dimanche 19 mai 2019

Gene Wolfe, une montagne devant notre balcon



Gene Wolfe, 1931-2019, est donc mort le mois dernier à l’âge de quatre-vingt-sept ans. Son dernier livre publié, non traduit en français, A Borrowed Man, remontait à déjà quatre ans, ce qui pour lui, est une période de disette considérable et on peut donc penser que sa santé était gravement compromise depuis ce moment.

Je n’ai pas lu cet ultime roman – qui devait cependant avoir une suite – mais depuis déjà plusieurs décennies Wolfe avait atteint son apogée puis décliné, même s’il continuait régulièrement de parsemer sa production de superbes pépites (on peut en trouver des exemples dans son dernier recueil, Starwater Strains, hélas resté non traduit comme plusieurs autres avant lui).

Le point d’inflexion de la carrière littéraire de Wolfe est particulièrement net, au moins à mes yeux, mais il semble qu’il y ait un consensus assez général là-dessus, au moins de la part des meilleurs connaisseurs de l’écrivain. Ce point, qui se situe quelque part au milieu des années 80, coïncide presque parfaitement avec le moment où il a abandonné son ou plutôt ses boulots gagne-pain pour se consacrer entièrement à l’écriture et donc s’est transformé en écrivain professionnel. Ce hasard qui n'en est pas un ne peut manquer d’attirer l’attention. J’y reviendrai plus tard.

Gene Wolfe a commencé sa carrière par des nouvelles de science-fiction, publiées par Damon Knight dans les numéros successifs de son anthologie Orbit, qui était un peu le concurrent des Dangerous Visions de Harlan Ellison dans les années 60. Dès son premier texte à être publié, Trip Trap, en 1967, non traduit à ma connaissance mais qu’on peut lire en version originale dans le recueil précédemment conseillé par l’auteur de ces lignes, Storeys From The Old Hotel, l’écriture de Wolfe frappe par son élégance, sa complexité, sa qualité et son aboutissement artistiques. Ses intrigues sont déjà aussi parfaites, aussi complexes, aussi merveilleusement imbriquées qu’elles le seront quinze ans plus tard. Seule la longueur de l’effort semble lui poser problème et disons qu’à l’époque, il est plus un coureur de 400 mètres qu’un marathonien. L’imagination semble aussi plus retenue, un peu bridée, mais à peine. Le fait est que lorsque Wolfe s’est retrouvé sur la scène littéraire, il était déjà tout habillé et armé de pied en cap. Il est vrai qu’il avait alors trente-cinq ans, ce qui n’est pas si jeune que ça.

Son premier roman Operation Ares en 1970, resté non traduit, n’a pas été un succès pourtant, ni commercial (certes, ce sera même une habitude chez lui) ni même critique. Il semble que le roman ait en effet de sérieuses failles. J’avoue ne pas l’avoir lu et je ne fais là que rapporter l’avis général. En revanche, j’ai bien lu son second roman, celui que je considère comme un vrai roman, le très fameux La Cinquième Tête De Cerbère de 1972. Il est exact que ce n’est pas un roman au sens traditionnel du terme puisqu’il est composé de trois novellas. Mais aucune de ces novellas n’a de sens si elle n’est pas rapprochée des deux autres. Et quand je dis sens, ce n’est pas seulement le sens philosophique que je vise mais le sens le plus littéral, à savoir qu’il est impossible de comprendre l’histoire et son fonctionnement interne sans lire la totalité, pas plus qu’on ne peut comprendre la fonction d’un organe du corps humain si on l’abstrait du reste de l’organisme. La Cinquième Tête de Cerbère est une énigme, un puzzle que le lecteur doit reconstituer et il a bien besoin de la totalité des pièces (et même avec, sa résolution complète n’est pas assurée). La poésie, le style flamboyant et néanmoins paradoxalement presque kafkaïen de ce roman très sombre est à ma connaissance sans équivalent dans toute la littérature. Dès ce roman, Wolfe s’impose comme le plus artiste de tous les écrivains de son époque, sans même parler des écrivains de science-fiction. Wolfe répétera sans cesse que sa vocation vient des récits de pulp fictions mais la distance qui l’en sépare est alors à son maximum, comme la distance séparant les pièces tragi-comiques de Shakespeare des grosses farces jouées par sa troupe campagnarde et imaginaire (mais pas tant que ça) dans Le Songe d’une Nuit d’été. Le fait est que Wolfe n’est pas un écrivain populaire et ne le sera jamais. C’est son tort de ne pas avoir admis cette évidence qui le conduira par la suite à des choix erronés dans sa carrière.

