal, ou de motivation non vénale, délirante sans doute, mais assez forte pour accepter le sacrifice d’une robe ou de cet uniforme qu’elle s’apprête à enfiler.

Je suis certain — autant qu'on peut l'être — de pouvoir écrire cette histoire. En fait, je crois que je l’aurais déjà écrite si je n’avais pas privilégié des livres plus urgents ces deux dernières années. J’ai réalisé le dessin préparatoire pour cette peinture il y a maintenant près de trois ans et j’avais déjà l’idée — comme on peut le constater en lisant ce livre — d’en tirer une nouvelle. Et en plus, je n’aurais qu’à l’intégrer à mon recueil Amour & Lycanthropie pour que la couverture trouve une complète justification !





Cette illustration-là n’est pas pour une publication avec Amazon. Les règles édictées par les gens d’Amazon sont beaucoup trop puritaines à cet égard, ce qui ne les empêchent pas de publier des quantités de livres érotiques qu’on est censé ne pas voir mais quand même acheter (allez comprendre !). La précédente pouvait passer, à la rigueur, parce que c’est sombre et qu’on ne voit rien en dessous de la taille. Mais les fesses, non, surtout celles-là, c’est ce qu’ils ne sauraient voir.

Personnellement, je la trouve bien jolie et pas choquante du tout, surtout pour une démone. Ses cornes lui prêtent même un petit air de jeune fille sage, comme si c’était un ruban noué dans ses cheveux. Mon avis est qu’elles sont fausses. Peut-être revient-elle d’un bal costumé.

Il y a beaucoup moins d’éléments à se mettre sous la dent (si j’ose dire) que dans le précédent dessin. Néanmoins, on distingue en second plan une vague silhouette qui évoque un peintre devant son chevalet. Il ne s’agit pas d’un peintre amateur, pas vraiment en tout cas, car la pose qu’il a demandé à la démone sent trop l’école d’art et le vague mobilier qui lui sert de piédestal ressemble à ce qu’on peut trouver dans un atelier d’artiste. En fait, il est possible que ce soit un grenier, avec son toit en soupente esquissé et sa verrière par où s’engouffre un flot de lumière. L’homme est donc un peintre professionnel ou aspirant à l’être, pauvre, habitant sans doute un deux pièces miteux, sous les combles et sans ascenseur. Comment diable alors a-t-il pu ramener un modèle pareil ? En le payant ? Mais il est pauvre, très pauvre. Les peintres aussi pauvres se contentent généralement de minois bien moins charmants et bien moins jeunes, qu’ils trouvent dans la rue, ou à leur école d’art, ou par petite annonce, et paient à peine la moitié de ce que leur prendrait un modèle mieux inspirant. En fait il est probable qu’il les paye en nature, un repas gratuit par exemple, une nuit au chaud, s’il les paye du tout. De plus la fille n’est pas une paumée, une marginale sans appui. Elle a bien, elle, une bague à l’annulaire de la main gauche, que l’on peut supposer de valeur, et pas seulement sentimentale. Qu’avait-il à offrir à cette femme de rêve, mais mariée, pour qu’elle le suive ? Il n’est certainement pas son mari : on ne demande pas à sa femme de poser avec des cornes sur la tête. Et si c’est une inconnue de rencontre, comme je le crois, comment se serait-il retrouvé dans cette soirée costumée, qui ne semble pas vraiment de son standing ? Il a dû être aidé, pour ne pas dire piloté. Malignement guidé jusqu’à son destin. D’ailleurs, en y regardant bien – regardez, à gauche en haut de la tête de la fille - ne distingue-t-on pas une ombre, l’ombre d’une seconde silhouette encore plus indiscernable puisque c’est une ombre, un ombre plus noire que les autres ombres mais portant chapeau. Pourquoi garder son chapeau dans un atelier ? Parce qu’on veut cacher quelque chose dessous, peut-être. Tout s’éclaire. Ce troisième personnage est évidemment le lien manquant entre les deux autres. Sans doute que la fille est réellement une démone, tout compte fait, qui a pris pour déguisement, dans une sorte de double bluff, son métier véridique qui est d’obtenir des âmes pour le compte de son maître, son mari de comédie, le diable. C’est évidemment le sens de son regard soudain détourné du peintre, presque un clin d’œil. À qui serait-il adressé sinon à Satan, invisible pour le spectateur mais bien présent ? Dans ce cas, on sait ce que le peintre avait à offrir. Et en effet, il n’existe rien de plus précieux. Mais qui peut jurer qu’il résisterait devant une tentation aussi délicieuse si elle se présentait à sa porte, même si elle était présentée par un type bizarre avec un chapeau ?!




Un vaisseau spatial au-dessus d’un lac de montagne embrumé. Un lever de soleil rose, aveuglant, mais laissant apercevoir des étoiles ou des planètes ici et là. Plus intéressant, deux petits personnages en noir, assis sur un débarcadère, qui semblent regarder le vaisseau (d’ailleurs que pourraient-ils regarder d’autre ?). C’est l’automne, il fait frais, presque froid. Plus personne ou presque ne monte jusqu’ici.

Je ne vois aucune raison de penser que nous sommes autre part que sur Terre, en altitude, là où le ciel est plus bleu, plus sombre. Le vaisseau spatial, ou disons pour l’instant la machine volante, doit venir d’un autre monde. Son origine pourrait être terrestre si le récit se situait dans le futur mais pourquoi passerait-elle alors si bas, dans un endroit aussi désert, où il n’y a clairement pas d’astroport envisageable ? Non, il s’agit d’une machine extraterrestre et donc, comme je l’affirmais au début, un vaisseau spatial. Les deux personnages spectateurs sont aussi des extraterrestres, tant leur attitude paraît incompatible avec celle de randonneurs ou de pêcheurs terriens voyant passer un aéronef aussi étrange juste au-dessus de leur tête. Leur habit noir pourrait être un uniforme mais je crois plus probable qu’il s’agisse d’une combinaison de plongée. Le couple a été largué au-dessus du lac comme d’un hélicoptère volant en rase-mottes et le vaisseau est en train de repartir vers sa base, sur la face cachée de la lune peut-être. Cela explique l’endroit isolé, loin des regards.

Il y a un homme et une femme. Si, si, regardez bien. Pour ce genre de mission en terre étrangère et potentiellement ennemie, il vaut mieux que ce soit un couple uni. Ces deux-là sont unis : leurs bras et leurs jambes se touchent. De plus, ils passeront plus facilement inaperçus ainsi. Sur la rive du lac, invisible sur l’image, se trouve un chalet, ou une simple cabane de pêche, qu’ils ont élue pour domicile. Peut-être ont-ils tué le propriétaire. Ils le feront certainement si ce dernier a le malheur de se pointer pendant qu’ils sont dans les parages. Je voudrais croire qu’ils se contenteraient de l’emprisonner dans leur vaisseau puis dans leur base, comme les êtres hautement civilisés qu’ils sont, mais nous savons déjà que le vaisseau n’est pas conçu pour se poser ici : ce serait trop risqué et les soldats en reconnaissance ne prennent pas de risques inutiles. Après tout, ils sont là pour faire la guerre. Je pense en effet que les deux sont des éclaireurs chargés de préparer l’invasion de la planète. Ils n’ont rien contre nous, excepté le fait que nous occupons cette planète et que nous n’allons pas la partager avec eux. Ils nous connaissent bien. Et pour une bonne raison, ils sont nos semblables, avec quelques milliers d’années d’avance. Mais ils ont fait un trop long chemin pour reculer. Bientôt, ils vont se mettre en route, et d’autres avec eux venus des quatre coins du monde. Ils vont descendre vers la ville la plus proche et se mêler à nous. Ils sont peut-être déjà parmi nous. Et ce ne sont pas quelques microbes, voire quelques virus importés de Chine, qui vont les arrêter, croyez-moi !




vendredi 27 novembre 2020

Comment la science a conquis le monde (littéraire) ou la Méthode scientifique a tort et a travers

 

Non, le titre ci-dessus ne comporte aucune faute de grammaire.

