dimanche 7 février 2021

Maupassant, sublime abruti (une invasion extraterrestre)

Maupassant photographié par Nadar


Quel plaisir toujours de lire Guy de Maupassant ! Quelle grâce, quelle légèreté, quelle souplesse, quelle musicalité, quel charme, quel naturel ! Qu’on est loin de la lourdeur besogneuse et toute engoncée de son grand aîné, voisin et collègue Flaubert ! Ce n’est ni leur faute ni leur mérite, notez bien : c’est toute la différence entre le talent et le travail. Et le talent ne se mérite pas. Ou si vous préférez – je préfère moi aussi – c’est la différence entre le talent travaillé et le travail sans talent. J’exagère un peu : Flaubert n’était pas absolument dépourvu de talents mais comme ils semblent maigres comparés à ceux de son jeune protégé. Lisez Yvette (le personnage littéraire féminin le plus mémorable avec Natacha, Juliette, Antigone et deux ou trois autres) puis essayez de revenir à Emma Bovary. Impossible naturellement. Erreur fatale. Comment passer de la grâce, de la fraîcheur, du charme, de l’imprévisibilité, de la vie quoi, à cet ennuyeux portrait de la grisaille faite femme ? Les dialogues chez Emma sont particulièrement lourds, empesés, mal sonnant même ici et là, sentant déjà le formol. Comparez avec ceux d’Yvette. Et Même dans son meilleur texte et pour être franc le seul vraiment lisible pour moi, Un Cœur Simple, Flaubert semble toujours lourd, laborieux comme un forçat, à moitié mort, tractant son énorme charrette poussive comme le damné Sisyphe montait sa pierre au sommet de la montagne.

Dans sublime abruti, il y a abruti. Ce n’est pas une association de termes qui me vient facilement à l’esprit pour un artiste ou un écrivain ou d’ailleurs pour n’importe qui d’autre. Le seul autre qui peut convenir est Nietzsche. D’ailleurs il possède à peu près la même moustache que Maupassant. Et il est son strict contemporain. Encore plus curieusement, ils sont tous les deux morts fous, assez jeunes, possiblement de la même maladie vénérienne (bien que dans le cas de l’Allemand des doutes subsistent). Bon, je ne cherche à démontrer rien, encore moins à affirmer. Simples remarques en passant. Maupassant est un abruti quand il philosophe, quand il généralise, quand il légifère, ce qui par bonheur, lui arrive assez rarement, ou du moins en oubliant de s’appesantir, sauf dans ses derniers textes. Mais même dans son meilleur texte, en tout cas mon préféré, il peut nous gratifier d’affirmations de ce genre : « De là sont nées les croyances populaires au surnaturel […] je dirai même la légende de Dieu, car nos conceptions de l’ouvrier-créateur, de quelque religion qu’elles nous viennent, sont bien les inventions les plus médiocres, les plus stupides, les plus inacceptables sorties du cerveau apeuré des créatures. » De toute évidence, Maupassant n’a pas lu les érudits théologiens de haute volée (certains ont tout de même inventé la méthode scientifique qui lui plait tant), de quelque religion que ce soit, les grands philosophes chrétiens et cela ne manque pas, ou il les a oubliés. En tout cas, il n’a lu ni la Bible ni le Coran ni les textes fondateurs du Bouddhisme ou même du Zoroastrisme, que l’on pourrait difficilement qualifier de médiocres ou stupides à moins d’être complètement incompétent. Et Maupassant n’est pas incompétent. Il est abruti. Une vraie tête d’enclume. C’est le propre des abrutis d’asséner leur vérité, celle qui leur convient, sans aucune vérification préalable.

Toute la philosophie de Maupassant est à peu près aussi subtile que son jugement sur les croyants et les croyances : matérialisme complet, athéisme militant, misogynie crasse, au mieux scientisme, au pire nihilisme simple. Parfait pour le siècle qui venait, me direz-vous.

Dans sublime abruti, il y a sublime. « Comme il faisait bon ce matin ! Vers onze heures, un gros convoi de navires, traînés par un remorqueur gros comme une mouche, et qui râlait de peine en vomissant une fumée épaisse, défila devant ma grille. Après deux goélettes anglaises, dont le pavillon rouge ondoyait dans le ciel, venait un superbe trois-mâts brésilien, admirablement propre et luisant. Je le saluai, je ne sais pourquoi, tant ce navire me fit plaisir à voir. »

La prose de Maupassant est très fluide, très picturale, très séduisante pour un lecteur de mon genre. Il semble que je ne sois pas le seul. L’efficacité est maximale : en très peu de détails, il nous fait apparaître tout un monde. J’ajoute que narrativement, c’est un passage remarquable puisqu’il nous fait entrer dans le vif du récit dans cette brève description champêtre sans le laisser paraître un seul instant.

