dimanche 16 août 2020

Rousseau : vérité, mensonge et antidote

 

   Dernièrement, je relisais Les Promenades D’Un Rêveur Solitaire, ce qui m’arrive environ une fois par décennie, comme pour tous mes livres de chevet (qui ont le point commun d'être brefs). Néanmoins, même par mes livres de chevet, je ne suis jamais qu’au deux tiers convaincu, à une certaine sorte d’exceptions près dont je parlerai plus loin. C’est particulièrement vrai pour les livres de philosophes, vulgarisateurs scientifiques, essayistes, bref toute la famille d’écrivains qui se fait un devoir de penser juste, y compris pour les autres, ceux qui ne pensent pas, ou mal.

    Rousseau, comme homme, m’irrite à peu près autant qu’il m’est sympathique. Comme écrivain, je le trouve agréable malgré parfois des préciosités d’époque. Comme penseur, il est très intéressant, remarquablement clair, ce qui nous change des philosophes obscurs pour faire savant (vouloir faire entrer tous les champs de la pensée dans la Science est une tendance pathologique de nos sociétés occidentales : on en a encore un bel exemple aujourd’hui). C’est aussi un excellent illustrateur, à savoir qu’il sait rendre ses réflexions divertissantes pour le lecteur en plus d’être intéressantes en soi (un Kant ne s’abaisserait évidemment pas à de telles vulgarités, lui qui portait un mouchoir devant sa bouche au cas où il aurait le malheur de rencontrer un importun postillonneur lors de sa promenade hygiénique quotidienne – il aurait été parfaitement à son aise dans notre époque d’enfermement et de distanciation hystérique (et non d’enfermement des hystériques : ceux-là sont visiblement tous en liberté) ; malheureusement, il aurait mieux valu alors pour lui être Français qu’Allemand.

    En fait, il m’irrite aussi comme penseur, mais ce n’est pas particulier à lui. Par exemple, lors de la Quatrième Promenade, il discute du problème effectivement délicat mais pas très compliqué de la vérité et du mensonge. Ce qu’il dit est intéressant et assez convainquant en général, ce qui ne surprendra pas grand monde, à part les voltairiens si ça existe encore. La question plus précisément est : quand peut-on ou doit-on mentir sans faire affront à la vertu ni à autrui ni à soi-même ? Y-a-t-il des circonstances qui exonèrent le menteur ? Rousseau répond à la seconde question par l’affirmative (et je suis d’accord avec lui, quoique pour une autre raison). En gros, il estime que les mensonges de timidité, qui ne sont guère qu’une variante du mensonge de politesse, s’ils ne sont pas vertueux, sont néanmoins dénués de faute car ils n’enlèvent rien à ceux à qui on les dit ni à soi-même. OK, admettons, mais comme toujours chez lui dans ses derniers écrits, il glisse rapidement du général au personnel, et c’est là que ça se gâte. Pour nous assurer de l’innocuité de cette forme de mensonges, il offre en exemple sa répartie ou plutôt son absence de répartie lors d’un dîner mondain (tout est un peu mondain pour Rousseau au-dessus de six personnes) qui lui fait proférer un grossier mensonge lorsqu’on lui demande s’il a eu des enfants. Grossier car tout le monde et ses interlocuteurs les premiers savent qu’il ment et qu’il va mentir. En effet, qui peut ignorer dans la bonne société qu’il a abandonné ses enfants à l’Assistance Publique, depuis que le fait a été révélé au public par Voltaire et confirmé par Jean-Jacques lui-même (il faut réaliser que Rousseau était un des hommes les plus célèbres de son vivant, non seulement en France mais dans tout le monde occidental et que ses livres étaient de vrais best-sellers pour l’époque ; quand dans les Promenades, il s’inquiète d’être reconnu partout et par tous, il exagère à peine). Le sourire entendu de son hôtesse lui dit assez qu’elle est déjà au fait du sort de ses enfants. Et donc il veut nous convaincre et surtout se convaincre lui-même que ce mensonge est sans préjudice pour quiconque car il ne médit de personne, n’enlève rien à personne (ses voisins qui savent déjà), sauf peut-être à lui-même, finit-il par concéder, qui se rend joliment ridicule à cette occasion (mais il a l’habitude). En fait, il ne pouvait pas prendre pire exemple. Car en mentant à ce sujet, il renie une seconde fois ses enfants après ses Confessions en plus de les abandonner et probablement de les envoyer à la mort (c’était le lot habituel des enfants trouvés) : je crains que ce ne soit impardonnable pour les concernés s’ils ont survécu, timidité ou pas. De plus il en profite pour nullifier le rôle et même l’existence de sa compagne et bientôt épouse, à tel point que si on ne le connaissait pas, on croirait qu’il a toujours été célibataire (il se qualifie curieusement de « vieux garçon » lui qui vit avec Thérèse depuis des décennies et avec qui, de toute évidence, il a fait ces enfants). Il est ironique de constater que ce grand écrivain et grand penseur nous met involontairement juste devant le nez son plus mauvais côté en pensant se dédouaner. En fait, le problème de Rousseau est qu’il est égocentrique, monstrueusement égocentrique, aussi égocentrique que Nietzsche, ce qui n’est pas peu dire, et cela l’empêche de voir l’éléphant dans la pièce.