La Méthode scientifique moderne a été un long processus qui s’est finalement cristallisé au cours du Moyen-âge européen, l’âge des ténèbres comme disent les demi-savants, sous l’égide d’une poignée de moines, de vrais savants eux, au premier plan desquels Thomas d’Aquin et Roger Bacon, eux-mêmes inspirés par les savants grecs et possiblement arabes (Ibn Rochd alias Averroès par exemple). On peut dire qu’ils ont préparé le terrain à la science telle qu’elle s’est pratiquée jusqu’à nos jours. Leur but était de découvrir les mécanismes naturels régissant l’univers, les lois générales, les causes premières et leurs effets, au moyen de l’observation rigoureuse, éventuellement de l’expérimentation puis de la déduction logique. Et cette méthode s’est révélée particulièrement fructueuse pour percer nombre de secrets de la physique ou de la chimie parce qu’il se trouve qu’en effet les mécanismes de l’univers sont régies par des relations mathématiques relativement peu nombreuses et qui ne changent ni dans l’espace ni dans le temps. Mais une raison primordiale du succès de la Méthode scientifique dans les domaines cités qu’on oublie souvent est que les interactions entre les objets étudiés y sont relativement peu nombreuses. Avec deux corps, on peut décrire très précisément l’état des forces et des objets en présence, calculer leurs trajectoires à n’importe quel instant, déduire leur devenir et leur passé. Avec trois corps, seuls les meilleurs mathématiciens du monde peuvent arriver à calculer une solution et encore celle-ci est inutilisable dans la pratique cat il faudrait une éternité pour arriver à une solution, ou bien ils arrivent à des solutions pratiques mais uniquement en posant une série de conditions bien particulières et bien arrangeantes. À partir de cinq, on peut estimer qu’il n’y a plus de solution du tout, ou en supposant des conditions exceptionnelles qui se retrouvent peu dans la nature. On voit que plus on va vers la complexité, plus le calcul exact des effets devient hors d’atteinte. On ne peut plus alors parler de lois ou d’équations réglant les effets sur les différents corps qu’avec des pincettes, et en indiquant les marges d’erreur quand on peut encore les calculer. Bref, on rentre dans le domaine de la probabilité et cette probabilité n’est pas toujours supérieure à 8 contre 2, ce qui n’est pas si bon. On entre dans le domaine de la biologie.

Néanmoins, la Méthode scientifique reste toujours pertinente dans ce domaine, surtout en biochimie. On peut observer, on peut faire des expériences (pas toujours mais souvent) et on peut faire des déductions avec souvent une très bonne probabilité même si ces résultats n’auront jamais l’autorité indiscutée d’une solution mathématique. Les domaines où la Méthode commence à être vraiment discutable et parfois nuisible sont les domaines situés dans la zone grise, à l’intersection de la science et de l’art, comme la médecine, l’agronomie, la climatologie ou la police dite scientifique. Au-delà, elle est entièrement inutile et propice à toutes les aberrations de la pensée. C’est pourquoi, naturellement, instinctivement pourrait-on dire, car on avait encore de l'instinct à cette époque, les savants et philosophes des temps anciens n’appliquaient jamais cette méthode à tout ce qui touche l’humain. La complexité devient bien trop élevée, irréductible, absolument hors d’atteinte, les interactions devenant en pratique infinies.

Il n’y a donc aucun sens à appliquer la méthode scientifique aux sciences humaines et pourtant l’homme l’a fait, sans surprise, puisqu’on peut être sûr qu’il fera un jour ou l’autre tout ce qui est à portée de son imagination. Les premiers à avoir commis cette perversion de l’esprit de la méthode sont des philosophes allemands. Même la Critique de la Raison Pure de Kant, bien que concluant finalement que la Méthode scientifique est inutilisable dans la plupart des domaines d’études (Kant le dit évidement autrement, ou ce ne serait pas un philosophe allemand) est un exemple fascinant de l’utilisation dévoyée de la méthode : il lui faut en effet utiliser la Méthode scientifique et deux cent mille mots pour dire ce qu’il aurait pu intuitivement formuler en vingt.

Même la littérature qui traite fondamentalement du rapport d’un esprit particulier avec le monde, et qui doit donc gérer un million, un milliard, une infinité d’interactions, n’a pas échappé à cette présomption délirante. On pourrait croire qu’ils se seraient contentés d’appliquer la Méthode où elle a sa place : lois de la grammaire de la syntaxe ou de la phonétique. Mais ils ne se sont pas arrêtés là. Une bonne partie de l’enseignement des grands auteurs laisse croire aux élèves que les textes sont essentiellement des sortes de rebus mystérieux qu’on peut et doit résoudre par l’examen minutieux et la logique. Dans ce cadre de pensée, le hors-texte devient l’essentiel car il est beaucoup plus facile de raisonner selon la méthode « scientifique » sur du hors-texte pour la première raison qu’on est libre d’y mettre tout ce qui ira dans le sens de la démonstration et de ne pas voir tout ce qui pourrait aller à l’encontre et la seconde qui est que ce commentaire est précisément fait pour la Méthode. L’objectif est donc de construire un corpus de gloses diverses autour du livre qui lui sera analysable et déductible logiquement. On en est arrivé à un point où pour certains commentateurs académiques, universitaires ou pas, le seul texte qui vaille en littérature est l’immense masse de spéculations généralement invérifiables dont ces messieurs-dames ont cerné, serré, étranglé le véritable texte. Cela me fait songer à ces mathématiciens et autres physiciens naïfs qui, tout éblouis par la splendeur de l’échafaudage conceptuel qu’ils ont construits autour des objets réels afin de les décrire, de les mesurer avec une précision toujours plus grande, finissent par ne plus voir que cela, par prendre le simulacre pour l’objet. Ils ne réalisent plus que cet échafaudage, aussi élégant soit-il (les scientifiques adorent ce mot, je ne sais pas pourquoi), aussi utile et grandiose soit-il, n’est justement que cela.

Que l’auteur ait laissé des blancs dans son texte est une certitude mais les commentateurs sans vergogne s’y engouffrent en estimant que c’est leur devoir de révéler ces blancs comme s’il s’agissait d’une encre sympathique. En fait, c’est un contre-sens. Aussi incroyable que ça semble, quand un grand auteur (si on étudie un auteur, c’est une façon d’admettre qu’il est grand, donc talentueux et compétent d’une façon très supérieure à la moyenne, y compris celle des universitaires qui l’étudient) laisse des blancs, c’est pour qu’ils restent blancs. Ou disons-le autrement, pour que le lecteur individuel les remplisse, les investisse, non pas avec sa raison raisonnante mais avec tout son être. Si l’auteur a laissé des blancs, ce n’est pas pour que des cuistres les noircissent de leur considérations, aussi élégantes ou intelligentes puissent-elles être. Faire cela, c’est de la présomption, c’est même de l’usurpation. Le grand écrivain connaît mieux que personne son livre, y compris celui ou celle qui passera quarante année de sa vie à décrypter son livre avec loupe et peigne fin. C’est bien normal, ce livre, comme le dit Flaubert plus comiquement, c’est lui. Il sait donc mieux que quiconque ce qui doit être dit et ce qui doit rester tu. Au mieux le commentateur du hors texte sera bénin ; au pire, il sera nocif. Mais il sera toujours à côté de la plaque.

Naturellement ce trouble profond né de l’ignorance de ses propres limites (et ce n’est pourtant pas faute d’avoir été averti) ne s’est pas arrêté aux commentateurs, universitaires, critiques et autres. Il a bien évidement déteint sur les écrivains eux-mêmes. Stupéfiant le nombre d’écrivains, de vrais auteurs pourtant, ou qui l’ont été, qui finissent par prendre le hors texte pour l’essence même de leur livre et n’écrivent en fait plus que des commentaires du livre qu’ils auraient dû écrire et qu’ils n’ont pas écrit (ce détail leur échappe aussi).