Son troisième roman, Peace, publié en 1975, est un autre chef d’œuvre (pour un écrivain qui n’est pas réputé pour ses romans, cela fait déjà deux chefs d’œuvre sur trois tentatives). Un chef d’œuvre de complexité et d’énigmes non formulées (non seulement vous devez répondre à l’énigme du sphinx mais vous devez deviner avant quel est l’énoncé de l’énigme). Bien que le roman puisse être qualifié sans trop mentir de mainstream, c’est dans son sens le mieux décrypté, un pur roman fantastique. Wolfe aime que la vérité – car il y a toujours dans ses meilleures histoires une vérité cachée à chercher – soit longue et ardue à trouver, ce qui a peut-être à voir avec sa foi. On peut ne pas apprécier cet aspect, on peut préférer une littérature qui propose des chemins plus directs, mais d’un point de vue allégorique, la quête semble assez juste et pertinente.

Wolfe n’a pas les qualités des écrivains populaires, des écrivains à succès. Son style, quoique très ample, magnifique et harmonieux, vu par des nains, sera jugé inutilement compliqué et presque illisible. Wolfe adore les mots rares, aux sonorités étranges, parfois fabriqués par ses propres soins ou récupérés d’un lointain passé. Et comme je l’ai dit ses récits ne sont pas simples, même les plus simples d’entre eux comme The Devil in a Forest, et ses fins sont particulièrement opaques pour un lecteur pressé. Mais tout cela est normal puisque Wolfe cherche à faire de la lecture une sorte de quête vers une vérité quasi inaccessible, semblable à la quête de sens dans la vie réelle. Il ne réussit pas toujours mais c’est presque toujours son projet.

Un autre défaut, il s’agit bien d’un défaut cette fois, qui lui vaut un accueil très réservé chez bien des lecteurs (et plus encore sans doute des lectrices) est le manque d’empathie qu’il suscite à l’égard de ses personnages masculins, en particulier ses personnages masculins principaux. Un “héros” sans les attraits habituels du héros est un réel problème. Hormis deux ou trois, parmi ses protagonistes mâles, ses personnages principaux, souvent narrateurs de leur propre histoire, sont en effet plutôt rébarbatifs, sauf quand ils ont la chance de ne pas dépasser le stade de l’enfance, et encore pas toujours (voir par exemple la nouvelle Hero as Werewolf ou bien la plus effroyable And when they Appear). Curieusement, pour un écrivain réputé assez misogyne, ses héroïnes, jeunes ou vieilles, sont plus sympathiques, mais bien plus rares il est vrai.

Wolfe a pourtant une qualité en commun avec certains écrivains populaires, le don de l’imagination. De ce côté, il n’a rien à envier à personne ; ou plutôt ce sont les autres qui ont tout à lui envier. Je ne lui connais pas d’égal dans la richesse de l’imagination, excepté l’auteur anonyme des Mille et une Nuits et peut-être le Homère de L’Odyssée. Certains écrivains peuvent être dotés d’une imagination plus profonde, plus aigüe, comme Lovecraft ou Borges par exemple, mais aucun n’a sa cohérence, sa méticulosité et son ampleur dans la création de mondes imaginaires. Naturellement le meilleur exemple est sa tétralogie du Livre du Nouveau Soleil. Je dis bien tétralogie car il est évident que le cinquième tome est une requête de l’éditeur et écrit à contrecœur par l’auteur. En effet, avec Le livre du nouveau soleil, Wolfe a presque (mais seulement presque) atteint le statut d’auteur bankable ; la tentation de donner une suite était donc trop irrésistible. Mon conseil : restez-en au quatrième tome qui est de toute façon la fin naturelle du roman.

Le Livre du Nouveau Soleil a eu une autre conséquence. Suite à ce relatif succès financier, Wolfe a décidé, en 1984, de poursuivre une carrière d’écrivain à temps complet. Comme il avait une famille assez importante à entretenir, une femme et quatre enfants, ce choix en a entraîné une série d’autres, tous négatifs. Il s’est mis à raréfier ses nouvelles, là où il est excellent, et à produire des romans à la file, fantastiques ou de science-fiction, environ un ou deux par an (1985 est une année blanche de ce côté, rare exception, peut-être liée à la décompression après son immense roman). Il a grandement modifié son style. Soudain, ses phrases n’ont plus dépassé deux lignes. Son lexique s’est rétréci comme peau de chagrin et bien entendu toutes ses merveilleuses inventions ou recréations (les optimate, hiérodule, autarque, aquastor, cacogène, cataphracte, exulte, etc…) ont disparu. En bref, il a essayé de suivre les bonnes recettes prudentes de l’écrivain populaire. Et naturellement il a échoué. On ne change pas son naturel, pas à ce point-là en tout cas. Le plus ironique est que si une grande partie de ce qui faisait le charme de ses récits précédents s’est évanouie lors de cette métamorphose imposée, ses livres ne sont pas devenus plus accessibles pour autant. Le problème est qu’il respecte la règle de l’écrivain à succès presque à la lettre mais pas du tout dans l’esprit. Ses histoires, autrefois complexes et pleines d’arcanes mais compréhensibles et sensées pour qui s’en donne la peine deviennent juste compliquées à souhait, parfois réellement incompréhensibles et toujours nébuleuses. Wolfe a fait un marché de dupe : il a donné son âme et n’a même pas recueilli en échange la gloire et la richesse promises.

