dimanche 7 mars 2021

Radiohead : une histoire qui commence et finit bien

 



Comme tout le monde, j’aime bien les histoires heureuses, à fin morale, comme dans les contes pour enfant, surtout celles qui finissent bien, à condition, eh bien… qu’il y ait une histoire à raconter.

L’histoire de Radiohead est un de ces contes. Une sorte de légende dorée de notre temps. La beauté de cette histoire tient essentiellement au fait que leur démarche hautement vertueuse – ambition artistique confinant parfois à la pure poésie, indépendance envers l’industrie musicale, non compromission, y compris avec leurs propres fans, audace des défricheurs de territoire inconnus – a été couronnée par le succès public sans presque jamais errer ou faiblir. Tout au plus a-t-on pu noter quelques grognements au détour de leur évolution imprévisible.

Il n’est pas facile de trouver d’autres exemples à notre époque dans le monde de l’art, en musique ou ailleurs, d’un succès de cette importance, combinant une telle prise de risque artistique et le succès planétaire.

Aussi, j’aimerais essayer de comprendre, trouver enfin une explication un peu satisfaisante à cette anomalie dans le cours normal des choses.

Le destin normal, habituel, des génies précoces est de finir pauvre, ignoré et le plus souvent fou. Dans l’Europe de la fin du dix-neuvième siècle, on a eu ainsi une épidémie de génialité précoce qui s’est très mal terminée pour ses acteurs : Rimbaud, Lautréamont, le poète Nietzsche ont été quelques-unes de ses victimes. Rien de cela pour les cinq de Radiohead. Au contraire dirait-on : quoiqu’ils fassent, cela se termine toujours en or sonnant et trébuchant. Quel est donc leur secret, me suis-je dit ?

D’abord, pour commencer par l’évidence, ils ont en leur sein un créateur plein de mélodies exceptionnellement communicatives. De façon naturelle, dirait-on, sans effort, les mélodies naissent sous les doigts de Thom Yorke, ou dans son cerveau peut-être (j’ai des doutes sur ce dernier point), des mélodies qui traduisent ses émotions et qui les convoient aux auditeurs avec une efficacité maximale. Je doute que le travail ait grand-chose à voir avec ça, encore moins la réflexion. Néanmoins, Schubert, par exemple, avait lui aussi un tel don et en avait en abondance, et ça ne l’a pas empêché d’être pauvre et obscur sa vie durant. Et je pourrais citer une dizaine d’exemples pris dans notre époque où des gens doués pour la mélodie n’ont pas obtenu le dixième, que dis-je, le centième du succès de Radiohead, même en travaillant énormément (au hasard, en voici une petite bande qui me vient à l’esprit : Nick Drake, Patrick Watson, The Walkmen, Elliot Smith, Wilco, The Besnard Lakes, Robert Wyatt ; et pourtant en dehors du dernier, peut-être pas le plus grand travailleur qui soit il est vrai, on ne peut pas dire qu’ils aient pris des risques musicaux inconsidérés). L’explication n’est donc pas suffisante, loin de là.

Une autre possibilité à envisager est le choix adéquat ou non de la catégorie. En littérature, par exemple, le choix de la catégorie dans laquelle vous concourrez, si j’ose dire, est essentielle. Les prix ne vont pas aux auteurs de SF, sauf accident, et le lectorat n’est vraiment large que pour quelques catégories très précises qui ne brillent généralement pas par l’inventivité. Dans l’industrie musicale, je pars du principe que ça doit se passer de la même façon.

Quelles sont donc les grandes tendances dans lesquelles on peut classer un disque de rock au sens large ? Rock rock, pop rock, blues rock, folk rock, jazz rock, rock classique, rock expérimental : telles sont les principales tendances. Je pourrais rajouter des sous-sous-catégories – par exemple rock hard rock, punk rock rock, grunge rock rock, noise rock rock – mais ça n’apporterait pas grand-chose et puis la vérité est que j’aime le chiffre sept, ce qui est un argument décisif. Reprenons maintenant nos exemples ci-dessus. Nick Drake tire vers le folk, de même que Wilco. Patrick Watson vers le classique. Wyatt vers le jazz. Elliott Smith penche vers le blues, un peu trop même, à en juger par sa biographie. The Besnard Lakes vers la pop, parfois plutôt planante que sautillante. Et The Walkmen vers le rock, tendance dure, au moins pour leurs trois premiers opus. Evidemment, ces catégorisations sont très grossières vues par les sept groupes ou artistes en question, comme toujours quand on classe les œuvres d’art. Le but n’est pas de décrire véridiquement mais de fourrer le produit dans un des ensembles disponibles. Ce ne sont que des étiquettes pratiques car chacun de ces ensembles chevauche dans la réalité tous les autres. Pour le dire autrement, on trouve les sept couleurs de l’arc-en-ciel dans les œuvres de ces musiciens mais on ne retient que la dominante. Pour le dire encore autrement, ces ensembles que nous appelons genres musicaux ne sont guère moins arbitraires que les constellations que nos ancêtres ont dessiné dans le ciel nocturne (elles auraient pu être complètement différentes, mises à part quelques-unes assez évidentes, comme Cassiopée). Toutefois, aussi superficielles soient-elles, ces catégories sont normalement déterminantes pour l’acheteur potentiel et donc pour le succès du disque. On pourrait ainsi estimer que le fait que Wyatt soit généralement classé dans le jazz (rock) le dessert car les afficionados du jazz (rock) sont certainement beaucoup moins nombreux que ceux de la pop ou du rap (une sous-catégorie du blues). Néanmoins cela n’explique alors pas l’insuccès persistant de The Besnard Lakes (pop). Et qu’en est-il de Radiohead ? Incontestablement, les deux premiers albums font dans le rock rock mais le troisième ne l’est plus vraiment et le quatrième vraiment plus : on est dans l’expérimental. Des changements de catégorie aussi radicaux sont loin d’être des atouts en principe et sont tenus généralement pour le meilleur moyen de perdre son public (déjà vaste avant OK Computer), pire encore quand on travaille dans l’expérimental, la catégorie la plus fournie en ratages monumentaux et grotesques, la catégorie qui fait peur au gros public, à juste titre. Là encore, on peut être certain que ce n’est pas l’explication.