Je veux prendre un exemple illustre de ce que j’avance avant de terminer. Un seul suffit. Et je vais donc choisir le plus grand écrivain de la seconde moitié du vingtième siècle, au moins pour le potentiel, pour les forces déployées, et peut-être même, j’hésite encore, pour ses réels succès littéraires. Je vais donc parler de Gene Wolfe. Vous me direz qu’il n’est pas si illustre que ça. C’est vrai : disons que je fais un pari sur la postérité mais un des paris sur le futur les plus faciles à gagner que j’ai fait dans ma vie, tant il dépasse ses collègues de la tête et même parfois des épaules. Pour ce qui est de la célébrité ou de la reconnaissance, il est évident que son principal tort aura été d’œuvrer dans la science-fiction et le fantastique, deux genres réservés jusqu’à récemment, en dehors de quelques très rares exceptions, aux demi-portions littéraires, aux auteurs pour rire. Mais pour ce qui est de l’aboutissement proprement littéraire, sa principale erreur aura été finalement de prendre le hors texte pour la question principale. Il s’est progressivement laissé embrigader dans la mouvance générale. Au début de sa carrière ou disons un peu avant le milieu, il écrivait des textes absolument remarquables, mais toujours énigmatiques. Son roman La Cinquième Tête De Cerbère, par exemple, est un puzzle d’une ingéniosité considérable — aucune raison d’en douter — un peu comme le second Alice de Lewis Carroll, mais à la puissance quatre. Le piège, c’est que la beauté de ce livre ne vient pas plus de ce gigantesque puzzle que celle d’Alice ne vient de la partie d’échecs. Les adeptes de la Méthode sont persuadés que c’est en résolvant la partie d’échec ou le puzzle de quatre-vingt mille pièces de Wolfe qu’ils comprendront le texte. C’est une erreur. À la limite, j’oserai même dire que leur résolution n’a aucun intérêt. Il est possible en fait qu’il n’y ait aucune solution logiquement satisfaisante et cela ne changerait rien. La vérité dans la littérature n’a jamais été dans la logique. Elle se trouve dans sa poésie. Pas la poésie qui nous parle des petites fleurs et des gentils oiseaux, simples ornements dans un coin du tableau, mais cette musique qu’on ne peut entendre avec les oreilles et qui connecte un esprit à un autre. Et la poésie, comme dit Lautréamont qui s’y connaissait, est affaire de tous. De tous les phénomènes physiques ou métaphysiques se produisant à travers l’âme humaine : instinct, sens, sensibilité, imagination, mémoire, raisonnement, expérience, rêve. Jamais par un.

dimanche 11 octobre 2020

William Hope Hodgson et Howard Phillips Lovecraft : maîtres des rêves

 


    Le rêve dont il est question dans l’article présent est pris au sens strict, toute poésie ou rhétorique évacuée. Il s’agit donc uniquement du rêve que l’on fait quand on dort.

    Bien que je les réunisse ici, avec je crois de bonnes raisons, il existe autant de différences que de ressemblances entre ces deux auteurs. Néanmoins, on pourrait tous les deux les qualifier sans crainte de créateurs de cauchemars d’anthologie. J’insiste à dessein sur le terme d’auteur et non d’écrivain. En effet, en tant qu’écrivain, je ne les tiens pas en très haute estime : ce sont tout sauf des maîtres écrivains. Ils ne maîtrisent certainement pas l’art littéraire, comme disons, pour ne prendre que des auteurs ayant œuvré dans le domaine fantastique, Le Fanu, Poe, Machen, Maupassant, Kafka ou plus récemment Gene Wolfe. Mais ce sont à coup sûr des auteurs, aux thèmes et au style reconnaissables entre mille.

    Pour parler des points communs, les deux ont connu le triste sort d’être à peu près sans lecteurs de leur vivant, à l’exception d’un cercle minuscule très spécialisé ou de quelques chalands égarés à la recherche d’un bon petit roman de gare (ils ne pouvaient pas moins bien tomber). Lovecraft, si révéré qu’il soit de nos jours, a de ce point de vue connu l’échec le plus cuisant. Cela n’a rien pour m’étonner. Disons-le, son style est très difficile à supporter le long d’un livre entier. Son empilement des adjectifs destinés à frapper d’épouvante le lecteur a, pour un adulte, un effet comique assurément non souhaité. Et son art de la narration, en particulier pour créer une montée dramatique, est également problématique. En dehors d’une petite poignée de nouvelles, il est très rare d’être empoigné d’emblée par ses récits et encore plus rare de le rester. Pour citer un écrivain à ses antipodes – écrivain doué, grand technicien, mais auteur sans grand intérêt – je nommerai le très populaire Stephen King. Ce dernier a tout ce qui manque à Lovecraft : un style digeste, un art de la montée en tension très efficace et plutôt raffiné sous ses dehors brutaux (je pense ici en particulier à ses romans Pet Semetary ou The Shinning). De ce point de vue, Lovecraft est un écrivain de la préhistoire : il a tout du peintre primitif comparé aux maîtres de la renaissance, experts en perspective, en reliefs et en finesse anatomique aussi bien que psychologique. Il n’est clairement pas de son époque à cet égard. Hodgson pèche un peu différemment. Son œuvre la plus connue, The Night Land (Le Pays de la Nuit), est un exemple édifiant de comment il ne faut surtout pas écrire. Son idée était visiblement d’utiliser un style archétypique pour une histoire archétypique et naturellement il s’est tourné vers le style biblique. L’idée n’était pas forcément mauvaise. Malheureusement, il n’avait ni la virtuosité littéraire ni la finesse pour réaliser son projet d’une manière convaincante. Il lui aurait fallu être Nietzsche ou Tolstoï. Mais il n’était qu’un modeste écrivain avec de grandes, très grandes visions. De plus, tout comme d’ailleurs son admirateur américain, il est incapable de camper un personnage féminin crédible, ce qui est tout de même un lourd handicap, surtout quand on se propose d’écrire une histoire d’amour, ce qui est le cas de The Night Land. L’Américain, lui, a plus tard réglé le problème d’une façon radicale en éliminant purement et simplement tout élément féminin de ses histoires, de sorte qu’un archéologue extraterrestre du futur ne connaissant les Terriens que par son œuvre pourrait croire que nous étions une espèce unisexuée, ou plus exactement asexuée (puisqu’un sexe n’a pas de sens sans le second).

    La différence la plus fragrante entre les deux auteurs est à vrai dire biographique : il est difficile d’imaginer des vies plus opposées que celles de Lovecraft et Hodgson. Le second a dû se débattre toute sa vie pour trouver un moyen de subsistance, entre marine et prof de culturisme, l’écriture n’étant que l’un de ces moyens, et a fini sa vie de tribulations sur le triste champ de bataille de la Grand Guerre. Lovecraft était un homme qui semble avoir pris le conseil de Pascal au pied de la lettre : il n’est de malheur que de ne pas savoir rester dans sa chambre. Hodgson était aussi actif que l’Américain était passif. Regardez leur portrait ci-dessus : on ne dirait vraiment pas qu’ils sont frères.

    Et pourtant, littérairement, spirituellement peut-être, nul n’est plus proche de Hodgson que Lovecraft. Malgré leur approche très différente de la vie, l’impression dominante qui reste quand on a fini de lire le meilleur des deux écrivains est très comparable : l’homme aux prises à des forces cauchemardesques, monstrueuses, mystérieuses, cachées, hostiles, apparaissant de préférence dans les rêves. Un régal évidemment pour le psychanalyste. On retrouve dans leurs abominations le même côté hideux, visqueux et tentaculaire (et de plus griffu pour l’homme de Providence) : celui des dieux de Lovecraft et celui des étranges créatures végétales des récits maritimes de l’Anglais. On retrouve surtout le même thème de la métamorphose, un des plus centraux selon moi de leur œuvre et le plus important chez Lovecraft. Il faut noter que cette métamorphose concerne presque toujours le personnage principal qui est souvent aussi le narrateur de l’histoire. Ce thème est parfois masqué comme dans The House on the Borderland (La Maison du Bord du Monde) par pudibonderie ou simplement parce que l’auteur ne s’est pas lui-même rendu compte de ce qu’il était en train d’écrire. Dans ce roman, une histoire de doubles fondamentalement, il est assez clair que l’horreur extrême ressentie par le narrateur vient de ce qu’il sait au fond de lui que l’affreuse créature à tête de porc est un autre lui-même, venu le hanter depuis un futur apocalyptique. La femme, sa propre sœur, est ici la clé de l’histoire en dépit du fait qu’il ne la mentionne que très incidemment et quasiment pas avant la seconde moitié du roman. Le Pays de la Nuit montre également un narrateur qui a un double vivant à la fin des temps, et avec qui il a une relation psychique très particulière, quoique pacifique dans ce cas (il y a déjà bien assez d’horreurs autour de lui).

