Dernièrement, je relisais Les Promenades D’Un Rêveur
Solitaire, pardon, je veux dire Les Rêveries D'Un Promeneur Solitaire, ce qui m’arrive environ une fois par décennie, comme pour tous mes
livres de chevet (qui ont le point commun d'être brefs). Néanmoins, même par mes livres de chevet, je ne suis jamais
qu’au deux tiers convaincu, à une certaine sorte d’exceptions près dont je
parlerai plus loin. C’est particulièrement vrai pour les livres de philosophes,
vulgarisateurs scientifiques, essayistes, bref toute la famille d’écrivains qui
se fait un devoir de penser juste, y compris pour les autres, ceux qui ne
pensent pas, ou mal.
Rousseau, comme homme, m’irrite à peu près autant qu’il
m’est sympathique. Comme écrivain, je le trouve agréable malgré parfois des
préciosités d’époque. Comme penseur, il est très intéressant, remarquablement
clair, ce qui nous change des philosophes obscurs pour faire savant (vouloir
faire entrer tous les champs de la pensée dans la Science est une tendance
pathologique de nos sociétés occidentales : on en a encore un bel exemple
aujourd’hui). C’est aussi un excellent illustrateur, à savoir qu’il sait rendre
ses réflexions divertissantes pour le lecteur en plus d’être intéressantes en
soi (un Kant ne s’abaisserait évidemment pas à de telles vulgarités, lui qui portait
un mouchoir devant sa bouche au cas où il aurait le malheur de rencontrer un
importun postillonneur lors de sa promenade hygiénique quotidienne – il aurait
été parfaitement à son aise dans notre époque d’enfermement et de distanciation hystérique (et non
d’enfermement des hystériques : ceux-là sont visiblement tous en
liberté) ; malheureusement, il aurait mieux valu alors pour lui être
Français qu’Allemand.
En fait, il m’irrite aussi comme penseur, mais ce n’est pas
particulier à lui. Par exemple, lors de la Quatrième Promenade, il discute du
problème effectivement délicat mais pas très compliqué de la vérité et du
mensonge. Ce qu’il dit est intéressant et assez convainquant en général, ce qui
ne surprendra pas grand monde, à part les voltairiens si ça existe encore. La
question plus précisément est : quand peut-on ou doit-on mentir sans faire
affront à la vertu ni à autrui ni à soi-même ? Y-a-t-il des circonstances
qui exonèrent le menteur ? Rousseau répond à la seconde question par
l’affirmative (et je suis d’accord avec lui, quoique pour une autre raison). En
gros, il estime que les mensonges de timidité, qui ne sont guère qu’une variante
du mensonge de politesse, s’ils ne sont pas vertueux, sont néanmoins dénués de
faute car ils n’enlèvent rien à ceux à qui on les dit ni à soi-même. OK,
admettons, mais comme toujours chez lui dans ses derniers écrits, il glisse
rapidement du général au personnel, et c’est là que ça se gâte. Pour nous assurer
de l’innocuité de cette forme de mensonges, il offre en exemple sa répartie ou
plutôt son absence de répartie lors d’un dîner mondain (tout est un peu mondain
pour Rousseau au-dessus de six personnes) qui lui fait proférer un grossier
mensonge lorsqu’on lui demande s’il a eu des enfants. Grossier car tout le
monde et ses interlocuteurs les premiers savent qu’il ment et qu’il va mentir.
