dimanche 23 avril 2023

Des nouvelles du front ukrainien

 https://youtu.be/Crc88iYn1mM



Notez le plaisir avec lequel le maître du jeu joue de sa marionnette après avoir constaté son manque de zèle et s'en sert comme d'un marteau contre la cible. Maintenant imaginez une grosse enclume à la place du coussin rembourré et une masse d'arme pleine de pointes à la place du ballon et vous aurez une juste idée de ce qu'est le "front" ukrainien après plus d'un an de guerre. Bien sûr, la marionette est consentante dans ce cas comme dans l'autre. Pensez donc au flot d'argent incessant qu'il faut pour entretenir une flamme aussi perverse. Il vient aussi de vos poches, spectateurs.


samedi 22 avril 2023

À quoi servent les poètes ?

La poésie est-elle seulement encore possible après Auschwitz ?

Cette question a été posée par le philosophe-musicien Adorno, un Allemand évidement malgré le patronyme corse. Il ne s’agit pas de simple rhétorique. On peut toujours écrire de la poésie, et de fait il s’en écrit des kilos ; mais peut-on encore la lire ? Peut-on en accepter l’idée-même ? Si la poésie est fondamentalement le dévoilement de la beauté cachée du monde, comment la concilier avec la révélation de l’horreur sans fond et du chaos pré-apocalyptique qui sont les signatures indélébiles du vingtième siècle ?

En fait, la question est plus large : est-il encore possible après les divers massacres du siècle précédent de faire de l’art, du grand art, celui qui cherche à s’abstraire des contingences, des basses comme des courtes visées ? En effet, on peut affirmer que la poésie est l’essence-même de ce type d’art.

Une façon très simple et très facile de répondre à la question est d’être factuel : depuis les grands charniers du vingtième siècle, il se fait encore et toujours de l’art, du grand art même, et donc la réponse est oui. Chacun trouvera les exemples de son choix. Personnellement, je citerai Messiaen dans son camp de concentration, Bougalkov toujours au bord du goulag, Céline (pour son Casse-Pipe), Schostakovitch, Thom Yorke, Robert Wyatt, Christian Vander, Sergueï Bondartchouk, Kurosawa, Souleymane Cissé pour son Yeelen (La lumière), Elem Klimov (en particulier son ultime film Idy y smotry (Venez et voyez)) le film Blade Runner ou même la série populaire des années 2000 Battlestar Galactica comme des preuves parmi d’autres de cette affirmation. Quel que soit l’art où cette poésie s’est exercée, on s’aperçoit qu’elle a intégré sans difficulté apparente l’horreur sans fond et le chaos dont je parlais plus haut. Pas plus que le mal, la poésie, la beauté, n’ont de limites. Et allons encore un peu plus loin, plus l’humanité aveugle explore les abysses sans fond du mal, plus la poésie qui s’en exhale s’élève vers les cieux, ainsi que son parfum ineffable, comme dans un balancier parfaitement réglé. 

Le but ultime de l’Arch-Ennemi — appelons-le Grand Satan par exemple — est de casser l’esprit saint, de casser tout ce qui a du sens, de briser l’image-même de la beauté et de la justice que nous portons au fond du cœur, d’arracher tout espoir, toute foi, toute confiance en la bonté du Créateur, si tant est même qu’on croit en un Créateur. Ce grand œuvre de démolition a été presque achevé au siècle dernier, dans son application rigoureuse du moins, car la théorie remonte au siècle précédent avec les grands estropiés de l’âme que sont Darwin, Nietzsche, Marx, Freud, les quatre évangélistes du renversement des valeurs. Le fait que trois de ces quatre-là soient issus de la sphère d’influence germanique est anecdotique ; il se trouve simplement que les Allemands de cette époque avaient un don pour explorer les idées abstraites supérieur aux autres. Ces idées en réalité étaient présentes partout à la pelle, au moins dans le monde occidental ; il suffisait de les ramasser. Car il faut de grands hommes pour exprimer et faire accepter les doctrines d’un nouveau paradigme, même si elles sont essentiellement fausses, mesquines, terriblement incomplètes.

La poésie peut se retrouver partout, y compris dans les domaines les moins suspects, comme les sciences ou la comptabilité mathématique. Car elle s’adresse à l’âme tout entière. Les estropiés de l’âme ne s’adressent qu’à certaines de ses manifestations les plus facilement corruptibles, dont la première de toutes est la raison. On peut tout faire dire et tout faire faire par l’entremise de la raison quand elle n’est plus soutenue par les autres facultés, en particulier le sens inné du bien et du mal. Cela s’est fait depuis toujours et continuera à se faire tant que l’Homme existera.