    Quiconque a essayé de traduire un de ses rêves en mots sait à quel point l’opération peut être décevante, pratiquement vouée à l’échec. C’est comme un plongeur sous-marin remontant des abysses un poisson aux formes et aux couleurs magnifiques et qui s’aperçoit arrivé à la surface que le poisson est devenu singulièrement terne et informe. C’est à cette difficulté colossale que ce sont attelés, souvent avec un acharnement proche de l’obsession, ces deux auteurs. On peut même dire que Lovecraft est un monomaniaque du rêve. Il faut remarquer que la dimension merveilleuse des rêves n’est pas absente chez eux, même si on a tendance à ne retenir que le côté sombre de leurs visions. Dans le Pays de la Nuit par exemple, que je tiens pour le plus grand roman raté de toute la littérature de l’imaginaire, il y a des scènes absolument merveilleuses, comme dans ce pays du silence où chantent les morts.

    Pour rendre de la couleur aux rêves tout en leur prêtant les qualités d’une fiction de dimension commercialisable, il faut souvent leur donner une traduction littéraire, ce qui veut dire changer presque toute la chair, voire parfois l’os, pour ne garder guère plus que l’impression centrale, l’essence immatérielle pourrait-on dire. Ce n’est pas leur cas. Dans leurs livres les plus mémorables, ils cherchent à coller au plus près de leur vision. Ils décrivent plus qu’ils ne traduisent. Et comme ils réalisent que leur re-création est bien loin de procurer l’horreur ou l’émerveillement qu’ils avaient dans la tête en dormant, ils cherchent à compenser par divers artifices plus ou moins efficaces. Cela est surtout vrai de Lovecraft mais le sentiment d’impuissance créatrice est aussi très présent dans certains textes de Hodgson.

    Pour finir, je voudrais donner au lecteur désirant connaître leur œuvre quelques recommandations de lecture, particulièrement bienvenues, à mon avis, dans leur cas.

    Pour Lovecraft, le choix est assez simple car ce sont généralement aussi ses récits les mieux écrits, les plus agréables et les plus efficaces. Je citerai donc par ordre de préférence croissante : The Outsider (Je Suis d’Ailleurs) ; The Wicked Clergyman (Le Clergyman Maudit) ; The Whisperer in Darkness (Celui qui Chuchotait dans les Ténèbres), The Colour out of Space (La couleur tombée du ciel), The Shadow over Insmouth (Le Cauchemar d’Insmouth). Et aussi, malgré son style terrible, le roman The Dream Quest of the Unknown Kaddath (À la recherche de Kadath). J’ai volontairement gardé tout le long de cet article les titres originaux, en hommage au talent poétique de Lovecraft qui semblait particulièrement concentré dans ses titres, presque toujours excellents. Néanmoins, je conseille au lecteur bilingue de choisir une version française, la traduction ayant le bon effet de gommer en partie les gaucheries les plus ennuyeuses de ces deux auteurs.

    Pour Hodgson, le rôle de conseil est plus délicat. En effet, l’intérêt de ses textes est assez rarement proportionnel à leurs qualités d’écriture. Par exemple, on pourrait dire que le meilleur de son œuvre, du point de vue de l’efficacité narrative, et probablement du style, est contenu dans sa série des Carnacki, au moins les premiers récits. Ils sont faciles et confortables à lire pour le lecteur lambda, sans faire injure à Lambda, parce qu’ils reposent sur une sorte de recette unique, reproduite avec de très légères variations, et reprennent des conventions littéraires déjà bien connues du dit lecteur. C’est donc assez ironique mais Hodgson a très nettement mieux maîtrisé son affaire dans ces detective stories, sans doute plus à la hauteur de ses compétences littéraires, assez limitées convenons-en, que dans ses romans bien plus intéressants que sont The House on the Borderland (d’une incohérence rare) et surtout The Night Land (au style et aux digressions sentimentales rendant sa lecture intégrale presque insoutenable : à ne surtout pas lire en version originale, ou alors dans sa version raccourcie intitulée The Dream of X). Disons que pour concilier les deux aspects, intérêt général et efficacité narrative, je conseillerai au lecteur débutant de commencer par ses récits de mer, réunis pour partie, en version française, dans le recueil La Chose dans les Algues ou dans le recueil original, différent du français, Men of the Deep Waters. Certaines ne sont pas fantastiques, comme l’excellente My House Shall Be Called the House of Prayer, mais la plupart sont vraiment bien écrites et la plus emblématique de ses nouvelles, cauchemardesque à souhait, The Voice in the Night, figure dans les deux recueils. Et s’il aime vraiment, rien ne l’empêche d’essayer ses deux chefs d’œuvres ratés mentionnés plus haut, qui lui demanderont certainement plus d’abnégation.

Autre grand écrivain du fantastique : article.


lundi 28 septembre 2020

10 films à emporter sur une planète déserte

 

   


   J’écris peu sur le cinéma. D’une manière générale, le septième art me convient bien moins que la littérature (de fiction) ou la peinture. Il laisse peu à l’imagination du spectateur. Néanmoins il a tout de même quelques qualités indéniables. Et je ne pourrais pas dire que les 10 films listés ci-dessous n’aient pas eu un rôle dans mon background artistique.

   Le chiffre 10 est complètement arbitraire. Mais puisque c’est la coutume de sélectionner un mutiple de 10 pour les best of et que je n’aime pas les hit-parades à rallonge, autant le choisir. Bien sûr, cela m’oblige à éliminer un certain nombre de films qui m’ont marqué, comme par exemple Le rayon vert d’Éric Rohmer ou Yeelen de Souleymane Cissé et bien d’autres qui ne me reviennent pas à l’esprit présentement. De toute façon, l’intérêt de l’exercice se situe plutôt dans les réflexions qu’il suscite que de faire connaître mes goûts cinématographiques. Je dois d’ailleurs avertir le lecteur que je suis loin d’être un cinéphile expert et qu’il ne devra pas s’étonner s’il trouve mes choix quelque peu éclectiques ou regrettables. Comme je viens de le dire, ce n’est pas le propos. Ma liste est sans ordre de préférence, ni même chronologique.

   - Lanuit du chasseur de Charles Laughton : un classique, je crois bien, celui-là. Et un bide à sa sortie, ce qui ne devrait surprendre personne vu que la poésie presque expressionniste, le style « artiste », le recours au noir et blanc, le jeu complètement débridé et halluciné de l’ordinairement ultra sobre Robert Mitchum sont en opposition avec les qualités habituelles du cinéma américain. Celui-ci est fondamentalement sobre, net et précis, tourné entièrement vers l'efficacité narrative (dans l'ensemble, on pourra remarquer que les films américains que j'ai sélectionnés sont plutôt des exceptions confirmant la règle). Naturellement, il faut oublier les productions de la dernière décennie où on aurait du mal à trouver ces qualités, où en fait on aurait du mal à trouver n’importe quelle qualité. Quand on arrive à tenir le super héros pour l’horizon indépassable de son ambition artistique, c’est que l’intelligence est proche du point zéro. Je note, par contraste, la relativement bonne santé des séries américaines, enfin disons quelque unes, tellement plus novatrices et ambitieuses dans leur propos, dans leur qualités d’écriture et d’interprétation (mais cela va ensemble, bien entendu) et même dans leur mise en scène. Hélas, je doute que cela dure. Pour en revenir au film de Laughton, c’est un joyau solitaire et un peu fou, d’autant plus précieux qu’il est à peu près sans véritable équivalent, à ma connaissance, dans toute l’histoire du cinéma.

   M le Maudit de fritz Lang : Le lien avec le précédent doit être évident pour ceux qui ont vu les deux films. Et je suppose que c’est aussi la raison pour laquelle j’y pense maintenant. Toutefois, le film de Lang est paradoxalement, pour un Allemand de l’époque expressionniste, bien plus sobre que celui de l’Anglais. On dit que c’est l’ancêtre du cinéma moderne. Peut-être mais alors du cinéma moderne américain. En voyant ce très beau film, on ne s’étonne pas que Lang ait si bien réussi à Hollywood. J’aurais pu d’ailleurs ajouter plusieurs films de ce réalisateur dans ma liste, tous faits en Amérique, comme Règlement de compte avec Glen Ford ou Furie avec Spencer Tracy. Le fait d’avoir sans cesse à se débattre avec la morale étriquée des censeurs hollywoodiens, surtout quand il s’agit de sexe mais pas seulement, ainsi qu’avec les studios tout puissants, a finalement été bénéfique pour ses meilleurs films. Faute de pouvoir dire les choses clairement, il les a suggérées, ce qui n’est pas plus mal. Mais il faut souligner sa remarquable capacité d’adaptation car bien peu de cinéastes étrangers sont parvenus à faire de l’impitoyable carcan hollywoodien une force.

