mardi 24 octobre 2023

Chers livres de chevet



Les livres de chevet sont des livres qui ont tendance à ne pas quitter le tiroir de votre table de chevet étant donné votre compulsion à les ouvrir sans cesse, à les feuilleter, à les caresser des yeux et même parfois de la main (pour les plus anciennes éditions reliées). Ce sont des livres que vous relisez toujours avec plaisir, surprise ou intérêt, même alors que vous pensiez les connaître par cœur. Il y a du fétichisme là-dedans, pareil à celui de l’enfant ne pouvant se séparer de son nounours et pour certains monomaniaques du Livre, que ce soit la Bible, le Pentateuque ou le Coran, on peut même parler d’idolâtrie.
Les lecteurs qui ont des livres de chevet ont commencé à lire tôt, dès l’enfance, car c’est à cet âge qu’on peut nouer des liens aussi forts avec des objets. Et c’est un trait des enfants de pouvoir relire ou réécouter sans cesse la même histoire sans s’en lasser. Car les premiers livres de chevet sont généralement des livres de fictions ; personnellement, je n’ai jamais entendu parler d’enfant qui avait pour livre de chevet L’Origine des Espèces ou La Somme Théologique de Thomas d’Aquin.
Le plaisir particulier qu’on a avec nos livres de chevet est que l’on sait d’avance que ce sera une bonne surprise, un peu comme les cadeaux de Noël quand on a l’esprit d’un enfant. Et un peu comme les cadeaux de Noël, c’est un plaisir qu’on se réserve environ une fois par an. Si vous n’avez plus de surprise et plus de palpitations quand vient la veille de Noël, si vous n’y voyez plus guère qu’une prime de fin d’année, il est sans doute grand temps de mettre un terme à cette célébration annuelle. Si vous n’avez plus le même genre d’attente pour le livre qui est dans le tiroir de votre table de chevet, si vous ne sentez plus d’âme à l’intérieur, il est aussi grand temps de remiser ce livre dans les plus hauts rayonnages de votre bibliothèque d’où il ne sortira probablement plus jamais de votre vivant. Car n’oubliez pas que la seule âme vivante que vous trouvez dans un livre est la vôtre. Un bon livre est en effet un objet magique qui a le pouvoir d’invoquer des âmes, en particulier celle de celui qui le lit.
Rares sont donc les livres de chevet qui durent le temps d’une vie, surtout si cette vie est longue. Nos livres de chevet évoluent en général avec le temps qui passe, avec les centres d’intérêt qui changent, avec l’expérience qui s’accroît.
D’un point de vue plus personnel, je me suis amusé à rassembler les livres que je continue à relire depuis au moins deux décennies, et dans certains cas remarquables, depuis l’enfance. Je les ai sous les yeux en ce moment-même : un très curieux assortiment. C’est une photographie instantanée, qui ne sera probablement plus vraie dans un ou dix ans mais elle est sûrement assez significative quand vous avez dépassé la moitié de votre vie.

Voici donc cette liste avec mes notes :