(Permettez-moi une courte digression au sujet des catégories. Il ne faudrait pas croire que je suis en train d’avancer que toute catégorisation, toute généralisation, est tellement approximative qu’on pourrait les assimiler aux constellations célestes, mirage imposé par l’habitude. Le monde du vivant s’y prête remarquablement au contraire. Les catégories y sont très précisément déterminées, sans continuité possible entre elles : une bactérie, un virus, un mollusque, un mammifère, une plante, un champignon sont des catégories très réelles, très reconnaissables, avec des spécificités uniques. Et les sous-catégories ne sont pas moins étanches : un poisson, un amphibien, un reptile, un oiseau, un mammifère ont acquis de telles spécialisations que même d’imaginer simplement une passerelle possible entre ces classes, au moins en ce qui concerne les espèces présentes de notre époque, tient de la plus pure gageure. Mais trouver un passage entre Nick Drake et Elliott Smith ou Patrick Watson et The Besnard Lakes, par exemples, ne demande pas une imagination débordante. En somme, Drake pourrait très bien être un bluesman, Smith un rocker folk, Watson un rocker pop et The Besnard Lakes des rockers classiques.)

Une piste intéressante est ce que j’appellerai pour l’heure, faute de mieux, la chance. Mettons que Radiohead ait commencé sa carrière par Kid A, The King Of Limbs ou même OK Computer. Pensez-vous alors qu’ils auraient connu un tel succès d’entrée ? Personnellement, j’en doute beaucoup. Leur chance – car il s’agit de chance – à moins de croire à un machiavélisme inouï de Thom Yorke et de ses acolytes, est d’avoir débuté par un album raisonnablement médiocre, contenant deux ou trois bons titres, sans excès, et parmi ces derniers, une de ces mélodies irrésistibles qui font les tubes, le célèbre Creep. Après ça, ils ont continué dans la même veine, un rock toujours convenu dans sa forme, mais nettement amélioré dans tous les secteurs par rapport à leur premier opus, en particulier au niveau du chant. Et on y trouve de nouveaux tubes à succès, plusieurs cette fois. On a donc là la promesse d’une parfaite trajectoire rectiligne, sans à-coup ni trou d’air. La mise sur orbite semble toute proche. Et naturellement, le gros public s’est fait avoir par ces prémisses alléchantes. Il s’est dit : voilà un groupe sur qui on peut compter, qui ne nous plantera pas avec des balivernes électro-truc et autres singeries savantes. Hélas ! il ne pouvait pas se tromper davantage. Mais qui sérieusement pouvait imaginer en écoutant le très bon mais très ordinairement rock The Bends que quatre ans plus tard, le même groupe ferait Kid A, un des plus grands OVNI musical du vingtième siècle, sinon le plus grand. J’ai personnellement découvert le groupe en 2003, et Kid A encore un peu plus tard, bien trop tard donc pour réaliser pleinement le choc musical que ce dut être pour les fans hardcore du groupe, mais je l’imagine assez bien en repensant à mon impression première, qui je peux le dire, a été proche de la sidération. Il m’a fallu quelques écoutes pour réaliser que je tenais probablement un des chefs d’œuvres de la musique contemporaine, la vraie, pas celle sponsorisée par France Musiques et consort.

Cela n’explique pas toutefois pourquoi ce gros public dont je parlais plus haut n’a pas quitté le bateau en masse après ce coup de jarnac. Peut-être les gens de Radiohead sont-ils vraiment malins, malgré l’air louche et la vue basse de leur leader, peut-être ont-ils su distiller toujours au bon moment les albums plus accessibles, plus consensuels, comme Hail To The Thief ou leur dernier en date, faisant ainsi revenir à eux le gros des troupes. Peut-être oui. Ils semblent drôlement malins en effet, financièrement parlant, un peu trop en fait, sous leur dehors d’idéalistes écolos sauveurs de la planète. Ou peut-être ont-ils quelque chose d’indéfinissable, un charme, une grâce qui n’appartient qu’à eux et qu’on retouve même et peut-être surtout dans ces chants de glace et de feu (comme dirait un autre) qu’est Kid A et jusque dans le moins mélodique de leurs albums, The King Of Limbs.

En tout cas, une chose est certaine, ils ont toujours été dans Son Plan. C’est peut-être ça la chance et on n’y peut vraiment rien.

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