Howard
Philips Lovecraft, le mal nommé, est né peu de temps avant Jose Luis Borges mais disparu bien avant,
dans tous les sens du terme, avant de subir une spectaculaire réhabilitation
littéraire qui tient presque de la résurrection. Borges et son fantôme n’ont
jamais eu à subir ce genre d’émotion forte. Quant à Gene Wolfe, né trente ans
après l’Argentin, et quoique toujours de ce monde, il ne peut guère plus
attendre que la gloire posthume, si on peut dire.
Leur position dans cette histoire
est différente pour une simple raison : Lovecraft n’a probablement pas
connu l’œuvre de Borges et certainement pas celle de Wolfe ; Borges
connaissait très bien l’œuvre de Lovecraft mais probablement pas celle de
Wolfe, et Wolfe connaît l’œuvre de l’un comme de l’autre. On pourrait donc
dire, de ce point de vue, que Wolfe est avantagé. Il bénéficie des trouvailles
ou inventions des deux autres.
Mais commençons par le début et
donc par le « grand ancien », Lovecraft. Ce n’est pas seulement par
manière de plaisanterie que je le qualifie de grand ancien. Lovecraft n’a rien
d’un moderniste, ni dans le style ni dans les idées ; on pourrait même
dire sans exagération que c’est un archaïque, un hyper conservateur. Un
marxiste, ou un bon Français, emploierait le mot qui qualifie le mieux ce genre
de faute inexpiable : un réactionnaire. Selon moi, ce n’est pas un
problème, littérairement parlant. Si on possède le talent naturel d’écrire, peu
importe la couleur de nos idées. C’est ici le hic : Lovecraft est
peut-être le moins doué de tous les écrivains célèbres de même que le douanier
rousseau est le plus limité des grands peintres (mais pas le moins estimable). C’est
un auteur à coup sûr, un autodidacte par force, un laborieux, car, comme le
peintre français, il est incapable d’imiter ceux qu’il admire, à savoir ce
grand et beau styliste de Machen, cet artiste élégant de Dunsany, ce constructeur
fabuleux de Poe. Outre une maladresse dont il ne parviendra jamais vraiment à se
défaire, que ce soit dans le style ou dans la conduite de ses récits, malgré
des progrès indiscutables entre ses premiers écrits et les derniers, il lui
manque deux choses : d’avoir du goût et d’avoir vécu. Il ignore beaucoup
trop de choses élémentaires. Hier, j’ai lu une nouvelle de Wolfe où il n’y
avait que des femmes (une sorte de 1984 au féminin); eh bien il n’y en aucune
chez Lovecraft, et si l’espèce humaine venait à être connue de lointains
extraterrestres uniquement par le moyen de ses textes, ils pourraient penser
que nous nous reproduisons par clonage.
Il est difficile chez cet
écrivain de faire la part entre la maladresse et le mauvais goût. Ses
empilements d’adjectifs caricaturaux sont-ils une faute de goût ou une maladresse
due à son impuissance à coller au plus près de ses visions ? Je penche
pour la seconde solution, sans exclure l’autre toutefois. Car Lovecraft est un
homme de visions, de visions terriblement fixes. C’est un halluciné, un de ces
rares écrivains dont on peut dire sans figure de style que son œuvre est entièrement
tissée de ses rêves. Des vrais rêves qu’on fait en dormant. Tous les écrivains
normalement conçus savent qu’il est vain de vouloir rendre un rêve dans son
authenticité et qu’il vaut mieux les adapter, souvent avec une grande liberté,
pour les rendre un peu plus « littéraires ». C’est un peu comme de
voir un merveilleux poisson au fond de la mer et puis de le ramener sur la
terre ferme : on s’aperçoit alors qu’il a perdu presque toutes ses
couleurs. Mais Lovecraft l’ignore ou ne veut pas le savoir. Regardez-le. Le
regard tourné vers l’intérieur, il semble ne rien voir de ce que ses yeux
contemplent. C’est le visage d’un homme hanté, obsédé par ses visions, et qui
n’aura de cesse de les coucher sur le papier même si c’est impossible.
Lovecraft, par bonheur, ou par malheur, est aussi entêté qu’il est borné. Et il
obtiendra au bout du compte d’accomplir cet exploit étrange : malgré bien
peu de dons et des idées de départ erronées, il finira à force de travail,
d’obstination et de regards fixes par créer quelques-unes des histoires les
plus fascinantes, les plus inhumaines, les plus sincèrement angoissées (et donc
angoissantes), les plus puissamment oniriques que l’homme ait jamais écrites.