   Le Bateau de Wolfgang Petersen : encore un film allemand dira-t-on. Néanmoins ce n’est pas le point commun qui me fait passer de M le Maudit à ce film, c’est plutôt une différence essentielle : autant Lang a excellé à Hollywood, autant Petersen a sombré corps et bien (et âme) en migrant vers les USA, comme bien d’autres avant et après lui. Le meilleur film de sous-marin que je connaisse devant Alien, le septième passager et The Thing (un vaisseau spatial ou une base en antarctique ressemblent beaucoup à un sous-marin d’après ce que j’ai pu voir). La dramaturgie de ce très long film – il mérite vraiment d’être vu dans sa version longue – est impeccable. Je ne connais rien aux sous-marins mais on s’y croit vraiment. Pour le coup, on peut le dire, on est en totale immersion du début à la fin. Et voir des êtres humains dans des situations désespérées est toujours très émouvant. Je suppose que si on refaisait le film de nos jours, puisqu’on ne sait plus guère faire que des remakes (et encore) il y aurait deux noirs, un homosexuel, des filles à la parité et un cul de jatte à roulettes, soit dit sans offense pour ces diverses catégories tout à fait respectables.

   Blade Runner de Ridley Scott : ah, évidemment, puisqu’on parlait d’Alien, je ne pouvais pas ne pas y penser. Le meilleur film de science-fiction que j’ai vu. D’autant plus remarquable qu’à en juger par le roman dont il est tiré, vague brouillon comme souvent avec Dick, c’était loin d’être gagné d’avance. Une des réécritures cinématographiques les plus intelligentes qu’on ait jamais faite d’un roman. Et quel spectacle époustouflant ! Quel achèvement artistique ! Même la musique de Vangelis est formidable, pour une fois. À une époque, Scott savait ce que voulait dire le mot poésie. Evidemment, il a oublié toutes ces balivernes de jeunesse maintenant qu’il est vieux, riche et célèbre. Mieux vaudrait pour lui en tout cas oublier sa récente séquelle, même s’il n’en est que le producteur.

   Solaris d’Andreï Tarkovsky : l’autre grand film de science-fiction du siècle dernier. Tarkovsky est sans égal pour sa façon de filmer. Une poésie inouïe. Nettement moins convaincant en général dans la conduite de ses récits. Disons-le franchement : les films de Tarkovsky sont en moyenne bavards et ennuyeux pour les deux tiers et sublimes pour un seul tiers. Mais celui-ci est l’exception à la règle (d'une manière générale, ses premiers films sont nettement plus comestibles que ses derniers). Il tient la route dans l’ensemble, malgré ses rallonges et sa prolixité habituelles, et pour cause, il est issu d’un des meilleurs romans de SF qui soit. Cela n’empêche pas toutefois que la version hollywoodienne du roman avec Clooney soit très plate et complètement à côté de la plaque. J’aurais pu choisir à la place, toujours de l’artiste russe, Stalker, tiré d’un autre classique de la SF, pour ses images d’une beauté exceptionnelle, parmi les plus mystérieuses que Tarkovsky ait tournées, mais j’aime trop les bonnes histoires et de ce point de vue l’adaptation du roman des frères Strougatsky est un parfait massacre. Un cinéaste comme ce Russe est évidemment impensable dans le cadre hollywoodien : je crois que si ses films avaient été reformatés par les studios américains, il n’en serait pas resté un quart d’heure, pour une durée originale minimale de trois heures.

   La Guerre des Mondes de Spielberg : celui-ci n’est pas du même niveau que les deux derniers mais c’est le meilleur film de SF de ce siècle en cours (et bien que je ne voie pas beaucoup de films, je regarde à peu tout ce qui sort dans le domaine de la SF, excepté bien sûr les marvelleries et autres super-navets). En y réfléchissant un peu, ce doit être l’un des seuls films qui m’a vraiment impressionné depuis le commencement du nouveau millénaire. J’en ai vu des assez bons, voire presque bons, mais très peu de marquants. Pourquoi est-il si bon ? Parce que Spielberg et ses scénaristes ont eu au moins deux bonnes idées : la première, garder tout ce qui était fort dans le roman de Wells et il y a beaucoup de points forts ; la seconde, changer ce qui était faible. Pour être précis, l’histoire originale souffre surtout à mon avis d’être vue par un de ces personnages ennuyeux à mourir qu’on nous impose généralement dans ce type de récit : à savoir un scientifique ou un journaliste, un type dans le coup quoi, un initié. Avoir choisi un type lambda, un ouvrier, un docker, est dix fois plus efficace. Du coup, les événements qui arrivent vous tombent dessus exactement comme ils tombent sur ce pauvre Ray, sans intermédiaires verbeux et dispensables. Ensuite la maestria de Spielberg fait son œuvre et comme en plus les acteurs – la fillette en particulier – sont tous excellents, ça décolle vraiment. Bien entendu, il reste le dénouement plus qu'improbable de l’histoire. Comment croire que des êtres capables de surmonter des problèmes scientifiques et technologiques dont nous sommes bien incapables ignoreraient le danger d’organismes microbiens exogènes ? Impossible naturellement à moins d’être prêt à croire que Jonas a passé trois jours dans le ventre du gros poisson avant d’en ressortir (et là bien sûr, nul ne peut plus rien pour vous). Dans la réalité bien sûr, ce désastreux point de départ donné, le résultat était couru d'avance : notre espèce disparaissait ou se retrouvait encagée dans quelques parcs à thèmes extraterrestres histoire de garder quelques spécimens originaux et de préserver un tantinet le délicat sens de l'éthique des envahisseurs. Spielberg le sait. Wells devait lui aussi le savoir. Mais il faut croire que personne jusqu'à ce jour n’a trouvé de meilleure justification pour sauver le happy end.

   Amour et Pigeons : aucun rapport cette fois. Il vaut mieux le voir en version originale ("Lyoubov y golouby" en alphabet romanisé), selon moi, même si on ne comprend pas le russe. Je ne pouvais pas ne pas inscrire un film comique dans cette liste car je regarde souvent des films comiques et celui-ci est probablement mon favori.  J’aurais sans doute pu choisir un bon De Funès ou un des premiers Naked Gun ("y a-t-il un flic pour sauver la reine ?") ou une des aventures de Chourik pour cette même raison : le génie grimacier et le génie du mime. Amour et Pigeons a en plus un charme rare et le brin de folie. Ce sont des films que je peux regarder dix fois sans me lasser, comme les enfants. A noter que l'auteur du film, Vladimir Menshov, a réalisé un des autres films les plus populaires en Russie (encore actuellement), aussi sérieux qu'Amour et Pigeons est léger, mais tout aussi abouti pour ceux qui aiment les études de moeurs naturalistes (on dirait presque du cinéma français, mais du meilleur), Moscou ne croit pas aux larmes.

  Les plus belles années de notre vie de William Wyler : un plus beaux films de guerre, si on peut dire, que je connaisse. Je ne sais pas comment les spécialistes décrivent ce genre de films : film de guerre ? film sentimental ? mélodrame ? tragicomédie ? drame ? étude psychologique ? La poésie chez Wyler nait de l’extrême précision de ses scripts, de ses dialogues et de sa direction d’acteurs. Je suppose que les acteurs d’aujourd’hui adoreraient tourner avec un réalisateur comme Wyler. Sa capacité à raconter simplement et efficacement des histoires très complexes est extraordinaire. Il est d’ailleurs aussi bon dans presque tous les genres qu’il a essayé, même le western, apparemment peu fait pour sa subtilité et son sens du réalisme, comme il le prouve avec le superbe film Les Grands Espaces.

