Après
les dystopies de Tiptree et Wolfe, je passe à son strict opposé, l’utopie, et à celui qui en est peut-être le meilleur
spécialiste actuel : John Crowley. Engine Summer (ce titre
vraiment intraduisible — comme d’ailleurs une bonne partie des
expressions contenues dans ce roman, ce qui n’est pas un hasard :
on y reviendra — a néanmoins été traduit de façon correcte mais tout aussi insensée par L’Été-Machine) ne présente pas une utopie mais de nombreuses. En fait
chaque personnage du livre habitant un lieu différent vit dans une
utopie différente. Et,
contrairement à la
coutume bien établie, il
faut
noter que celles-ci prennent place dans un futur terrestre
post-apocalyptique.
Au
commencement de l'histoire, le
héros, Rush That Speaks, est
réveillé par un Ange (il l'appelle ainsi mais c'est clairement un des faux sens dont je parlais plus haut) dans
un endroit inconnu. L'Ange
lui demande de raconter sa vie, ce que fait le héros.
Rush
That Speaks nait à Little
Belaire, sorte de
village-labyrinthe entièrement fermé sur lui-même,
utopie où la violence semble un lointain souvenir, de même que le
vol ou le mensonge. Ici en effet on pratique dès les premières
années le Truthful Speaking (le parler vrai) et rien n’est plus
valorisé que d’être un Saint, héroïque anachorète ou voyageur
aventureux en
quête du vrai soi, sauf
que le mot Saint a ici, en
plus et encore une fois,
un sens spécial : celui qui a une histoire à raconter, la
sienne. Les femmes ont
pris le pouvoir depuis
plusieurs générations,
ou disons que les hommes le leur ont laissé, lassés de leur propres
erreurs et abattus par l’échec final de leur “monde” balayé
par la « tempête », une
mystérieuse catastrophe qui a décimé l’humanité, et qui semble
la conséquence de toutes les valeurs régnant alors, vitesse,
compétition, progrès technologique, goût
de la liberté poussée jusqu'à l'individualisme, quête
du pouvoir et son
revers inévitable,
la solitude. En réaction,
les femmes qui mènent dorénavant le monde prônent les valeurs
opposées : tradition, solidarité, collectivisme,
lenteur, méfiance envers
la connaissance, resserrement des liens sociaux. Ce changement n’est
pas superficiel. Il n’y a plus de hiérarchie, de castes, de
classes supérieures et inférieures, mais les
gens ont une place dans la société qui est fonction de leur grands
traits de caractère
même si les termes utilisés par Crowley pour qualifier ces familles
d'esprit,
qui sont aussi des
quartiers de Little Belaire, manquent de clarté : il y a les
Palms, les Waters, les Whispers, les Buckles, les
Threads. Cet hermétisme
des termes utilisés fréquemment par l'écrivain n'est pas une
coquetterie ou une gratuité : il nous dit que le sens des mots,
dans ce futur post-apocalyptique, a changé, qu'il
est presque
incompréhensible pour
nous, ce qui signifie que
l'esprit-même des hommes a changé. La cité, les familles ont à
leur tête des femmes, vieilles le plus souvent, qui prodiguent
conseils et sagesse de simple
bon sens. Ces
conseillères, ces sages, sont appelées des gossips (commères,
pipelettes), ce qui en dit long sur le changement de valeurs. Ce sont
elles bien sûr qui sont chargées d'enseigner le parler vrai. Outre
cette fonction de diseuse
et de
conseillère spirituelle, elles semblent avoir la charge de garder
des trésors. Ces trésors sont constitués d'objets, ou de morceaux
d'objets, de machines, de matériaux fabriqués par la civilisation
détruite par la catastrophe. Ces anciens constructeurs sont appelés
dans le roman des Anges. Les habitants de Little Belaire sont
convaincus que les Anges étaient fous et sont responsables de la
catastrophe. Néanmoins, ils ne peuvent s'empêcher de collectionner
ces objets comme de précieuses reliques. Il faut d'ailleurs noter
qu'aucune des utopies décrites dans le roman de Crowley ne pourrait
subsister telle
quelle
sans le recours à l'ancienne science des Anges,
même si les hommes
n'en comprennent plus
les fondements. La
connaissance scientifique, et apparemment artistique, est en effet le
domaine de l'esprit qui a le plus sévèrement pâti, non seulement
de la catastrophe, mais de la nouvelle philosophie régnante.