Oh, pas plus qu’une demie douzaine. Et encore, je suis peut-être large. La très
grande majorité de ses récits ne sont en effet que des ébauches, des
répétitions, des tentatives maladroites, des croquis brouillonnés dans la
fièvre d’une nuit, dans l’espoir toujours différé d’atteindre à la perfection
lovecraftienne : la peur, la peur ultime, nue, hideuse, obscène (etc.), sans
aucune échappatoire — peur de l’inconnu, de l’innommable, celle qui vous change
en statue de sel. Mais c’est assez. Le
Cauchemar d’Insmouth, La Couleur tombée du ciel, Celui qui chuchotait dans les ténèbres
sont des preuves suffisantes. Je rajouterais son roman Démons et Merveilles, comme étant le plus typique de ses forces et
faiblesses. Comme l’indique le titre, Lovecraft voulait opposer à son monde
habituel, celui du cauchemar, le merveilleux du rêve, qui l’avait tant frappé
chez Dunsany. La première partie, La
clef d’argent, est entièrement dédiée au cauchemar ; la seconde
intitulée justement À la recherche de Kaddath
(nom de la cité des rêves merveilleux) ne suit néanmoins pas le programme
prévu. L’épouvante vainc sans vraiment combattre et submerge le merveilleux
dans une vague de plus en plus sombre.
Tout
laisse à pense que l’esthète, le dandy, l’érudit de classe Jorge Luis Borges
éprouvait une fascination inattendue pour ce monstre littéraire de Lovecraft. Il
lui portait pourtant une estime littéraire plus que réservée et le qualifiait
de « caricaturiste involontaire de Poe », ce qui fait deux piques en
deux mots, la seconde étant de loin la plus acérée. Selon un point de vue
superficiel, on pourrait donc penser que l’Argentin se situe à l’autre bout de
l’éventail littéraire, sauf que dans un éventail les deux bouts sont souvent bien
près de se toucher. En réalité, ils partagent beaucoup plus que leur goût
commun pour les livres et les personnages fictifs présentés comme réels (le
Nécronomicon d’Abdul al Razed ou le Quichotte de Pierre Ménard). Leur puissant
attrait pour le fantastique, le monde du rêve, les savoirs occultes et
hermétiques auxquels ils ne croient pas, leur même vision très noire du monde,
leur dégoût et leur effroi de l’humanité (au moins de la “plèbe”), leur
nihilisme radical — qui chez Borges apparaît pleinement dans son premier et
plus fameux recueil : Fictions,
pour s’atténuer par la suite, la gloire étant passée par là — ainsi qu’une
certaine impuissance littéraire. J’ai déjà parlé de la forme que prenait
l’impuissance chez Lovecraft. Chez l’Argentin, il s’agit d’une impuissance à
rendre ses personnages intéressants. De toute son œuvre, je ne connais pas un
de ses personnages qui soit mémorable en tant que personne humaine. Ils
manquent de relief, de chair, de vie, restent de simples reflets pâles entrevus
brièvement dans le coin d’un miroir, des signes abstraits au service d’une idée.
Ce défaut est rédhibitoire selon moi pour qui voudrait écrire des romans de
valeur ou même ce que les anglo-saxons appellent des novellas (mon format de lecture
préféré). Cela tombe bien, Borges n’en a pas écrit. Il a toujours dit qu’il
détestait les romans et préférait les nouvelles, surtout si elles étaient
courtes. Néanmoins je constate qu’il mettait au-dessus de tout en tant que
lecteur des livres comme La Divine
Comédie, Don Quichotte (en particulier le second volume), Les Mille et Une Nuits, l’œuvre de Shakespeare,
qui ne sont pas précisément des modèles de concision. Franchement je le
soupçonne de s’être fait une gloire de ce qui était chez lui un véritable manque.
De même pour son refus mainte fois proclamé de la psychologie. En cela, il
ressemble aussi comme un frère à Lovecraft. Car ils sont de la même famille en
vérité. Et Borges le savait probablement. Je subodore que cela n’avait rien
pour lui plaire, un peu comme de se rendre compte qu’on ne ressemble à personne
d’autre autant qu’à l’idiot de la famille. Vers la fin de sa vie, sans doute
par mesure d’exorcisme, à en juger par sa préface à la nouvelle, il a écrit ce
qu’il appelle un hommage à Lovecraft : There are more things (titre tiré de Hamlet : il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre…).
Le fait donc que ce récit soit plutôt faible et à coup sûr inefficace n’est
peut-être pas complètement fortuit.
