Gene Wolfe, 1931-2019, est donc mort le mois dernier à l’âge de
quatre-vingt-sept ans. Son dernier livre publié, non traduit en français, A Borrowed Man, remontait à déjà quatre
ans, ce qui pour lui, est une période de disette considérable et on peut donc
penser que sa santé était gravement compromise depuis ce moment.
Je n’ai pas lu cet ultime roman – qui devait
cependant avoir une suite – mais depuis déjà plusieurs décennies Wolfe avait
atteint son apogée puis décliné, même s’il continuait régulièrement de parsemer
sa production de superbes pépites (on peut en trouver des exemples dans son
dernier recueil, Starwater Strains,
hélas resté non traduit comme plusieurs autres avant lui).
Le point d’inflexion de la carrière littéraire de
Wolfe est particulièrement net, au moins à mes yeux, mais il semble qu’il y ait
un consensus assez général là-dessus, au moins de la part des meilleurs
connaisseurs de l’écrivain. Ce point, qui se situe quelque part au milieu des
années 80, coïncide presque parfaitement avec le moment où il a abandonné son ou
plutôt ses boulots gagne-pain pour se consacrer entièrement à l’écriture et
donc s’est transformé en écrivain professionnel. Ce hasard qui n'en est pas un ne peut manquer d’attirer l’attention. J’y reviendrai plus tard.
Gene Wolfe a commencé sa carrière par des
nouvelles de science-fiction, publiées par Damon Knight dans les numéros
successifs de son anthologie Orbit, qui
était un peu le concurrent des Dangerous
Visions de Harlan Ellison dans les années 60. Dès son premier texte à être
publié, Trip Trap, en 1967, non traduit à ma connaissance mais qu’on peut lire
en version originale dans le recueil précédemment conseillé par l’auteur de ces
lignes, Storeys From The Old Hotel,
l’écriture de Wolfe frappe par son élégance, sa complexité, sa qualité et son
aboutissement artistiques. Ses intrigues sont déjà aussi parfaites, aussi
complexes, aussi merveilleusement imbriquées qu’elles le seront quinze ans plus
tard. Seule la longueur de l’effort semble lui poser problème et disons qu’à
l’époque, il est plus un coureur de 400 mètres qu’un marathonien. L’imagination
semble aussi plus retenue, un peu bridée, mais à peine. Le fait est que lorsque
Wolfe s’est retrouvé sur la scène littéraire, il était déjà tout habillé et
armé de pied en cap. Il est vrai qu’il avait alors trente-cinq ans, ce qui
n’est pas si jeune que ça.
Son premier roman Operation Ares en 1970, resté non traduit, n’a pas été un succès
pourtant, ni commercial (certes, ce sera même une habitude chez lui) ni même
critique. Il semble que le roman ait en effet de sérieuses failles. J’avoue ne
pas l’avoir lu et je ne fais là que rapporter l’avis général. En revanche, j’ai
bien lu son second roman, celui que je considère comme un vrai roman, le très fameux
La Cinquième Tête De Cerbère de 1972. Il est exact que ce n’est pas un roman au
sens traditionnel du terme puisqu’il est composé de trois novellas. Mais aucune
de ces novellas n’a de sens si elle n’est pas rapprochée des deux autres. Et
quand je dis sens, ce n’est pas seulement le sens philosophique que je vise
mais le sens le plus littéral, à savoir qu’il est impossible de comprendre
l’histoire et son fonctionnement interne sans lire la totalité, pas plus qu’on
ne peut comprendre la fonction d’un organe du corps humain si on l’abstrait du
reste de l’organisme. La Cinquième Tête de Cerbère est une énigme, un puzzle
que le lecteur doit reconstituer et il a bien besoin de la totalité des pièces
(et même avec, sa résolution complète n’est pas assurée). La poésie, le style
flamboyant et néanmoins paradoxalement presque kafkaïen de ce roman très sombre
est à ma connaissance sans équivalent dans toute la littérature. Dès ce roman,
Wolfe s’impose comme le plus artiste de tous les écrivains de son époque, sans
même parler des écrivains de science-fiction. Wolfe répétera sans cesse que sa
vocation vient des récits de pulp fictions mais la distance qui l’en sépare est
alors à son maximum, comme la distance séparant les pièces tragi-comiques de
Shakespeare des grosses farces jouées par sa troupe campagnarde et imaginaire
(mais pas tant que ça) dans Le Songe d’une Nuit d’été. Le fait est que Wolfe
n’est pas un écrivain populaire et ne le sera jamais. C’est son tort de ne pas
avoir admis cette évidence qui le conduira par la suite à des choix erronés
dans sa carrière.