L’œuvre de démolition a été presque parachevée. Presque est le mot le plus important dans la dernière phrase. On s’apercevra plus tard, bien plus tard, que cette résistance sur le fil a une grosse dette envers les poètes, la sorte de grands hommes dont je parle plus bas, la plus naturellement rétive aux pièges et extorsions monstrueuses de la raison.


C’était la théorie, voici la partie pratique pour ainsi dire.


À quoi servent les grands hommes ?


Il était assis à sa table, accoudé,

L’artiste, et semblait se demander

S’il devait appuyer sur le front

Ou sur le cœur son double canon.

« Ça n’va pas bien, m’sieur ? lui ai-je dit

(C’est qu’il n’y avait rien d’inédit).

Il m’a dévisagé l’air chagrin,

Toujours muet, avec ses yeux de chien.

Pauvre bonhomme. Il semblait bien bas.

Enfin sa voix résonna comme un glas :

« Je suis un ver. J’ai raté ma vie,

Je viens de rater ma mort aussi.

Du commencement jusqu’à la fin,

Docteur, j’ai manqué à mon destin.

— Balivernes ! Vous êtes brillant !

— Disons que je suis un ver luisant.

Mes chefs d’œuvre n’ont servi de rien,

Mon exil étrange encore moins :

Le monde n’a pas changé d’un fil

Et l’Homme est toujours aussi futil.

Mes plus beaux vers sont sus de trois snobs

Qui les replacent entre deux robes.

Mon sacrifice extraordinaire ?...

Les malins se rient de ces manières.

À quoi servent alors les grands hommes ?

Puisque le monde, jamais, en somme,

Ne va au mieux mais toujours au pis ?

Ne sommes-nous que de beaux esprits

Comme ils disent, vains sémaphores,

Épouvantails impuissants au bord 

De la voie, où fonce dans la nuit

L’énorme train d’acier et de bruit ?

Quelle est notre fonction dans la vie

Puisque rien ne freine ou ne dévie

Le monstre en sa folle cavalcade ?

Si les génies, les plus grands alcades,

Les savants chercheurs de théorèmes,

Les saints hommes, le Messie lui-même,

N’ont pu stopper ce dévoreur d’âmes,

Pourquoi ne pas sortir de ce drame

Par une porte ou bien par une autre,

Par celle dont cette arme est l’apôtre

Ou par le silence des cavernes.

— Et moi je répète : balivernes !

— Non docteur, je suis bien résolu

Et cette fois vous ne m’aurez plus.

Vos arguties ne sont plus de mise,

Ma décision est belle et bien prise :

Je me retire au loin, j’en termine

Avec un monde qui m’abomine.

— Si ça vous plait, poussez la gâchette

Mais pourquoi m’inviter à c’te fête ?

— Il est dur d’être seul à cette heure

Et c’est vous que j’ai choisi, docteur,

En tant que vieux routier de la mort,

Avant de voir l’envers du décor.

— Si c’est vot’ dernière volonté…

— Il est vrai que d’un autre côté,

Je ressens quelque chose d’immense,

Telle une interminable naissance,

Quelque chose de plus inarrêtable

Que les saisons, de plus malléable

Que l’or, mais plus indestructible

Que le dur métal qu’on passe au crible,

Quelque chose qui monte sans cesse

Et qui ne va jamais à la baisse :

Ce quelque chose est la conscience.

Par-delà le temps et les distances,

Au-dessus des charniers, des décombres,

Des violences et des viols sans nombre,

De l’injustice institutionnelle,

Des accaparements criminels,

De ceux-là qui ont plutôt que d’être — 

Gardiens de l’or, d’un temple ou des lettres — 

Des anciens et des nouveaux mensonges,

D’actes si fous qu’on croirait un songe,

De rêves morts avant d’être nés,

De lacs noirs, de plaines calcinées,

Elle s’accumule en lourds présages

Silencieux, comme des nuées d’orage,

Elle plane dans quelques hauteurs

Attendant l’éclair libérateur.

Car en ce monde rien ne se perd,

Pas plus la pensée que la matière.

Mais elle vole de l’un à l’autre,

Délaisse une nation pour une autre,

Passe de l’Égypte à Israël,

Va chez Hugo après Ezéchiel,

Visite la vierge et le vieillard,

Le preux, l’austère ou le paillard,

L’astronome à la suite du prêtre

Et plus jamais ne peut disparaître

Et toujours change en s’élargissant.

Et si le grand homme était le point

Où les idées en l’air trouvent leur joint,

Où de la masse émerge le sens,

Où les songes flous se font conscience

Où la conscience devient lumière !?

Oui, les grands hommes, rois solitaires,

Portent haut ce poids sombre et radieux

Qui rapprochent les hommes de Dieu

Et leur redonnent le goût enfoui

Du bien, du beau, du vrai, de l’inouï !