On pourrait même dire trois fois
maudit. Maudit par la critique, celle de l'époque et même encore celle
d'aujourd'hui, quoiqu'avec plus de prudence. Maudit par le lecteur de 1852
comme, à peu de monde près, celui de 2015. Maudit enfin par Melville lui-même
qui n'attendait sans doute quand même pas un tel bide, au moins lorsqu'il a démarré
l'entreprise. Le plus drôle, si on ose dire, est que le but plus ou moins avoué
de ce roman, dans les premiers plans de l'auteur, était de regagner les faveurs
des lecteurs, en particulier du lectorat féminin, un peu délaissé jusque-là,
grâce à ce roman décrit à son éditeur comme un roman sentimental gothique, et
de remonter ainsi quelque peu les finances défaillantes de son ménage.
L'éditeur, Harper, a reçu le roman terminé avec un commentaire qui tient sans
doute de l'humour anglo-saxon : « j'ai trouvé le roman plutôt moins
bien calculé pour la popularité que ce que l'auteur m'avait laissé
espérer ». Dois-je préciser qu'il s'agit d'un euphémisme. En réalité, Pierre ou Les Ambiguïtés
ressemble plus à un suicide commercial.
Parvenu à un certain stade de son
roman, il me paraît impossible de croire que Melville n'ait pas su que son
projet initial était mort et qu'il était en train d'écrire un monstre
littéraire. Il le laisse entendre d'ailleurs assez clairement en parlant par la
bouche de son héros, ventriloquisme dont il est coutumier, ou par un de ces
commentaires de texte dont il n'est pas avare au cours du roman. En réalité le
destin de son livre est le même que celui de Pierre et il ne fait guère de
doute que Melville est le premier à le deviner.
En théorie et selon les principes de
toute bonne règle littéraire, ce roman devrait être impossible à aimer,
impossible même à lire jusqu'à la fin. Voici, pour ce qui me concerne, les
dix-sept raison qui font que ce roman aurait dû me tomber des mains :
- le style : hétéroclite,
compliqué, désordonné (il faut le lire dans la version originale pour “admirer” ces phrases en
forme de puzzle où le labeur de remettre les mots à leur place naturelle vous
fait souvent perdre le sens de ce que vous êtes en train de lire), enflé qui
plus est par une rhétorique monstrueuse et omniprésente,
- la psychologie fantastique des
personnages face à certains événements (et c'est bien un des domaines où le
fantastique a le moins sa place),
- le goût immodéré de Melville pour
l'allégorie : on le savait déjà,
- la parodie d'un genre qui est déjà une parodie (et tout à fait contreproductive dans ce cas),
- la parodie d'un genre qui est déjà une parodie (et tout à fait contreproductive dans ce cas),
- Les digressions incessantes :
si on les enlevait, il ne resterait qu'un quart du livre, et encore…
- les commentaires de texte dans le
texte : je déteste ça,
- les essais philosophiques et/ou
métaphysiques inclus dans la narration : ça aussi, je déteste,
- l'auteur qui est à certains
moments son héros et qui ne l'est plus du tout à d'autres, ce qui crée des
effets pour le moins bizarres, que je ne peux comparer qu'à certains mauvais
rêves où on est parfois l'acteur et parfois le spectateur, mais jamais les deux
à la fois,
- le narrateur omniscient ou
complètement ignorant selon l'intérêt bien compris de l'auteur
- les forgeries de
l'auteur : des expressions ou locutions brèves que personne semble-t-il
n'est capable de comprendre, même après un siècle et demi d'études érudites,
- dans le même esprit, des
références nombreuses à des événements ou des personnages censément célèbres
mais dont personne n'a gardé trace (il est possible que ce soit encore des
inventions de l'auteur),
- le mélo le plus débridé, que
dis-je, le plus délirant,
- l'inceste : ça me gêne, je
n'y peux rien ; peut-être l'idée la plus bizarre de tout le roman (car il
ne fait aucun doute, malgré l'ellipse victorienne, que la première chose que
font le frère et la sœur, à peine réunis et mariés pour de faux est de se
sauter dessus l'un l'autre ; voir les aberrations psychologiques dont je
parlais plus haut ; l'idée même de se marier avec sa sœur bâtarde, tout en
ne se mariant pas vraiment, pour lui donner le statut social auquel elle aurait
droit est une idée incroyablement saugrenue et totalement improductive, surtout
dans le contexte d'une Amérique puritaine),
- les ellipses outrancières :
je n'ai rien contre en principe et pratique même assidûment la chose dans mes
propres histoires ; mais dans le cas de Melville, je ne sais pas si on
peut encore parler d'ellipse : l'histoire s'arrête ici et reprend là sans
solution de continuité claire pour le lecteur, ; une fois encore, un peu
comme dans certains rêves,
- les mystères irrésolus : je
ne suis pas de ceux qui aiment les mystères que l'auteur résout au prix
d'explications aussi laborieuses que superflues lors des cinquante dernières
pages de son roman ; néanmoins par loyauté envers le lecteur, il ne semble
pas excessif d'attendre de l'auteur qu'il nous donne quelques pistes, quelques
indices, quelques clés au détour d'une page pour percer quelques-unes de ses
énigmes les plus haletantes ; Melville ne fournit rien de la sorte ;
il est possible, en fait, pour ne pas dire probable, que Melville n'en sache
pas plus que le lecteur,
- sa désinvolture : je ne sais
pas si on peut vraiment parler de désinvolture pour un livre aussi écrit, pensé, pesé, conscient de lui-même ; mais c'est
l'impression qu'il peut donner.
Voilà, j'ai donné toutes
les raisons pour lesquelles je ne saurais aimer un tel livre. Mais je n'ai pas
donné celle, l'unique, pour laquelle je l'aime. Pour une raison très
simple : je n'en ai toujours aucune idée.Illustration très (trop?) personnelle de Maurice Sendlak pour Pierre |
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