Son troisième roman, Peace, publié en 1975, est un
autre chef d’œuvre (pour un écrivain qui n’est pas réputé pour ses romans, cela
fait déjà deux chefs d’œuvre sur trois tentatives). Un chef d’œuvre de
complexité et d’énigmes non formulées (non seulement vous devez répondre à
l’énigme du sphinx mais vous devez deviner avant quel est l’énoncé de
l’énigme). Bien que le roman puisse être qualifié sans trop mentir de
mainstream, c’est dans son sens le mieux décrypté, un pur roman fantastique.
Wolfe aime que la vérité – car il y a toujours dans ses meilleures histoires
une vérité cachée à chercher – soit longue et ardue à trouver, ce qui a
peut-être à voir avec sa foi. On peut ne pas apprécier cet aspect, on peut
préférer une littérature qui propose des chemins plus directs, mais d’un point
de vue allégorique, la quête semble assez juste et pertinente.
Wolfe n’a pas les qualités des écrivains
populaires, des écrivains à succès. Son style, quoique très ample, magnifique et
harmonieux, vu par des nains, sera jugé inutilement compliqué et presque
illisible. Wolfe adore les mots rares, aux sonorités étranges, parfois
fabriqués par ses propres soins ou récupérés d’un lointain passé. Et comme je
l’ai dit ses récits ne sont pas simples, même les plus simples d’entre eux
comme The Devil in a Forest, et ses
fins sont particulièrement opaques pour un lecteur pressé. Mais tout cela est
normal puisque Wolfe cherche à faire de la lecture une sorte de quête vers une
vérité quasi inaccessible, semblable à la quête de sens dans la vie réelle. Il
ne réussit pas toujours mais c’est presque toujours son projet.
Un autre défaut, il s’agit bien d’un défaut cette
fois, qui lui vaut un accueil très réservé chez bien des lecteurs (et plus
encore sans doute des lectrices) est le manque d’empathie qu’il suscite à l’égard
de ses personnages masculins, en particulier ses personnages masculins
principaux. Un “héros” sans les attraits habituels du héros est un réel
problème. Hormis deux ou trois, parmi ses protagonistes mâles, ses personnages
principaux, souvent narrateurs de leur propre histoire, sont en effet plutôt
rébarbatifs, sauf quand ils ont la chance de ne pas dépasser le stade de
l’enfance, et encore pas toujours (voir par exemple la nouvelle Hero as Werewolf ou bien la plus effroyable And when they Appear). Curieusement, pour un écrivain réputé assez misogyne, ses héroïnes,
jeunes ou vieilles, sont plus sympathiques, mais bien plus rares il est vrai.
Wolfe a pourtant une qualité en commun avec
certains écrivains populaires, le don de l’imagination. De ce côté, il n’a rien
à envier à personne ; ou plutôt ce sont les autres qui ont tout à lui envier.
Je ne lui connais pas d’égal dans la richesse de l’imagination, excepté
l’auteur anonyme des Mille et une Nuits
et peut-être le Homère de L’Odyssée.
Certains écrivains peuvent être dotés d’une imagination plus profonde, plus
aigüe, comme Lovecraft ou Borges par exemple, mais aucun n’a sa cohérence, sa
méticulosité et son ampleur dans la création de mondes imaginaires.
Naturellement le meilleur exemple est sa tétralogie du Livre du Nouveau Soleil. Je dis bien tétralogie car il est évident
que le cinquième tome est une requête de l’éditeur et écrit à contrecœur par
l’auteur. En effet, avec Le livre du nouveau soleil, Wolfe a presque (mais
seulement presque) atteint le statut d’auteur bankable ; la tentation de
donner une suite était donc trop irrésistible. Mon conseil : restez-en au
quatrième tome qui est de toute façon la fin naturelle du roman.
Le Livre du
Nouveau Soleil a eu une autre conséquence. Suite à ce relatif succès
financier, Wolfe a décidé, en 1984, de poursuivre une carrière d’écrivain à
temps complet. Comme il avait une famille assez importante à entretenir, une
femme et quatre enfants, ce choix en a entraîné une série d’autres, tous
négatifs. Il s’est mis à raréfier ses nouvelles, là où il est excellent, et à
produire des romans à la file, fantastiques ou de science-fiction, environ un
ou deux par an (1985 est une année blanche de ce côté, rare exception,
peut-être liée à la décompression après son immense roman). Il a grandement
modifié son style. Soudain, ses phrases n’ont plus dépassé deux lignes. Son
lexique s’est rétréci comme peau de chagrin et bien entendu toutes ses
merveilleuses inventions ou recréations (les optimate, hiérodule, autarque,
aquastor, cacogène, cataphracte, exulte, etc…) ont disparu. En bref, il a
essayé de suivre les bonnes recettes prudentes de l’écrivain populaire. Et
naturellement il a échoué. On ne change pas son naturel, pas à ce point-là en
tout cas. Le plus ironique est que si une grande partie de ce qui faisait le
charme de ses récits précédents s’est évanouie lors de cette métamorphose
imposée, ses livres ne sont pas devenus plus accessibles pour autant. Le
problème est qu’il respecte la règle de l’écrivain à succès presque à la lettre
mais pas du tout dans l’esprit. Ses histoires, autrefois complexes et pleines
d’arcanes mais compréhensibles et sensées pour qui s’en donne la peine deviennent
juste compliquées à souhait, parfois réellement incompréhensibles et toujours
nébuleuses. Wolfe a fait un marché de dupe : il a donné son âme et n’a
même pas recueilli en échange la gloire et la richesse promises.