- Le premier ne surprendra pas grand monde : il s’agit des Contes de Perrault, que j’ai lus enfant dans une version illustrée (mais pas par Doré) certainement expurgée (car quel enfant voudrait savoir ce qu’il advient de la Belle au Bois Dormant et de sa future belle-mère après les noces) mais qu’il m’arrive encore de relire dans sa version originale. Naturellement, la fréquence de ces lectures, comme d’ailleurs de presque tous mes livres de chevet, a beaucoup baissé avec l’âge.
- Le second est peut-être plus surprenant car il remonte également à mon enfance, à peine plus tard que le premier, aux alentours de dix ans, si mes souvenirs ne me trompent pas. Il s’agit du Démons et Merveilles de Lovecraft. Le livre appartenait à mon père, grand amateur de cet écrivain, et je n’arrive pas à me rappeler si c’est lui qui me l’a conseillé (car il avait parfois des idées tout à fait curieuses sur les lectures qui conviennent à un enfant de tel âge) ou si c’est moi qui l’ait trouvé et emprunté sans rien demander à personne. Un livre auquel je dois beaucoup de cauchemars mais même ces cauchemars, comparés à d’autres bien plus sérieux, étaient en somme une forme de plaisir. La puissance onirique de ses récits — surtout le second, À la recherche de Kadath (je préfère le titre original The Dream-Quest of The Unknown Kaddath) — n’a que très peu d’égales si même il en existe. Aujourd’hui toujours, son pouvoir n’a pas entièrement disparu sur moi, même si le style terrible de ce livre et sa pauvre narration sont devenus un obstacle important.
- De la même époque, je lis encore Le loup des Mers et l’Appel Sauvage de Jack London, même si je le préfère maintenant dans ses textes plus brefs.
- Le Fantôme de l’Opéra a atterri sur ma table de chevet quelques années plus tard, me semble-t-il, au début de l’adolescence donc, qui dans mon cas n’était que la prolongation de l’enfance. Au bout de deux ou trois lectures, j’ai fini par ne plus lire que le dernier tiers, la longue descente en enfer guidée par Le Persan. Maintenant seulement, il m’arriver de le relire à nouveau en entier et ma foi, c’est un très bon roman, à mon avis le meilleur de Gaston Leroux qui a su dans ce livre garder une certaine mesure dans la démesure et freiner son goût pour l’immoralité triomphante.
- Sans doute au même âge, les contes d’Edgar Poe, ou du moins une certaine partie d’entre eux. Maintenant, j’ai ses œuvres complètes car la vérité est que tout m’intéresse chez cet auteur, y compris certains de ses essais comme Eurêka.
- Alice à travers le Miroir. Ce livre de Lewis Carroll ainsi que le précédent de la série, je ne les ai pas lus avant quinze ans. Il m’arrive de relire encore quelques passages d’Alice au Pays des Merveilles mais c’est vraiment le second qui peut être qualifié de livre de chevet. En général, je suis tellement content de ma lecture que je continue avec La Chasse au Snark.
- Les Mille et Une Nuits. Première lecture encore plus tardive, pas avant dix-sept ans, je dirais. Dans la version très expurgée de Galland d’abord puis quelques années plus tard dans une version plus fidèle au texte original. Je considère toujours l’auteur anonyme des Mille et une Nuits comme le narrateur le plus virtuose de toute l’histoire de la littérature.
- Exactement au même âge La Cinquième Tête de Cerbère de Gene Wolfe. Le livre que je relis le plus souvent de Wolfe avec quelques-unes de ses nouvelles (mais dispersées dans l’ensemble de ses recueils : il me faudrait une compilation spéciale reprenant toutes mes nouvelles favorites pour en faire un livre de chevet au sens propre). Bizarrement, bien que j’aie écrit de nombreux articles sur Wolfe, je m’aperçois que je ne parle presque jamais de ce livre. Certainement, je remédierai un jour à ce manque.
- Même époque ou peu après : les poèmes de Rimbaud et la « poésie » de Lautréamont, j’ignore dans quel ordre. Ces lectures n’ont rien à voir avec une prescription scolaire. Rimbaud est l’écrivain qui m’a fait comprendre ce qu’était réellement la poésie et Lautréamont m’a rappelé l’humour ravageur, explosif, de celui de l’auteur inconnu des Mille et Une Nuits bien qu’ils aient assez peu de rapports pour le reste. De Rimbaud, je lis encore tout, même ses lettres. De Lautréamont, je ne relis plus que ses Poésies (quel titre !) et plus rarement quelques morceaux particulièrement savoureux des Chants de Maldoror comme celui qui commence ainsi : « Deux piliers qu’il n’était pas difficile et encore moins impossible de prendre pour des baobabs, s’apercevaient dans la vallée, plus grands que deux épingles. En effet, c’étaient deux tours énormes… »
- Le Regard du Roi de Camara Laye : je peux dater très précisément ma première lecture de ce roman, à dix-huit ans tout rond. Par la suite, j’ai lu d’autres livres de cet auteur, dont l’excellent et célébré à juste titre L’Enfant Noir, mais aucun n’est devenu un de mes livres de chevets. Le fait est que je ne suis pas très attiré par les autobiographies, aussi bien écrites soient-elles (on trouvera un seul contre-exemple dans cette liste). Le Regard du Roi est clairement un roman d’imagination, peut-être dans une Guinée de rêve, aux lisières du fantastique, qui a un charme, presque un parfum, sans véritable substitut possible, du moins à ma connaissance.

Tous les livres suivants sont des livres que j’ai découverts étant déjà adulte, très souvent cependant entre vingt et vingt-cinq ans, période qui marque mon apogée en tant que lecteur.