   La vie est belle de Frank Capra : je ne sais pas si on peut le qualifier de fable tragique tant l’optimisme de Capra semble antagoniste de l’idée de tragédie même. Tout le sujet des films de Capra, en tout cas les quatre ou cinq que j’ai pu voir, sont centrés autour du même thème : la confrontation poignante d’un gentil idéaliste – ils ne le sont pas tous, loin de là – avec tous les cyniques et les corrompus, innombrables, de ce monde, puis la victoire finale (et improbable) du premier, non sans avoir encaissé bien des coups avant. Et personne ne traite mieux cette problématique que lui dans l’univers du cinéma. Pas étonnant qu’il ait choisi James Stewart et Gary Cooper pour acteurs fétiches, tant leurs visages incarnent la droiture morale, la naïveté, la bonne volonté. Autant je comprends l’échec commercial d’un film comme La Nuit Du Chasseur, autant cela paraît mystérieux dans ce cas. Pourtant il bénéficie comme souvent avec Capra d’une fin heureuse. Peut-être que le public est sorti avant la fin. Sinon, je ne vois pas. À la réflexion, j’aurais pu choisir L’homme de la Rue avec Gary Cooper, plus réaliste, plus mélancolique aussi.

   Yojimbo de Kurozawa : c’est le film qui a inspiré très étroitement Pour une poignée de dollars, le western qui a rendu célèbre Léone et Eastwood. Le film original est à peu près cinq fois mieux bien que la version spaghetti ne démérite pas, loin de là. Mais il est impossible d’imaginer la force comique et la poésie débridée du film original en voyant ce remake. Toshiro Mifune est génial en samouraï psychopathe (son jeu est si allumé et fantasque qu’on dirait qu’il a regardé avant Mitchum jouer le faux pasteur dans le film de Laughton). C’est mon préféré du cinéaste japonais. Mais de Kurosawa, je n’ai en fait que des bons souvenirs : j’aurais pu ainsi choisir Ran, l’excellente adaptation du roi Lear de Shakespeare ou la superbe ode à la nature Derzou Ouzala où l’on assiste à la lutte pour la survie de l’homme civilisé face à la nature puis à la lutte pour la survie de l’homme de la nature face à la société moderne. Ce dernier film me fait à chaque fois penser au destin tragique d’André Cognat, qui, abandonnant métier, famille, amis, pays, partit un jour, sans filet de secours, pour l’Amazonie, la Guyane, où il vécut vingt ans avec femme et enfants dans un village indien perdu au milieu de la forêt. Puis au bout de vingt ans, lui qui a tout quitté par rejet de la société occidentale, s’aperçoit que les siens, amis, femme, enfants, n’ont pas de plus grand désir que d’appartenir à cette société qu’il a fui : avoir une télé, des vêtements, des baskets, aller en ville faire du shopping… Et du coup, parce qu’il s’est engagé au plus profond de son âme, il ne lui reste pas d’autre choix que d’aider et guider ceux qui sont devenus son peuple à s’intégrer à cette civilisation à laquelle il avait cru un jour échapper. Une histoire terrible et emblématique qui mériterait à coup sûr d’être (re) filmée puisque les deux documentaires consacrés à cet homme hors du commun sont devenus pratiquement invisibles. Mais pour ça, il faudrait sans doute un nouveau Kurozawa.

vendredi 4 septembre 2020

Desseins éternels : une explication de texte


 Le sens de l’histoire

Desseins Éternels est la seule histoire à clef(s) que j’ai écrite à ce jour, mis à part, peut-être, mon roman Les Survivants. Cette nouvelle ne peut en effet se comprendre pleinement, au moins pour un esprit rationnel, que si on possède la clef, ou, plus exactement une des deux clefs qui en ouvrent les portes. Oh, je suis convaincu qu’on peut la lire et l’apprécier sans jamais avoir eu vent de l’existence de ces deux clefs, mais c’est tout de même plus satisfaisant et plus pratique si on les possède. Personnellement, quand je lis un de ces récits à énigme, je n’aime pas beaucoup que l’auteur me plante dans le noir complet arrivé à la fin. Et bien que j’ai parsemé le récit de nombreux indices permettant de découvrir la première clef, que je l’ai nommée comme on le verra plus loin, je sens que certains lecteurs pourraient encore trouver ces lueurs insuffisantes pour éclairer cette ténébreuse étude de mœurs. Il est possible aussi que même le lecteur perspicace ressente le besoin d’avoir la justesse de ses idées confirmée par l’auteur lui-même.

Je vais donc me livrer à un exercice que je n’aurais pas cru refaire depuis que j’ai quitté le lycée (en tant qu’élève), à savoir une explication de texte en bonne et due forme. En effet, je me suis aperçu que celle-ci était, pour une fois, presque aussi distrayante que la nouvelle elle-même, bien qu’on perde à mon avis une bonne partie de son charme. Enfin et surtout, cela signifie que la suite de cet article sera un énorme spoiler ; je ne peux donc que déconseiller de le lire si on n’a pas déjà lu la nouvelle ou si on n’aime tout simplement pas les explications de texte.

En apparence, Desseins Éternels se présente comme une histoire d’amour contrarié et donc d’autant plus exacerbé. Dans le texte de présentation, on apprend que le récit est calqué sur le modèle fourni par les anciens contes pour enfant où il y a une belle emprisonnée dans un château sous la garde d’un magicien et parfois d’un dragon et dans lequel un jeune héros, chevalier à ses heures perdues, se propose de délivrer et enlever la belle sur son puissant destrier malgré l’exemple funeste d’une ribambelle de ses prédécesseurs ayant trouvé une mort brutale dans l’entreprise. La différence importante est ici que l’histoire se déroule au vingtième siècle, sans doute peu après le temps des hippies. Le chevalier est un jeune médecin de campagne, la belle est une étudiante dont la prison se partage entre l’internat d’une école pour filles très stricte et sa chambre solitaire dans l’immense demeure rénovée de ses parents adoptifs. Le méchant magicien est un artiste de renommée mondiale et son épouse, l’horrible vieille barbichue et palpeuse, est le dragon du conte. Le puissant destrier est une R16, modèle de luxe, si on ose dire. Enfin, le château est un château, ou plutôt ce qu’il en reste après que la partie supérieure ait été détruite puis reconstruite dans un goût nettement plus moderne, sans doute celui de l’artiste lui-même. Le médecin et la jeune femme tombent donc amoureux, un vrai coup de foudre réciproque, et pour des raisons inexpliquées, mais que l’on peut supposer, ils décident de fuir pour vivre librement leur passion. En effet, on sait que le jeune médecin a le défaut d’être déjà marié et père de deux enfants. De plus, il est vraisemblable que la belle fugitive n’a pas l’accord de ses parents pour vivre son histoire d’amour avec cet homme marié et peut-être même n’a-t-elle pas atteint la majorité, ce qui l’oblige légalement à obtenir cet accord. Cela expliquerait aussi la crainte du couple d’avoir la police à ses trousses. En apparence donc, la nouvelle raconte l’histoire d’une fuite manquée. Néanmoins, même pour un lecteur peu attentif, il est clair que certains détails et certains événements sont inexplicables dans ce cadre strictement réaliste.

Desseins Éternels est en fait, sans surprise, un récit fantastique. Quiconque est confronté à une coïncidence aussi miraculeuse que celle du coup de foudre, au sens propre, qui est cause de l’accident de circulation, qui lui-même est cause du retour imprévu des fugitifs à la case départ, ne peut éviter de le subodorer. D’autant plus si on ajoute le fait, hallucinant d’improbabilité, que le conducteur du véhicule accidenté et brûlé est justement le propre frère de la fugitive qu’elle n’a plus revu depuis de années. Il y a dont une autre explication à chercher.

Voici la première clef, celle que j’ai pratiquement donnée dans la nouvelle au lecteur, mais qui l’a remarquée ? La famille mythique à laquelle appartient la jeune fuyarde n’est autre que la célèbre famille des dieux antiques, dont le chef s’appelle Jupiter ou Jove. Dans ce cadre, la belle fugitive est Vénus, déesse de l’amour, son frère étant ici le dieu de la mort, encore appelé… Mors (j’ai pris quelques libertés avec l’arbre généalogique des dieux romains car il n’y a selon la tradition antique aucun lien filial entre ces deux-là et cela ne me convenait pas). Ils sont ici frère et sœur, jumeaux probablement, puisqu’en vérité l’amour et la mort sont indissociables (que vaudrait l’amour sans la mort et inversement ?). Plutôt qu’à Junon, la vieille Arlette Sandor m’a été inspirée par un croisement des Parques romaines et des Érinyes grecques et a donc tout de la sorcière. Elle représente le destin, mais un destin tragique, voire cruel, dû à son goût pour la persécution. Elle est poilue et palpeuse comme une araignée qui tisse les fils de la destinée pour mieux prendre ses proies. Naturellement, on comprend ainsi beaucoup mieux pourquoi l’éclair a frappé à cet endroit précisément puisqu’il est manié par le dieu du tonnerre. Arlette a visiblement tissé la trame qui a conduit son fils, Lewellyn, vers son destin, et celui du couple fugitif, sans aucun doute pour complaire aux désirs peu douteux de son mari Jupiter. Et bien sûr tous ces gens sont immortels, ce qui peut expliquer la guérison impressionnante de Lewellyn (mais pas forcément, comme on verra). Quel est donc alors le rôle de Dan, le médecin, dans ce cadre ? Et pourquoi Jupiter depuis son trône céleste n’a-t-il pas tout simplement frappé la voiture conduite par Dan ? Pourquoi lui laisse-t-il la vie sauve ? Pourquoi Dan a-t-il lui aussi son portrait dans la cave ? Eh bien la solution à toutes ses devinettes, la clef dont je parlais, est tout bonnement son nom de famille. Vedius, appelé encore Vejovis, est le nom du dieu romain de la guérison, moins connu qu’Esculape, assimilé à Apollon et considéré, fait plus significatif encore, comme un anti-Jupiter : ce serait en effet le sens étymologique de son nom : Vejovis = anti-jove ; Vedius = anti-dieu.