Bon, contrairement à Wolfe, je suis un esprit
simple et je simplifie donc un peu. Tout ce qu’il a fait à partir du milieu des
années 80, comme je l’ai déjà indiqué, n’est pas à jeter, loin de là. En fait,
je dirais qu’il est encore très estimable jusqu’au début des années 90. Si son
recueil déjà mentionné Stories from an Old Hotel, sorti en 1990 me semble-t-il
(le meilleur ou au moins le plus complet et le plus touchant de ses livres)
n’est pas une preuve puisque tous les textes collectés datent d’avant
1988 ; son premier tome du Livre du Long Soleil, de 1993, est dans
l’ensemble un excellent roman, avec pour une fois un héros attirant, Patera
Silk. Malheureusement, le roman tournera court en ce qui me concerne dès le
second volume. On pourra toujours se dire que Wolfe a suivi sa pente naturelle,
que son temps doré était juste passé, mais je persiste à penser que ses mauvais
choix ont largement hâté son déclin.
Pour finir, je vais donner une courte liste de
titres de livres qui constituent selon moi son best of, dans l’ordre chronologique,
avec quelques observations personnelles :
La Cinquième
tête de Cerbère : mon roman préféré chez Wolfe et probablement dans
tout l’univers de la SF
Peace :
traduit en français sous le même titre, sans doute difficile à trouver
aujourd’hui, à l’état neuf en tout cas
L’île du
Docteur Mort et Autres Histoires: contient certaines de ses novellas les plus ambitieuses et les plus réussies, les plus connues aussi,
Le Livre des
Fêtes : très hétérogène en intérêt mais contient certaines des
meilleures nouvelles jamais écrites par Wolfe, difficile à trouver,
Le livre du
Nouveau Soleil dans son intégralité (4 tomes) : on peut trouver aux
éditions Lunes d’encre le roman
complet, en deux volumes, avec en plus des articles de Wolfe liés à ce roman,
pour la plupart très intéressants.
Il y a des
portes : très bon roman fantastique malgré un mauvais titre français
(pourtant littéralement traduit de l’anglais There Are doors mais parfois il faut savoir inventer), très sous-estimé selon moi et qui a le mérite à la fois d’être
disponible en français et de dater de la seconde époque de Wolfe, post 1984
(1988)
Le livre du
Long Soleil : Coté Nuit (je ne peux décemment conseiller le second
tome et encore moins les suivants)
Enfin ces livres qui n’ont jamais été traduits ou
seulement partiellement :
Storeys From The Old Hotel: mon recueil préféré,
Castle of Days : mélange de son Book of Days
(le livre des fêtes déjà nommé) de son Castle of the Otter (articles liés au
Livre du Nouveau Soleil) plus divers articles, lettres ou critiques littéraires
Dans l’ensemble, les éditeurs français ne se sont donc pas beaucoup
trompés dans leurs choix, bien qu’ils aient publié aussi ce qui est
probablement son plus horrible livre, Castleview. Je n’ai pas lu la totalité
des romans disponibles (en anglais) de Wolfe, en particulier les trois
derniers, mais une grande majorité et la totalité de ses recueils de nouvelles
sauf celui qui rassemble ses récits de jeunesse. Il faut signaler que l’œuvre
de Wolfe est assez considérable puisqu’elle comporte deux tétralogies, trois
trilogies, un roman en deux volumes, quinze romans d’un seul volume, dix
recueils de nouvelles, quatre recueils d’articles et récits en mélange et environ
soixante-dix nouvelles qui n’ont jamais été reprises dans aucun de ses ouvrages
(les deux tiers datant d’après son dernier recueil publié et on peut donc
espérer qu’un ou deux recueils de ses derniers textes sortent un de ces jours,
mais probablement en anglais seulement). Si on ajoute que chaque volume a la taille
Big Mac, soit environ 400 pages, on comprend qu’il y a vraiment de quoi faire
pour le lecteur intéressé, d’autant plus s’il lit l’anglais.
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