En effet, qui peut ignorer dans la bonne société qu’il a abandonné ses enfants
à l’Assistance Publique, depuis que le fait a été révélé au public par Voltaire
et confirmé par Jean-Jacques lui-même (il faut réaliser que Rousseau était un
des hommes les plus célèbres de son vivant, non seulement en France mais dans
tout le monde occidental et que ses livres étaient de vrais best-sellers pour
l’époque ; quand dans les Promenades, pardon, les Rêveries, il s’inquiète d’être reconnu partout
et par tous, il exagère à peine). Le sourire entendu de son hôtesse lui dit
assez qu’elle est déjà au fait du sort de ses enfants. Et donc il veut nous
convaincre et surtout se convaincre lui-même que ce mensonge est sans préjudice
pour quiconque car il ne médit de personne, n’enlève rien à personne (ses
voisins qui savent déjà), sauf peut-être à lui-même, finit-il par concéder, qui
se rend joliment ridicule à cette occasion (mais il a l’habitude). En fait, il
ne pouvait pas prendre pire exemple. Car en mentant à ce sujet, il renie une
seconde fois ses enfants après ses Confessions en plus de les abandonner et
probablement de les envoyer à la mort (c’était le lot habituel des enfants
trouvés) : je crains que ce ne soit impardonnable pour les concernés s’ils
ont survécu, timidité ou pas. De plus il en profite pour nullifier le rôle et
même l’existence de sa compagne et bientôt épouse, à tel point que si on ne le
connaissait pas, on croirait qu’il a toujours été célibataire (il se qualifie
curieusement de « vieux garçon » lui qui vit avec Thérèse depuis des
décennies et avec qui, de toute évidence, il a fait ces enfants). Il est
ironique de constater que ce grand écrivain et grand penseur nous met
involontairement juste devant le nez son plus mauvais côté en pensant se
dédouaner. En fait, le problème de Rousseau est qu’il est égocentrique,
monstrueusement égocentrique, aussi égocentrique que Nietzsche, ce qui n’est pas
peu dire, et cela l’empêche de voir l’éléphant dans la pièce.
La question du mensonge licite est pourtant assez aisée à
résoudre si on écarte le cas du mensonge par timidité (ou de politesse), sans
grand intérêt mais très difficile à démêler. Il n’y a que deux cas où le
mensonge est non seulement licite mais à mon avis souhaitable : le premier,
comme le relève justement Rousseau est celui du créateur de fictions et je
renverrai le lecteur à son explication très convaincante. L’autre est le
mensonge que je qualifie de légitime défense et dont Rousseau oublie curieusement
de parler. Pour vous protéger ou pour protéger vos proches, amis ou familles,
il est des cas où il faut au minimum mentir par omission et si nécessaire
mentir positivement. Vous faites bien de mentir à tous les gens qui ont ou
pourraient avoir du pouvoir sur vous ou sur vos proches si vous leur accordiez
certaines divulgations. Il est légitime de mentir à son employeur, à son
supérieur hiérarchique, aux émissaires du gouvernement, à l’armée d’occupation,
si l’information demandée, plus ou moins poliment, peut nuire gravement à vous
ou vos proches, en tout cas beaucoup plus que votre mensonge ne nuira à ces
personnes. Je suis sûr que tout le monde trouvera des exemples tirés de sa
propre vie ou de celles d’autrui. Après tout, même Jésus a menti aux envoyés
des Pharisiens sur la date où il monterait à Jérusalem, sachant qu’ils
cherchaient à le piéger.
Bon, je lisais donc cette Quatrième Promenade et il m’a
irrité si fort, ce « meilleur des hommes ayant jamais existé », que
j’ai ressenti le besoin d’un lavage de cerveau, d’un antidote au poison
intellectuel qu’il venait de me distiller, probablement avec les meilleures
intentions du monde. J’ai aussitôt pensé à Nietzsche et son surhomme, parce
qu’il est philosophe lui aussi, opposé en presque tout, qui plus est Allemand,
et dont la détestation de Rousseau me semblait gage du bon effet qu’il aurait
sur ma psyché. Mais non, le remède ne convenait pas. Les pensées d’un
mégalomaniaque ne corrigent pas celles d’un paranoïaque. C’est toujours la même
pulsion au travail, le même grossissement invraisemblable du moi. Et finalement
j’ai trouvé mon antidote, de façon un peu inattendue, dans les Poésies de
Lautréamont. Pourquoi me direz-vous ? Quel rapport ? À vrai dire, je
ne le vois pas bien mais le fait est que ça marche (pour moi en tout cas). Contrairement
à Rousseau, tout le but de Lautréamont semble de se faire détester par un
maximum de monde. Son ironie glacée, son arrogance punissable, sa férocité de
fauve tapi, son maniement de la maxime comme d’un couteau acéré, son désespoir
terminal et sans doute encore un je ne sais quoi d’autre de mystérieux, font de
cet écrit un antidote efficace aux Promenades. Bien sûr, il faut d’abord lire
Rousseau pour absorber cette potion très concentrée sans danger. Et je
soupçonne donc que l’antidote et le poison peuvent s’inverser sans difficulté.