    La question du mensonge licite est pourtant assez aisée à résoudre si on écarte le cas du mensonge par timidité (ou de politesse), sans grand intérêt mais très difficile à démêler. Il n’y a que deux cas où le mensonge est non seulement licite mais à mon avis souhaitable : le premier, comme le relève justement Rousseau est celui du créateur de fictions et je renverrai le lecteur à son explication très convaincante. L’autre est le mensonge que je qualifie de légitime défense et dont Rousseau oublie curieusement de parler. Pour vous protéger ou pour protéger vos proches, amis ou familles, il est des cas où il faut au minimum mentir par omission et si nécessaire mentir positivement. Vous faites bien de mentir à tous les gens qui ont ou pourraient avoir du pouvoir sur vous ou sur vos proches si vous leur accordiez certaines divulgations. Il est légitime de mentir à son employeur, à son supérieur hiérarchique, aux émissaires du gouvernement, à l’armée d’occupation, si l’information demandée, plus ou moins poliment, peut nuire gravement à vous ou vos proches, en tout cas beaucoup plus que votre mensonge ne nuira à ces personnes. Je suis sûr que tout le monde trouvera des exemples tirés de sa propre vie ou de celles d’autrui. Après tout, même Jésus a menti aux envoyés des Pharisiens sur la date où il monterait à Jérusalem, sachant qu’ils cherchaient à le piéger.

    Bon, je lisais donc cette Quatrième Promenade et il m’a irrité si fort, ce « meilleur des hommes ayant jamais existé », que j’ai ressenti le besoin d’un lavage de cerveau, d’un antidote au poison intellectuel qu’il venait de me distiller, probablement avec les meilleures intentions du monde. J’ai aussitôt pensé à Nietzsche et son surhomme, parce qu’il est philosophe lui aussi, opposé en presque tout, qui plus est Allemand, et dont la détestation de Rousseau me semblait gage du bon effet qu’il aurait sur ma psyché. Mais non, le remède ne convenait pas. Les pensées d’un mégalomaniaque ne corrigent pas celles d’un paranoïaque. C’est toujours la même pulsion au travail, le même grossissement invraisemblable du moi. Et finalement j’ai trouvé mon antidote, de façon un peu inattendue, dans les Poésies de Lautréamont. Pourquoi me direz-vous ? Quel rapport ? À vrai dire, je ne le vois pas bien mais le fait est que ça marche (pour moi en tout cas). Contrairement à Rousseau, tout le but de Lautréamont semble de se faire détester par un maximum de monde. Son ironie glacée, son arrogance punissable, sa férocité de fauve tapi, son maniement de la maxime comme d’un couteau acéré, son désespoir terminal et sans doute encore un je ne sais quoi d’autre de mystérieux, font de cet écrit un antidote efficace aux Promenades. Bien sûr, il faut d’abord lire Rousseau pour absorber cette potion très concentrée sans danger. Et je soupçonne donc que l’antidote et le poison peuvent s’inverser sans difficulté.