Mais si vous me suivez bien, cette première clef mène à une seconde, presque évidente maintenant, ouvrant la porte d’une autre mythologie. Et bien qu’elle rentre plus imparfaitement dans la serrure que la première (la clef), c’est celle que je préfère. La porte qu’ouvre cette seconde clef est celle de la mythologie chrétienne dans son périmètre large. Un indice très sérieux est fourni par le fait que Sandor est un artiste, ce qui se rapproche le plus d’un créateur. Un autre est que tous les personnages de l’histoire excepté lui-même, ont leur portrait dans les sous-sols du château. De plus, on a la nette impression que Lewellyn, le frère de Daehlia, disparait à l’intérieur du tableau qui le représente. L’explication de tout cela est que le peintre ne l’a pas réalisé en utilisant Lewellyn comme modèle mais tout au contraire que le tableau est le modèle de Lewellyn. En clair, Il est sorti du tableau et y retourne à la fin. Cela veut donc dire que Sandor n’est autre que le dieu créateur, le Dieu unique, le Père, celui dont parle Jésus. Tous les autres, mortels comme immortels, sont ses créatures. Il ne les a pas tirés de sa cuisse, comme Jupiter, mais de son souffle créateur. Dans ce cadre, la jeune femme est l’ange de l’amour et son frère l’ange de la mort. Quoique bénéficiant d’avantages considérables par rapport à de simples mortels, ils ne sont clairement pas au même niveau que Dieu. Ce sont des messagers, des intercesseurs peut-être, entre Lui et les hommes.

Finalement, dans cette mythologie chrétienne, qui est alors Dan ? Je pense avoir maintenant donné suffisamment d’indices, sans compter ceux qui existent dans le récit lui-même pour que le lecteur y réponde tout seul.

 

Le cadre de l’histoire

Desseins Éternels se situe dans le même cadre que le roman Anahita, l’éternité enfin ! Ils se passent tous deux en France dans une bourgade du Centre, au sud de la Beauce, très peu réputée pour son pittoresque. La majorité des personnages de la nouvelle sont présents dans le roman. Toutefois, la nouvelle ne se passe pas à la même époque. Anahita est quasi contemporain de l’époque où il a été écrit, à savoir de 2018 à 2019. Une autre différence majeure doit sauter aux yeux du lecteur. Il n’y a pas d’indices dans le roman que les Sandors et leurs enfants adoptifs soient autre chose que ce qu’ils paraissent, des humains ordinaires, mortels de toute évidence et dépourvus de tout pouvoir spécial. Pour concilier les deux, le roman et la nouvelle, on est donc obligé de conclure que les deux textes se situent dans des univers parallèles, presque semblables. Néanmoins le thème principal est strictement le même dans les deux cas : la recherche de l’amour éternel. Dan le recherche sans le savoir et le trouve sous sa forme la plus littérale en la personne de Daehlia, déesse de l’amour et donc éternelle. Mansour, le personnage principal du roman, sait lui ce qu’il cherche mais ne le trouvera que sous une forme symbolique. On pourrait croire que Mansour a été dupé ; en réalité il n’en est rien et c’est d’ailleurs la seule de mes histoires dont je peux dire sans craindre de me tromper qu’elle finit bien.

Pour finir, un dernier mot sur la chronologie de ces deux textes parents. Bien que le roman soit sorti un peu avant, c’est la nouvelle que j’ai d’abord écrite, comme cela m’arrive de temps en temps (par exemple Lycanthropie a été écrite plusieurs années avant que j’ai l’idée de la compléter par le récit des autres personnages et d’en faire un roman, Les Survivants). En fait, Desseins Éternels est l’une des toutes premières fictions que j’ai écrite, un peu avant la fin du dernier millénaire. Je ne l’ai jamais publiée, insatisfait de la fin. Ce n’est que cette année que j’ai eu le déclic et trouvé enfin… la clef qui me manquait.



Ce livre est disponible en version e-book ici.
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dimanche 16 août 2020

Rousseau : vérité, mensonge et antidote

 

   Dernièrement, je relisais Les Promenades D’Un Rêveur Solitaire, ce qui m’arrive environ une fois par décennie, comme pour tous mes livres de chevet (qui ont le point commun d'être brefs). Néanmoins, même par mes livres de chevet, je ne suis jamais qu’au deux tiers convaincu, à une certaine sorte d’exceptions près dont je parlerai plus loin. C’est particulièrement vrai pour les livres de philosophes, vulgarisateurs scientifiques, essayistes, bref toute la famille d’écrivains qui se fait un devoir de penser juste, y compris pour les autres, ceux qui ne pensent pas, ou mal.

    Rousseau, comme homme, m’irrite à peu près autant qu’il m’est sympathique. Comme écrivain, je le trouve agréable malgré parfois des préciosités d’époque. Comme penseur, il est très intéressant, remarquablement clair, ce qui nous change des philosophes obscurs pour faire savant (vouloir faire entrer tous les champs de la pensée dans la Science est une tendance pathologique de nos sociétés occidentales : on en a encore un bel exemple aujourd’hui). C’est aussi un excellent illustrateur, à savoir qu’il sait rendre ses réflexions divertissantes pour le lecteur en plus d’être intéressantes en soi (un Kant ne s’abaisserait évidemment pas à de telles vulgarités, lui qui portait un mouchoir devant sa bouche au cas où il aurait le malheur de rencontrer un importun postillonneur lors de sa promenade hygiénique quotidienne – il aurait été parfaitement à son aise dans notre époque d’enfermement et de distanciation hystérique (et non d’enfermement des hystériques : ceux-là sont visiblement tous en liberté) ; malheureusement, il aurait mieux valu alors pour lui être Français qu’Allemand.