Des trois, Gene Wolfe est à
coup sûr aujourd’hui le moins fameux et de loin. C’est pourtant le plus grand
et de loin, au sens premier du terme « grand ». Autant les deux
premiers ne possèdent qu’une fraction très limitée de la panoplie de l’écrivain,
autant les talents de Wolfe semblent polymorphes et donnent de cet écrivain un statut de quasi omnipotence. La caractéristique qui frappe le plus chez lui, davantage même que l’extrême maîtrise de constructions d’une folle complexité,
est sa capacité à écrire une histoire originale, une bonne histoire (de celles
qu’on relit avec un plaisir accru comme on entre peu à peu dans leur mystère)
en partant de n’importe quel point de départ, du moment qu’il y ait un peu de
place pour l’imaginaire.
Comme Borges, Wolfe a payé son
tribut à Lovecraft. Le Nécronomicon a un rôle non négligeable dans au moins un
de ses livres (et d’autres que j’oublie peut-être), le mal nommé Peace — j’ai eu beau me creuser la
tête, je n’ai toujours pas compris la raison de ce titre — grâce à un
personnage de faussaire qui écrit, fabrique et vend à des collectionneurs des
livres d’auteurs réels ou fictifs, dont celui-ci. Il nous en donne même à lire
un “véritable” extrait, contrairement à Lovecraft qui s’est toujours contenté
d’en citer quelques vers bien trop vagues. Des démons ailés tout droit inspirés
de ceux du rêveur de Providence font également quelques apparitions
remarquables dans certaines de ses nouvelles, telles que The Friendship Light (non traduite à ce jour). Cependant, le
rapport entre Wolfe et Lovecraft ne sauterait pas aux yeux sans cela. Autant le
second pèche dans le style et dans la narration, autant le premier est
virtuose. Wolfe est un artisan de génie (son premier métier était ingénieur),
Lovecraft n’est qu’un rêveur amateur de littérature. De plus, et sans doute
surtout, leur vision du monde est fondamentalement divergente.
Le lien avec Borges est beaucoup
plus convaincant, même s’il ne concerne que l’aspect formel de leurs récits —
mais c’est déjà beaucoup. On pourrait dire sans grande exagération que toute
l’œuvre de Wolfe a consisté à relever le challenge initié par l’Argentin dans
sa nouvelle Le Sud. Je suppose que,
tout comme moi, beaucoup des lecteurs qui ont lu ou liront ce récit, le dernier
de son premier recueil de nouvelles mais écrite des années après la majorité
des autres récits, n’ont été ou ne seront guère impressionnés, le jugeront
plutôt banal, voire un tantinet ennuyeux. Il existe un aspect sentimental certain
dans ce texte, semi autobiographique, sans doute émouvant pour l’auteur et
quelques proches, mais qui, j’en ai peur, échappe totalement au lecteur lambda.
Ce n’est d’ailleurs pas ce qui nous intéresse, ni ce qui a intéressé Wolfe. Le
seul grand mystère du récit de Borges est qu’il contient deux histoires très
différentes, une écrite à l’encre noire, l’autre à l’encre sympathique. Vous
lisez ce qui ressemble à une histoire mainstream, celle d’une vie assez terne et
malheureuse mais sans excès d’aucune sorte. Ou bien vous lisez une histoire
fantastique. La vérité est que vous devrez lire la première, et sans doute plus
d’une fois, pour espérer découvrir la seconde. Comprenez bien qu’il ne s’agit
nullement d’allégorie, de métaphore, ou d’interprétation psychanalytique ou autre.
Il s’agit purement et simplement de deux histoires distinctes, imbriquées,
collées, où l’une cache l’autre, la seconde étant généralement plus
intéressante que la première (sinon quel intérêt ?). De même que pour tout
souterrain, labyrinthe, message secret ou trésor bien caché, il faut disposer
du code de décryptage, de la clef ouvrant la porte ou d’un plan d’accès, pour
espérer en percer les arcanes. Borges ne fournit rien de cela au lecteur. Et
s’il n’avait pas dit explicitement dans sa préface que le récit pouvait se lire
de deux manières, il est probable que personne n’aurait jamais rien su de la
seconde histoire, tellement elle est bien cachée. Wolfe a fait de ce réel tour
de force littéraire une règle. Je crois que la grande majorité de ses œuvres en
prose, et à coup sûr les meilleures d’entre elles, de la nouvelle la plus
brève, comme A Solar Labyrinth, à
son roman le plus imposant, comme Le
Livre du Nouveau Soleil, comporte au minimum deux récits, parfois trois.