Comme certains l’ont reconnu, il s’agit d’un passage du Horla, seconde version (la meilleure et de loin), tout comme la première citation à propos de Dieu. J’aime particulièrement ce texte. Aujourd’hui, malheureusement, il est défiguré, tellement défiguré par le commentaire des universitaires et autres législateurs de l’art littéraire que, tout comme la Joconde, on ne le voit plus vraiment. Ce n’est pas une exception mais c’est ennuyeux. Le tort de tous ces gens , ou au moins d’une très grande partie, est de prendre dans ce cas précis la biographie de l’auteur pour boussole unique. Maupassant est mort fou donc le personnage, le narrateur, doit être fou lui aussi. Et donc tout se passe dans sa tête, ce qui n’a aucun intérêt narratif. Naturellement ils oublient ou ne veulent pas savoir que Maupassant n’était nullement fou quand il écrivit ce texte mais qu’en revanche il était un admirable conteur. Il était malade et il avait peur de la folie, comme moi, comme vous peut-être, comme tout le monde devrait en avoir peur, et bien sûr comme son narrateur, mais il n’était pas fou.

Le narrateur innommé du Horla n’est pas fou mais il a peur de le devenir. Rien d’étonnant, il n’est pas malade, lui (contrairement à l’auteur qui sait bien que la syphilis conduit parfois, peut-être souvent même à l’époque, à la folie) et pourtant il ressent, rêve et finit par voir des choses tout à fait anormales. En vérité, il est le témoin de la première invasion extraterrestre enregistrée dans l’Histoire humaine, fictivement il est vrai, et ce n’est vraiment pas de chance pour lui. Le Horla est en effet un récit de science-fiction caché en un drame psychologique et non l’inverse. Il est possible d’ailleurs que ce soit le seul texte de Maupassant qui relève clairement de la science-fiction. Il existe plusieurs preuves flagrantes que telle était bien l’intention de l’auteur, en plus des mentions de peuples mystérieux habitant les étoiles, à la nature supérieurement évoluée tendant vers l'esprit pur (un cliché maintenant mais pas à l'époque) qui émaillent le texte ici et là. Mais il n’y a pire aveugle que celui qui ne veut pas voir.

D’abord, le narrateur est un être tout à fait rationnel. Je le répète : avoir peur de la folie n’est pas un comportement aberrant, surtout quand vous avez de bonnes raisons pour vous en inquiéter. Et comme tout être rationnel, devant les étranges sensations ou événements qui surviennent, il commence par suspecter ses sens, son cerveau, de lui jouer des tours. Les illusions, les fausses intuitions, les rêves insensés, les pressentiments qui ne pressentent rien existent. Et le premier coupable qu’il désigne, c’est donc lui, son esprit troublé par de mauvais rêves, par cette émotivité de femmelette qu’il a en lui mais qu’il exècre apparemment autant que l’auteur. Et non seulement le narrateur est rationnel mais il est même scientifique dans son approche de l’inconnu. Son expérience pour se prouver qu’il est bien l’auteur de la disparition de l’eau ou du lait durant son sommeil est typiquement scientifique. Les linges dont il a emmailloté les bouteilles sont intacts, immaculés au matin alors qu’il s’est enduit le visage et les mains de suie la veille au soir (pauvre lingère quand elle trouvera sa literie !). Et le résultat est là, malheureusement ou heureusement : ce n’est pas lui qui a bu l’eau, le lait. Le fait mystérieux ne peut donc s’expliquer par le rêve, le somnambulisme ou la folie, du moins pour un être rationnel. L’autre preuve incontestable est fournie par un journal qui apprend au narrateur qu’une étrange épidémie sévit au Brésil, que les gens semblent y devenir fous, possédés par des êtres parasitiques, sortes de vampires invisibles qui se nourrissent en plus de lait et d’eau de leur force vitale (et qui font disparaître les reflets, le vôtre pas le leur).

Nous avons donc là une nette illustration du proverbe chinois : quand le sage montre la lune, le fou regarde le doigt. Et le fou ici n’est pas Maupassant.

Le Horla : une invasion extraterrestre, avant même celle de La Guerre des Mondes.


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