L'article qui suit est un digest, avec plus de coupures que de rajouts donc, de différentes chroniques que j'avais publiées précédemment, ici ou sur d'autres sites.
L'essentiel de l’œuvre de James Tiptree Jr. a été produit en une petite décennie entre 1968 et 1977. Personnellement, je suis peut-être aussi intéressé par James Tiptree
Jr elle-même que par ses textes. En effet James est une femme. Alice B Sheldon
est son nom d'état civil, son dernier nom marital. Elle est aussi une
féministe, une gauchiste, une écologiste aux tendances néo-luddites, ce qui
explique peut-être, mais seulement en partie, pourquoi sa vision du monde est
d'un noir sans mélange. Mais surtout elle est un sacrément bon écrivain,
probablement un des plus vivants, un des plus intéressants de la seconde moitié
du siècle dernier, dans le petit monde de la SF et au-delà.
La dystopie est une sorte de maladie littéraire qui s'empare
des grands traumatisés de la vie. Il y a de la dyspepsie là-dedans, quelque
chose de terriblement coincé et qui lorsqu'il sort fait très très mal. En gros,
la dystopie est une société basée sur un système de pensée et de lois unique,
qui doit, de gré ou de force (et donc de force dans la pratique) régir la vie
sociale et même privée de tous, avec pour effet le malheur de ceux qu'elle
gouverne, ou tout au moins d'une très grande partie. Comme on le voit, la
première partie de la définition s'appliquerait aussi bien à une utopie. Il
serait d'ailleurs assez aisé d'argumenter qu'en réalité il n'existe aucune
différence entre les deux. L'utopie des uns est la dystopie des autres. Ou pour
le dire autrement, n'importe quel système politique basé sur n'importe quelle
idée, même les plus politiquement correctes, poussé jusqu'à l'extrême, produit
au bout d'un temps plus ou moins long une dystopie. Une utopie est une dystopie
qui ne s'est pas encore dévoilée.
C'est sur ces prémisses philosophiques assez lourds que tous
les grands récits de cet auteur prennent leur envol, avant, bien entendu, leur crash
final d'une violence apocalyptique.
En effet, avec Tiptree, on ne fait pas de quartier et souvent, il n'y a aucun
survivants. Dire que la nuance n'est pas sa spécialité est un doux euphémisme.
James Tiptree est un auteur particulièrement lyrique, extraverti, violemment
sentimental, au langage fleuri (de gros mots souvent), ayant recours à des
effets de style aussi variés que puissants. Ses personnages principaux, surtout
féminins, sont saisissants et réellement mémorables pour quelques-unes. En revanche,
l'analyse de leurs motivations comme la description de la société dans laquelle
ils (ou plutôt elles) évoluent est réduite, grossière, caricaturale parfois.
C'est un auteur aux émotions à fleur de peau, qui prend volontiers ses
sentiments pour des idées, ce qui l'égare quand elle s'écarte de son sujet, qui
est cette boule qu'elle a au fond d'elle, ce sentiment mêlé, contradictoire,
insupportable et indescriptible qui l'habite en permanence. Je ne veux pas dire
que Tiptree n'a pas d'idées. Non, ses idées sont au contraire d'une limpidité,
d'une netteté, d'une simplicité dont il faut absolument se féliciter. Je
connais peu d'écrivain, et à coup sûr aucun dans le domaine de la SF, qui ait
exprimé les idées de son époque avec une telle pureté cristalline. Et ces idées
sont atroces, cela va de soi.
Le simple fait de devoir vivre avec des hommes, des mâles,
semble parfois suffisant à faire du monde une dystopie pour les personnages
féminins de Tiptree. C'est clairement le sens de sa nouvelle la plus célèbre
"The women men don't see", où les deux personnages féminins préfèrent
s'enfuir avec des extraterrestres monstrueux et inconnus, dont elles ignorent
les intentions, que rester en compagnie des hommes, pourtant représentés en
l’occurrence par deux spécimens qui sont loin d'être les plus antipathiques de
nos congénères.
Le texte le plus connu de Tiptree, avec la nouvelle
sus-mentionnée, s'intitule "Houston, Houston, do you read ?"
Remarquablement, l'auteur commence par le donner comme une utopie où tout le monde
vit dans une harmonie quasi céleste, à un petit détail près. Inutile de
préciser qu'elle se terminera en cauchemar (surtout pour les derniers mâles de
l'univers). Il n'y a presque pas d'enfant dans les nouvelles de Tiptree.