La
seconde utopie, brièvement visitée par Rush That Speaks, lors de
son voyage en quête de sainteté, est représentée par la famille
des jumeaux Blooming and Budding, qui vivent dans une maison isolée
au bord de Cette Rivière (That River). Il s'agit clairement d'un
retour à la nature dans la tradition néoluddite. Une sorte de
retour au paradis adamique. Néanmoins eux aussi ont quelques objets
futuristes (pour
nous, pour eux ils viennent du passé),
comme l'engin qui leur permet de se déplacer à la surface de l'eau,
remontant à l'époque des Anges. L'utopie
suivante peut sembler excessivement aride
pour une utopie. Elle l'est cependant. Il s'agit d'un ermite qui vit
dans une cabane bâtie sur un gros chêne au cœur de la forêt. Un
vrai Saint comme dans les temps anciens. Il est visiblement très
heureux de son sort malgré sa misère extrême. Pour résister aux
rigueurs de l'hiver, long et froid dans cette région, il dispose
cependant d'un des quatre pots magiques. Ces pots contiennent chacun
une substance aux propriétés stupéfiantes qui est l’œuvre elle
aussi des Anges. Le pot de Blink, l'ermite, contient une drogue qui
permet de ralentir les fonctions vitales et d'hiberner tout l'hiver
comme une
marmotte. On peut penser que le but originel de cette drogue était
tout autre, sans doute pour faciliter les longs voyages
interstellaires des Anges, puisque nous savons qu'ils ont découvert
au moins une autre planète abritant la vie en dehors de notre
système. Blink, comme les parents des jumeaux, vient de Little
Belaire. C'est un récupérateur, comme tous les habitants du roman,
et un érudit. On peut penser que c'est ce dernier trait, et non la
quête de sainteté, qui l'a poussé hors de la petite cité. Il n'a
en effet pas d'histoire à raconter.
L'avant-dernière
utopie que rencontre Rush That Speaks est celle des gens de la Liste
du Docteur Boots. Incontestablement, c'est la plus secrète de
toutes, la plus incompréhensible pour le profane, dont fait partie
le lecteur. Il y est amené par son amour de jeunesse, Once A Day,
une fille très mystérieuse à défaut d'être sentimentale.
Les gens de la Liste sont
en effet très peu sentimentaux. Once A Day, comme les autres
personnes de la Liste a l'habitude assez désagréable de ne jamais
répondre clairement aux questions qu'on lui pose ; pour elle,
un secret n'est pas une chose qu'on ne doit pas dire mais une chose
qu'on ne peut pas dire ; et elle a beaucoup de secrets. Pourquoi le héros aime cette fille peu sympathique est probablement un secret de ce type. La Liste
poursuit une sorte de quête mystique, un autre secret, le plus grand de tous on imagine, qui fait visiblement leur
bonheur et qui trouve son
apogée lorsque les membres inscrits sur la Liste reçoivent enfin
leur lettre du Docteur Boots (le héros aura lui aussi sa lettre mais
ça ne sera pas du tout pour son bonheur). La Liste est menée, comme
Little Belaire, par une femme, aux allures de magicienne. Une autre
particularité centrale de la Liste est que chacun de ses membres
possèdent un chat, mais dans leur cas, il semble que l'animal soit
le maître. Naturellement, avec de pareilles caractéristiques, on
comprend que l'amour de Rush That Speaks pour Once A Day est condamné
d'avance. On comprendra aussi pourquoi ces gens n'ont pas ou peu de
mémoire et pourquoi ils sont si proches de leur chat ; mais je
ne le dirai pas ici puisque c'est une des deux seules véritables
surprises offertes par le roman.
Enfin,
il y a l'utopie finale, celle de Montgolfier et de sa cité, qui
répondra à toutes (ou presque) les questions de Rush That Speaks
(et du lecteur) : qui êtes-vous, vous qui m'interrogez ?
Où suis-je ? Que
va-t-il m'arriver ? Ou peut-être, que m'est-il arrivé ?
Je ne peux en dire plus sur cette utopie car ce serait dévoiler la
fin du roman, ce qui n'est pas mon intention. Disons que si vous avez
lu les Voyages de Gulliver ou, encore
mieux, la nouvelle de Gene
Wolfe Civis Laputus Sum parue cinq ans avant le
roman de Crowley et qui a
visiblement inspiré cette partie de l'histoire, vous ne serez sans
doute pas aussi surpris.
Voilà.
Je n'ai volontairement pas donné de jugement de valeur sur ces
diverses utopies, sauf peut-être celle de la Liste, mais la
révélation finale sur la nature du mystérieux docteur Boots
m'assure que l'auteur n'est pas non plus un grand fan de la Liste. Je
pourrais dire que je n'y crois pas. En effet, aucune ne me paraît
vraiment convaincante en ce sens où je crois que même dans le
meilleur des mondes, ou le pire, aucune d'entre elles ne pourrait
advenir. On pourrait dire qu'il s'agit là d'un défaut. Peut-être.
Mais je ne connais aucun livre utopique qui ait ce charme, cette
poésie, cet intérêt, cette
originalité.
Il
y a un côté peace and love chez Crowley mais avec une subtilité
inattendue
et la mélancolie la plus
étrange qu'on puisse trouver dans de la littérature utopique. Et
je ne suis pas sûr que
Crowley lui-même croit à ses utopies, pas plus qu'il ne croit aux
anges ou aux fées. Mais après tout, il n'est pas besoin de croire
aux fées pour écrire de grands contes de fées.
Petite bibliographie :
L'été-machine (traduction française) de John Crowley
Storeys from the old hotel (contenant la nouvelle Civis Laputus Sum) de Gene Wolfe
Sur le même sujet, la dystopie (ou l'utopie), voir les articles :
- James Tiptree Jr : ici
- Gene wolfe : ici
- George Orwell : ici
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- James Tiptree Jr : ici
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