    Bien, me dis-je, si ça marche pour ces deux-là, peut-être qu’on peut trouver un antidote à chaque penseur grave. Car le fait est que la lecture de la plupart des essais ou philosophies qui possèdent un véritable principe actif contient par cela même un poison, administré à forte dose. Et ces écrivains sont rarement des adeptes de la dilution, comme Rabelais, de leur substantifique moelle. Mieux vaut donc se préparer un antidote tout prêt avant d’ouvrir un de ces ouvrages dangereux. Je me mis à songer. Est-ce que Les Voyages De Gulliver ne seraient pas le plus merveilleux antidote à La Critique De La Raison Pure ? Et ne faudrait-il pas pour la santé de notre psychisme continuer Les Pensées de pascal, l’homme du « tout le malheur de l’homme est de ne pas savoir rester dans sa chambre » par une version non expurgée des Mille Et Une Nuits, celle de Mardrus de préférence, même avec ses ornements très dispensables. Pour le lecteur qui s’est engagé à lire intégralement La Recherche Du Temps Perdu, je lui prescrirais sans hésiter de lire en parallèle l’œuvre complète de Jack London pour faire contrepoids. Ou bien l’inverse. N’importe quel roman pour enfant de Georges Sand suffira pour guérir d’un excès du Marquis de Sade, sauf Les Cent Vingt Journées De Sodome où il faudra un remède plus fort et où je conseillerai carrément l’œuvre intégrale de la Comtesse de Ségur. Certains auteurs fabriquent leur propre antidote au cours de leur généralement longue vie : lisez La Mort D’Ivan Ilitch ou Le Père Serge après Guerre Et Paix. Enfin, des livres sont à eux-mêmes leur antidote, sans doute par esprit de contradiction : la Bible en est un.

    Comme on voit, je suis rapidement passé des penseurs purs aux romanciers, conteurs et poètes (si on inclut Lautréamont parmi les poètes). Et donc je me suis demandé, presque horrifié, si ce n’était pas toute la littérature qui avait besoin d’un antidote. Après réflexion, j’ai estimé que c’était très exagéré. D’abord, comme je l’ai déjà laissé entendre, tous les livres sans principe actif, la grande majorité de ce qui se publie, n’ont aucun besoin d’antidote : ils sont nuls et non avenus, aussitôt finis aussitôt oubliés. Ensuite, je suis certain d’avoir lu un certain nombre de livres, généralement brefs mais pas toujours, qui ne nécessitent l’emploi d’aucun médicament, sans doute parce qu’ils possèdent plusieurs principes actifs qui tous se compensent ou bien sont dosés pour éviter les effets délétères. J’ai déjà cité le plus fameux d’entre eux. Si je suis mes goûts personnels, je pourrais ajouter l’ouvre poétique complète de Rimbaud (il faut bien lire tout, du début à la fin, ce qui est de toute façon assez bref, sans quoi le bon effet risque d’être gâché). Je n’ai aucun problème non plus à la lecture de Bartleby, d’Alice À Travers Le Miroir, des nouvelles intégrales de Tchekov (mais sûrement pas les pièces), des Mille Et Une Nuits sans Mardrus, de L’Odyssée, de La Métamorphose, du Horla ou d’Olalla Des Montagnes. Le point commun de tous ces ouvrages est qu’ils sont poétiques au sens le plus profond. Ils ne délivrent aucun message explicite, aucune moralité, aucun guide de vie, aucune règle de pensée, même pas celle d’être rationnel : ils parlent à l’esprit et non à l’intelligence.