Des adolescents à la rigueur, tous destinés à mourir de mort violente. Tiptree
voudrait bien ignorer qu'il existe des enfants. Cela se comprend. À ma
connaissance, il n’y a que deux enfants à avoir un rôle important dans l’œuvre
de Tiptree. Le premier est un extraterrestre, croisement d’araignée et de
scorpion géant, qui aura droit, comme les autres, à sa mort épouvantable, mais
bon c’est une araignée (l'impressionnante et très réussie "Love is the
plan, the plan is death"). J’hésite à qualifier le second, ou la seconde, d’enfant,
tant le personnage de la mutante aveugle est clairement une métaphore
(la déjà un peu faible "She waits for all men born") : celui-ci n’est pas la victime mais
l’auteur de la destruction, du génocide complet de l’humanité. Dans sa nouvelle la plus ensoleillée, la plus
optimiste pourrait-on dire, au vu de ses standards habituels, une des plus
belles aussi, "On the last afternoon", où des naufragés de l'espace
tentent courageusement de reconstruire une civilisation ou du moins une société
digne de ce nom avec le peu qui leur reste — on dirait presque du Le Guin à un
certain moment mais on est bien sûr que ça ne durera pas — le camp est
finalement détruit par la faute de la lâcheté ou de la faiblesse du trop pâle
ou trop mâle héros et de l'obstination de quelques gigantesques monstres marins
à vouloir venir se reproduire précisément là où les hommes ont établi leur
camp, sur la plage. Pas de chance. En fait, il n'y a jamais de chance pour les
personnages de Tiptree.
Mais selon moi, L'exemple le plus emblématique de la noirceur
intégrale de cet écrivain est probablement à chercher dans "A momentary
taste of being" (attention : spoiler à suivre!).
Un vaisseau d'expédition parti chercher un monde habitable
alors que la Terre se meurt découvre enfin, après des années de solitude une
planète qui semble convenir à tous égards, un vrai paradis selon les
découvreurs. L'une des éclaireuses, biologiste, rapporte sur le vaisseau un
spécimen de la seule espèce « intelligente » de la planète, une sorte de
végétal de grande taille, luminescent, qui semble communiquer par la pensée, mi
champignon mi fleur. Vous croyez qu'elle est carnivore ? Non, c'est bien pire
que ça. Avec la complicité volontaire ou involontaire d'une femme fanatique, et
de son frère, le lâche (il y a souvent une femme fanatique ou un homme lâche ou
les deux dans les nouvelles de Tiptree) l'extraterrestre attire tout l'équipage
à lui, le subjugue et le condamne à une sorte de vie végétative avant la mort
finale.
Mais c'est encore beaucoup trop doux pour Tiptree. Avant de tomber
dans le coma, l'un des hommes de l'équipage, subjugué, lance le signal à la
Terre qu'ils ont trouvé la bonne planète, un vrai paradis, et que l'immigration
peut commencer, condamnant donc son espèce. Le héros, mystérieusement résistant
à la maladie qui détruit un à un tout l’équipage, essaiera de parer à ce piège
mais échouera bien entendu, comme tout héros de Tiptree qui se respecte : le
sort en est jeté. Or ce sort est particulièrement atroce. Outre que l'humanité
est condamnée à disparaître, elle apprendra avant de mourir qu'elle n'est même
pas une espèce vivante, intelligente et jouissant de son libre arbitre mais de
vulgaires gamètes sexuels mâles (y compris les femmes donc) destinés à
fertiliser le véritable organisme, l’espèce de fleur géante d'alpha du Centaure
qui essaimera alors une étrange progéniture fantomatique vivant dans les
étoiles, puis à mourir comme le spermatozoïde ayant accompli, ou pas, sa
fonction. Cette idée semble une adaptation littéraire du thème principal du
livre du biologiste Richard Dawkins "Le Gène Égoïste", où il défend
l'idée que nous ne serions qu'un sous-produit en quelque sorte de nos gamètes
sexuels et que toute notre vie ne serait qu'un faux-nez destiné à assurer la
perpétuation du (saint) gamète. Le plus remarquable dans l'affaire est que le
célèbre livre de Dawkins date de 1976, soit deux ans après que la nouvelle de
Tiptree ait été écrite, et un an après sa publication en 1975 dans une
anthologie réunissant trois novellas de Tiptree, Ursula Le Guin et Gene Wolfe.
Qui a dit que les poètes précédaient toujours les scientifiques ?
En 1977, la véritable identité de James Tiptree Jr. fut
percée à jour. On découvrit que James était une femme, mariée (à un homme,
doit-on préciser), plus très jeune, malade et cela désola ou surprit
désagréablement nombre de gens. L'intérêt de ses lecteurs déclina. Mais le plus
mystérieux est que la perte de son anonymat marqua une soudaine et réelle
baisse de qualité dans sa production littéraire. James Tiptree résuma la
situation avec son style lapidaire et élégant : « Maintenant, je ne suis plus
qu'une vieille femme de Virginie qui raconte des histoires ; toute la magie a
disparu. »
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