- Le Dernier Jour d’un Condamné et Les Contemplations de Hugo. Rien à voir donc avec mon cursus scolaire puisque j’avais quitté l’école. Disons-le, dans l’ensemble, l’école m’a plutôt servi de repoussoir que d’incitation à la lecture (avec quelques notables exceptions grâce à des professeurs qui prenaient sans doute le risque de sortir des clous). Le problème avec Hugo est que l’Éducation Nationale à cette époque semblait croire que son chef d’œuvre était 93, un monument de rhétorique creuse, mais apte à susciter de nombreuses analyses (au moins aussi creuses). Tous les romans, même les meilleurs, sont de la poésie diluée, très diluée, mais chez Hugo, c’est encore pire car cela concerne aussi ses livres de poésies dont il faut trier chaque poème en bon grain ou en ivraie. Les Contemplations ne font pas exception à la règle même si le ratio bon grain/ivraie est nettement plus élevé que ses standards habituels. Pour ce livre, afin de me faciliter le choix, j’ai attribué sur la table des matières à certains poèmes un symbole géométrique qui m’indique d’un seul coup d’œil le degré d’intérêt ou de qualité que je leur ai touvé, ce qui m’évite de devoir à chaque nouvelle lecture charrier des tonnes de pierre sans valeur pour retrouver les pépites. Pourquoi je n’ai pas choisi des évaluations chiffrées est un mystère. Le Dernier Jour d’Un Condamné a deux qualités rares chez Hugo : la concision et l’intensité.
- De même, mon addiction tenace pour Les Rêveries d’un Promeneur Solitaire n’est pas à mettre au crédit de notre système scolaire. J’en ai déjà parlé dans un article précédent. J’ajouterais juste que mon plaisir toujours renouvelé à cette lecture à beaucoup à voir avec celui de la promenade et peu avec la rêverie. C’est pourquoi j’ai tendance à l’appeler Les Promenades d’un Rêveur Solitaire.
- Le Père Serge et La Mort d’Ivan Illitch font partie de mes lectures de chevet préférées et mon plus grand souhait est de dénicher un livre unique de taille modeste (car incontestablement, la concision est un facteur essentiel, comme on peut le constater en examinant cette liste, pour qu’un livre puisse espérer se retrouver sur ma table de chevet) qui contiendrait ces deux novellas de Tolstoï. Je n’ai toujours pas trouvé.
- Les contes fantastiques de Maupassant avec en point d’orgue Le Horlà, seconde version.
- Les Contes de la Véranda ainsi que, très inhabituellement, le gros roman qu’est Pierre ou les Ambiguités de Melville (ce livre est un mystère drapé dans une énigme dont j’ai parlé ici).
- Ecce Homo de Nietzsche : ce n’est pas l’autobiographie que j’avais à l’esprit tout à l’heure. Je ne vois pas ce livre comme un autobiographie, ou alors par « un fou qui plaisante » comme dirait Lautréamont, mais bien plutôt comme une fiction. Nietzsche (quelle orthographe terrible ! On devrait interdire de mettre autant de consonnes à la suite) montre ici son sens admirable de la formule, son sens poétique particulièrement développé. L’aspect philosophique de la chose, s’il y en a un, m’échappe complètement.
- Évolution : Une Théorie en Crise de Michael Denton. C’est le seul livre de non-fiction qui figure parmi ma mini bibliothèque de chevet. Je le relis presque autant pour ses qualités stylistiques (assez rares chez un scientifique de pointe) que pour son exemple d’argumentation rigoureuse et implacable. Denton en 2016 a sorti une suite intitulée « Evolution : still a theory in crisis », encore plus essentielle, dont j’ai déjà largement parlé ici, probablement le livre de vulgarisation le plus convainquant et le plus important que j’ai lu à ce jour mais il est évidemment encore beaucoup trop tôt pour le qualifier de livre de chevet.

Enfin, je vais terminer par des livres qui ne sont pas à strictement parler des livres de chevet en raison de leur taille trop imposante mais qui pour le reste en ont toutes les caractéristiques. Ce sont des livres d’art.
Il y a très peu de peintres que j’aime suffisamment pour entreprendre l’achat généralement assez onéreux d’une monographie. Mais quand j’aime, je ne compte plus et j’ai au moins une douzaine de livres plus ou moins grands, plus ou moins épais, plus ou moins lourds qui séjournent régulièrement sur ma table de chevet. Tous partagent deux points communs : de plutôt bonnes reproductions et des textes d’accompagnement plutôt intéressants. Les peintres en questions sont, dans l’ordre chronologique : Uccello, Bosch, Georges de La Tour, Turner, Savrassov (en russe celui-ci par force), Degas, Henri Rousseau.