Bon, contrairement à Wolfe, je suis un esprit simple et je simplifie donc un peu. Tout ce qu’il a fait à partir du milieu des années 80, comme je l’ai déjà indiqué, n’est pas à jeter, loin de là. En fait, je dirais qu’il est encore très estimable jusqu’au début des années 90. Si son recueil déjà mentionné Stories from an Old Hotel, sorti en 1990 me semble-t-il (le meilleur ou au moins le plus complet et le plus touchant de ses livres) n’est pas une preuve puisque tous les textes collectés datent d’avant 1988 ; son premier tome du Livre du Long Soleil, de 1993, est dans l’ensemble un excellent roman, avec pour une fois un héros attirant, Patera Silk. Malheureusement, le roman tournera court en ce qui me concerne dès le second volume. On pourra toujours se dire que Wolfe a suivi sa pente naturelle, que son temps doré était juste passé, mais je persiste à penser que ses mauvais choix ont largement hâté son déclin.

Pour finir, je vais donner une courte liste de titres de livres qui constituent selon moi son best of, dans l’ordre chronologique, avec quelques observations personnelles :
La Cinquième tête de Cerbère : mon roman préféré chez Wolfe et probablement dans tout l’univers de la SF
Peace : traduit en français sous le même titre, sans doute difficile à trouver aujourd’hui, à l’état neuf en tout cas
L’île du Docteur Mort et Autres Histoires: contient certaines de ses novellas les plus ambitieuses et les plus réussies, les plus connues aussi,
Le Livre des Fêtes : très hétérogène en intérêt mais contient certaines des meilleures nouvelles jamais écrites par Wolfe, difficile à trouver,
Le livre du Nouveau Soleil dans son intégralité (4 tomes) : on peut trouver aux éditions Lunes d’encre le roman complet, en deux volumes, avec en plus des articles de Wolfe liés à ce roman, pour la plupart très intéressants.
Il y a des portes : très bon roman fantastique malgré un mauvais titre français (pourtant littéralement traduit de l’anglais There Are doors mais parfois il faut savoir inventer), très sous-estimé selon moi et qui a le mérite à la fois d’être disponible en français et de dater de la seconde époque de Wolfe, post 1984 (1988)
Le livre du Long Soleil : Coté Nuit (je ne peux décemment conseiller le second tome et encore moins les suivants)

Enfin ces livres qui n’ont jamais été traduits ou seulement partiellement :
Storeys From The Old Hotel: mon recueil préféré,
Castle of Days : mélange de son Book of Days (le livre des fêtes déjà nommé) de son Castle of the Otter (articles liés au Livre du Nouveau Soleil) plus divers articles, lettres ou critiques littéraires

Dans l’ensemble, les éditeurs français ne se sont donc pas beaucoup trompés dans leurs choix, bien qu’ils aient publié aussi ce qui est probablement son plus horrible livre, Castleview. Je n’ai pas lu la totalité des romans disponibles (en anglais) de Wolfe, en particulier les trois derniers, mais une grande majorité et la totalité de ses recueils de nouvelles sauf celui qui rassemble ses récits de jeunesse. Il faut signaler que l’œuvre de Wolfe est assez considérable puisqu’elle comporte deux tétralogies, trois trilogies, un roman en deux volumes, quinze romans d’un seul volume, dix recueils de nouvelles, quatre recueils d’articles et récits en mélange et environ soixante-dix nouvelles qui n’ont jamais été reprises dans aucun de ses ouvrages (les deux tiers datant d’après son dernier recueil publié et on peut donc espérer qu’un ou deux recueils de ses derniers textes sortent un de ces jours, mais probablement en anglais seulement). Si on ajoute que chaque volume a la taille Big Mac, soit environ 400 pages, on comprend qu’il y a vraiment de quoi faire pour le lecteur intéressé, d’autant plus s’il lit l’anglais.

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