    En fait, il m’irrite aussi comme penseur, mais ce n’est pas particulier à lui. Par exemple, lors de la Quatrième Promenade, il discute du problème effectivement délicat mais pas très compliqué de la vérité et du mensonge. Ce qu’il dit est intéressant et assez convainquant en général, ce qui ne surprendra pas grand monde, à part les voltairiens si ça existe encore. La question plus précisément est : quand peut-on ou doit-on mentir sans faire affront à la vertu ni à autrui ni à soi-même ? Y-a-t-il des circonstances qui exonèrent le menteur ? Rousseau répond à la seconde question par l’affirmative (et je suis d’accord avec lui, quoique pour une autre raison). En gros, il estime que les mensonges de timidité, qui ne sont guère qu’une variante du mensonge de politesse, s’ils ne sont pas vertueux, sont néanmoins dénués de faute car ils n’enlèvent rien à ceux à qui on les dit ni à soi-même. OK, admettons, mais comme toujours chez lui dans ses derniers écrits, il glisse rapidement du général au personnel, et c’est là que ça se gâte. Pour nous assurer de l’innocuité de cette forme de mensonges, il offre en exemple sa répartie ou plutôt son absence de répartie lors d’un dîner mondain (tout est un peu mondain pour Rousseau au-dessus de six personnes) qui lui fait proférer un grossier mensonge lorsqu’on lui demande s’il a eu des enfants. Grossier car tout le monde et ses interlocuteurs les premiers savent qu’il ment et qu’il va mentir. En effet, qui peut ignorer dans la bonne société qu’il a abandonné ses enfants à l’Assistance Publique, depuis que le fait a été révélé au public par Voltaire et confirmé par Jean-Jacques lui-même (il faut réaliser que Rousseau était un des hommes les plus célèbres de son vivant, non seulement en France mais dans tout le monde occidental et que ses livres étaient de vrais best-sellers pour l’époque ; quand dans les Promenades, il s’inquiète d’être reconnu partout et par tous, il exagère à peine). Le sourire entendu de son hôtesse lui dit assez qu’elle est déjà au fait du sort de ses enfants. Et donc il veut nous convaincre et surtout se convaincre lui-même que ce mensonge est sans préjudice pour quiconque car il ne médit de personne, n’enlève rien à personne (ses voisins qui savent déjà), sauf peut-être à lui-même, finit-il par concéder, qui se rend joliment ridicule à cette occasion (mais il a l’habitude). En fait, il ne pouvait pas prendre pire exemple. Car en mentant à ce sujet, il renie une seconde fois ses enfants après ses Confessions en plus de les abandonner et probablement de les envoyer à la mort (c’était le lot habituel des enfants trouvés) : je crains que ce ne soit impardonnable pour les concernés s’ils ont survécu, timidité ou pas. De plus il en profite pour nullifier le rôle et même l’existence de sa compagne et bientôt épouse, à tel point que si on ne le connaissait pas, on croirait qu’il a toujours été célibataire (il se qualifie curieusement de « vieux garçon » lui qui vit avec Thérèse depuis des décennies et avec qui, de toute évidence, il a fait ces enfants). Il est ironique de constater que ce grand écrivain et grand penseur nous met involontairement juste devant le nez son plus mauvais côté en pensant se dédouaner. En fait, le problème de Rousseau est qu’il est égocentrique, monstrueusement égocentrique, aussi égocentrique que Nietzsche, ce qui n’est pas peu dire, et cela l’empêche de voir l’éléphant dans la pièce.

    La question du mensonge licite est pourtant assez aisée à résoudre si on écarte le cas du mensonge par timidité (ou de politesse), sans grand intérêt mais très difficile à démêler. Il n’y a que deux cas où le mensonge est non seulement licite mais à mon avis souhaitable : le premier, comme le relève justement Rousseau est celui du créateur de fictions et je renverrai le lecteur à son explication très convaincante. L’autre est le mensonge que je qualifie de légitime défense et dont Rousseau oublie curieusement de parler. Pour vous protéger ou pour protéger vos proches, amis ou familles, il est des cas où il faut au minimum mentir par omission et si nécessaire mentir positivement. Vous faites bien de mentir à tous les gens qui ont ou pourraient avoir du pouvoir sur vous ou sur vos proches si vous leur accordiez certaines divulgations. Il est légitime de mentir à son employeur, à son supérieur hiérarchique, aux émissaires du gouvernement, à l’armée d’occupation, si l’information demandée, plus ou moins poliment, peut nuire gravement à vous ou vos proches, en tout cas beaucoup plus que votre mensonge ne nuira à ces personnes. Je suis sûr que tout le monde trouvera des exemples tirés de sa propre vie ou de celles d’autrui. Après tout, même Jésus a menti aux envoyés des Pharisiens sur la date où il monterait à Jérusalem, sachant qu’ils cherchaient à le piéger.

    Bon, je lisais donc cette Quatrième Promenade et il m’a irrité si fort, ce « meilleur des hommes ayant jamais existé », que j’ai ressenti le besoin d’un lavage de cerveau, d’un antidote au poison intellectuel qu’il venait de me distiller, probablement avec les meilleures intentions du monde. J’ai aussitôt pensé à Nietzsche et son surhomme, parce qu’il est philosophe lui aussi, opposé en presque tout, qui plus est Allemand, et dont la détestation de Rousseau me semblait gage du bon effet qu’il aurait sur ma psyché. Mais non, le remède ne convenait pas. Les pensées d’un mégalomaniaque ne corrigent pas celles d’un paranoïaque. C’est toujours la même pulsion au travail, le même grossissement invraisemblable du moi. Et finalement j’ai trouvé mon antidote, de façon un peu inattendue, dans les Poésies de Lautréamont. Pourquoi me direz-vous ? Quel rapport ? À vrai dire, je ne le vois pas bien mais le fait est que ça marche (pour moi en tout cas). Contrairement à Rousseau, tout le but de Lautréamont semble de se faire détester par un maximum de monde. Son ironie glacée, son arrogance punissable, sa férocité de fauve tapi, son maniement de la maxime comme d’un couteau acéré, son désespoir terminal et sans doute encore un je ne sais quoi d’autre de mystérieux, font de cet écrit un antidote efficace aux Promenades. Bien sûr, il faut d’abord lire Rousseau pour absorber cette potion très concentrée sans danger. Et je soupçonne donc que l’antidote et le poison peuvent s’inverser sans difficulté.

    Bien, me dis-je, si ça marche pour ces deux-là, peut-être qu’on peut trouver un antidote à chaque penseur grave. Car le fait est que la lecture de la plupart des essais ou philosophies qui possèdent un véritable principe actif contient par cela même un poison, administré à forte dose. Et ces écrivains sont rarement des adeptes de la dilution, comme Rabelais, de leur substantifique moelle. Mieux vaut donc se préparer un antidote tout prêt avant d’ouvrir un de ces ouvrages dangereux. Je me mis à songer. Est-ce que Les Voyages De Gulliver ne seraient pas le plus merveilleux antidote à La Critique De La Raison Pure ? Et ne faudrait-il pas pour la santé de notre psychisme continuer Les Pensées de pascal, l’homme du « tout le malheur de l’homme est de ne pas savoir rester dans sa chambre » par une version non expurgée des Mille Et Une Nuits, celle de Mardrus de préférence, même avec ses ornements très dispensables. Pour le lecteur qui s’est engagé à lire intégralement La Recherche Du Temps Perdu, je lui prescrirais sans hésiter de lire en parallèle l’œuvre complète de Jack London pour faire contrepoids. Ou bien l’inverse. N’importe quel roman pour enfant de Georges Sand suffira pour guérir d’un excès du Marquis de Sade, sauf Les Cent Vingt Journées De Sodome où il faudra un remède plus fort et où je conseillerai carrément l’œuvre intégrale de la Comtesse de Ségur. Certains auteurs fabriquent leur propre antidote au cours de leur généralement longue vie : lisez La Mort D’Ivan Ilitch ou Le Père Serge après Guerre Et Paix. Enfin, des livres sont à eux-mêmes leur antidote, sans doute par esprit de contradiction : la Bible en est un.

    Comme on voit, je suis rapidement passé des penseurs purs aux romanciers, conteurs et poètes (si on inclut Lautréamont parmi les poètes). Et donc je me suis demandé, presque horrifié, si ce n’était pas toute la littérature qui avait besoin d’un antidote. Après réflexion, j’ai estimé que c’était très exagéré. D’abord, comme je l’ai déjà laissé entendre, tous les livres sans principe actif, la grande majorité de ce qui se publie, n’ont aucun besoin d’antidote : ils sont nuls et non avenus, aussitôt finis aussitôt oubliés. Ensuite, je suis certain d’avoir lu un certain nombre de livres, généralement brefs mais pas toujours, qui ne nécessitent l’emploi d’aucun médicament, sans doute parce qu’ils possèdent plusieurs principes actifs qui tous se compensent ou bien sont dosés pour éviter les effets délétères. J’ai déjà cité le plus fameux d’entre eux. Si je suis mes goûts personnels, je pourrais ajouter l’ouvre poétique complète de Rimbaud (il faut bien lire tout, du début à la fin, ce qui est de toute façon assez bref, sans quoi le bon effet risque d’être gâché). Je n’ai aucun problème non plus à la lecture de Bartleby, d’Alice À Travers Le Miroir, des nouvelles intégrales de Tchekov (mais sûrement pas les pièces), des Mille Et Une Nuits sans Mardrus, de L’Odyssée, de La Métamorphose, du Horla ou d’Olalla Des Montagnes. Le point commun de tous ces ouvrages est qu’ils sont poétiques au sens le plus profond. Ils ne délivrent aucun message explicite, aucune moralité, aucun guide de vie, aucune règle de pensée, même pas celle d’être rationnel : ils parlent à l’esprit et non à l’intelligence.