Découvrir l’autre récit, celui qui se cache entre les lignes, nécessite d’avoir
la clef d’entrée, à savoir le point où les sentiers bifurquent, la porte de la
caverne secrète, l’anomalie dans la trame, le saut dans l’espace-temps. Vous
pouvez aussi y arriver en découvrant le point de sortie, ce que l’intuition,
cette faculté non répertoriée par la médecine, permet quelquefois, et dérouler
à rebours toute la trame soigneusement cachée. Quoiqu’il en soit, la lecture
d’un récit de Wolfe est rarement simple, et s’il n’y avait pas chez cet auteur
un talent narratif extraordinaire, un style d’une élégance royale, qui rend
fluide même les puzzles et les écheveaux les plus complexes, ce serait
probablement très vite insupportable pour un lecteur normalement constitué (qui cherche son plaisir d'abord).
Toute règle a ses exceptions. Wolfe
n’aime pas écrire des histoires simples — ce serait comme demander à un
illusionniste de génie de faire de vulgaires tours de carte — mais il en a
écrit néanmoins quelques-unes, soit pour complaire à un éditeur, soit pour
plaire à un proche, soit par inadvertance. Néanmoins, ce qui paraît simple pour
lui, ne vous paraîtra peut-être pas si simple que ça. Vous pourrez en trouver
un certain nombre de cette espèce la plus rare dans son recueil de nouvelles
justement intitulé — quoique pour d’autres motifs — Endangered Species. Il a été publié en langue française sous la
forme assez bizarre de deux volumes aux titres bien distincts, tous deux chez
Denoël, l’un dans une collection fantastique — Toutes Les Couleurs de l’Enfer — et l’autre dans une collection de
SF — Silhouettes. Ce sont deux
excellents livres même si le premier me semble avoir davantage profité du
découpage éditorial. Tous les recueils de nouvelles de Wolfe sont de grande
qualité mais celui-ci est probablement le plus abordable. Je pourrais également
citer son tout premier recueil L’île du
docteur Mort et autres histoires et autres histoires (non, ce n’est pas un
doublon) si je ne craignais pas que le style quelque peu proustien de certaines
nouvelles ne fût un obstacle pour le profane. En matière de roman, je n’en vois
qu’un qui peut répondre au qualificatif de simple : Castleview (paru en français sous un titre et chez un éditeur que
j’ai oubliés) mais il ne me plait pas et je ne pourrais donc vous le
recommander. Le plus connu et le plus “populaire” des romans de Wolfe, l’un de
ses rares ouvrages régulièrement réédités, est Le livre du Nouveau Soleil, comprenant les quatre volumes
suivants : L’Ombre du Bourreau,
La Griffe du Conciliateur, L’Épée du Licteur, La Citadelle de l’Autarque. Il est remarquable
du début à la fin mais quoique relevant de l’Héroïc-Fantasy, genre très
conventionnel en principe et sans grande complication (un héros musclé, une
troupe de filles bien roulées et peu vêtues, quelques dragons, un décor moyenâgeux),
n’a décidément rien de simple ou de convenu. En bref, armez vous de patience.
Pour finir, je dirais un mot sur
le physique de ces trois écrivains. Ils partagent à coup sûr un point
commun : aucun des trois n’est beau. Mais alors que les deux premiers ont
la tête de l’emploi, une laideur singulière, le regard de rêveurs perdus dans
les nuages au sommet de leur tour d’ivoire, rien de cela chez Wolfe. Il
pourrait être épicier, producteur de films, ancien catcheur, garagiste, employé
de banque, policier ou maffioso. L’aspect physique de cet écrivain m’a toujours
surpris, et pour dire la vérité, est assez décevant tant il est difficile
d’imaginer que cet homme d’apparence si banale, passe-partout, aux traits
presque grossiers, puisse être le créateur d’un monde aussi vaste, aussi
complexe, aussi imaginatif, aussi raffiné, et au final, aussi poétique.
Pour finir quelques liens en relation avec cet article et plus particulièrement ce génie méconnu de Wolfe :
http://www.wolfewiki.com/pmwiki/pmwiki.php?n=WolfeWiki.Contents
http://ultan.org.uk/category/gene-wolfe/
http://www.siriusfiction.com/PaxBorskii.html
http://www.urth.net/urth/archives/v0018/0114.shtml
Pour finir quelques liens en relation avec cet article et plus particulièrement ce génie méconnu de Wolfe :
http://www.wolfewiki.com/pmwiki/pmwiki.php?n=WolfeWiki.Contents
http://ultan.org.uk/category/gene-wolfe/
http://www.siriusfiction.com/PaxBorskii.html
http://www.urth.net/urth/archives/v0018/0114.shtml
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