Bien, me dis-je, si ça marche pour ces deux-là, peut-être
qu’on peut trouver un antidote à chaque penseur grave. Car le fait est que la
lecture de la plupart des essais ou philosophies qui possèdent un véritable principe
actif contient par cela même un poison, administré à forte dose. Et ces
écrivains sont rarement des adeptes de la dilution, comme Rabelais, de leur
substantifique moelle. Mieux vaut donc se préparer un antidote tout prêt avant
d’ouvrir un de ces ouvrages dangereux. Je me mis à songer. Est-ce que Les Voyages
De Gulliver ne seraient pas le plus merveilleux antidote à La Critique De La
Raison Pure ? Et ne faudrait-il pas pour la santé de notre psychisme
continuer Les Pensées de pascal, l’homme du « tout le malheur de l’homme
est de ne pas savoir rester dans sa chambre » par une version non expurgée
des Mille Et Une Nuits, celle de Mardrus de préférence, même avec ses ornements
très dispensables. Pour le lecteur qui s’est engagé à lire intégralement La
Recherche Du Temps Perdu, je lui prescrirais sans hésiter de lire en parallèle l’œuvre
complète de Jack London pour faire contrepoids. Ou bien l’inverse. N’importe
quel roman pour enfant de Georges Sand suffira pour guérir d’un excès du
Marquis de Sade, sauf Les Cent Vingt Journées De Sodome où il faudra un remède
plus fort et où je conseillerai carrément l’œuvre intégrale de la Comtesse de
Ségur. Certains auteurs fabriquent leur propre antidote au cours de leur
généralement longue vie : lisez La Mort D’Ivan Ilitch ou Le Père Serge après Guerre
Et Paix. Enfin, des livres sont à eux-mêmes leur antidote, sans doute par
esprit de contradiction : la Bible en est un.
Comme on voit, je suis rapidement passé des penseurs purs aux romanciers, conteurs et poètes (si on inclut Lautréamont parmi les poètes). Et donc je me suis demandé, presque horrifié, si ce n’était pas toute la littérature qui avait besoin d’un antidote. Après réflexion, j’ai estimé que c’était très exagéré. D’abord, comme je l’ai déjà laissé entendre, tous les livres sans principe actif, la grande majorité de ce qui se publie, n’ont aucun besoin d’antidote : ils sont nuls et non avenus, aussitôt finis aussitôt oubliés. Ensuite, je suis certain d’avoir lu un certain nombre de livres, généralement brefs mais pas toujours, qui ne nécessitent l’emploi d’aucun médicament, sans doute parce qu’ils possèdent plusieurs principes actifs qui tous se compensent ou bien sont dosés pour éviter les effets délétères. J’ai déjà cité le plus fameux d’entre eux. Si je suis mes goûts personnels, je pourrais ajouter l’ouvre poétique complète de Rimbaud (il faut bien lire tout, du début à la fin, ce qui est de toute façon assez bref, sans quoi le bon effet risque d’être gâché). Je n’ai aucun problème non plus à la lecture de Bartleby, d’Alice À Travers Le Miroir, des nouvelles intégrales de Tchekov (mais sûrement pas les pièces), des Mille Et Une Nuits sans Mardrus, de L’Odyssée, de La Métamorphose, du Horla ou d’Olalla Des Montagnes. Le point commun de tous ces ouvrages est qu’ils sont poétiques au sens le plus profond. Ils ne délivrent aucun message explicite, aucune moralité, aucun guide de vie, aucune règle de pensée, même pas celle d’être rationnel : ils parlent à l’esprit et non à l’intelligence.
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