Il y a différentes raisons pour
lesquelles je n'aime pas les histoires de voyages dans le temps. Plus
précisément, les histoires où l'un des personnages remonte le temps. Mais la
vérité est que j'éprouvais ce rejet bien avant d'en connaître les raisons (à
supposer que les raisons que j'ai découvertes soient bien les bonnes). Le
problème n’est pas que ce type de voyage contrevienne à quelque loi de la
physique. Le problème est fondamentalement lié à une question d'ordre moral ou
éthique. Pardonnez-moi donc de faire pour une fois un peu de philosophie.
Comme
je l'ai dit, les voyages dans l'avenir ne me posent pas autant de problème,
même si le voyageur revient ensuite dans son époque. C'est une des raisons —
pas la seule, certes, qui permet d'expliquer que j'apprécie dans l'ensemble la
plus célèbre de ces histoires, La machine
à remonter le temps de Wells (mauvaise traduction de The Time Machine d'ailleurs, ou en tout cas inexacte et trompeuse puisque selon mes souvenirs, un peu anciens, de ce livre, le héros passe l'essentiel
de son temps à se rendre dans le futur). Le fait que le personnage en sache très
long sur l'avenir n'est pas un grand problème car on peut assez facilement se
sortir du fatalisme qui en découle en supposant que le seul fait qu'il en sache
si long change l'avenir qu'il a vu et que donc celui-ci n'adviendra pas,
rendant sa connaissance elle-même illusoire.
En
revanche, par leur essence-même, les histoires où les personnages remontent le
temps sont immorales. Comprenez-moi bien : on peut certainement ne pas
aimer les histoires de fées, de voyages dans les étoiles, de télépathes ou de
téléporteurs, mais je ne vois pas qu'il y ait dans leur essence un problème
moral ou éthique. Le problème évident dans le fait de remonter le temps est que
ce pouvoir vous donne la possibilité (avec même une forte probabilité) de
défaire ce que vous avez fait et bien pire, de défaire ce que d'autres ont
fait. Très superficiellement, cela peut sembler intéressant. Exemple célèbre de
ce soi-disant avantage : on pourrait tuer Hitler avant qu'il n'ait commis
l'irréparable, ou même avant qu'il ne soit arrivé au pouvoir. On pourrait aussi
le tuer enfant, ce qui serait plus facile. En fait, on pourrait tuer sa mère ou
son père avant même qu'il ne soit né, ce qui reviendrait au même. Déjà, on voit
le glissement possible. D'une manière plus générale, le fait de revenir dans le
passé avec pour but de le modifier, même pour une affaire apparemment mineure,
provoque une chaîne de conséquences qui au bout d'un certain moment ne sont
plus du tout mineures, pour vous-même, pour un tiers, pour une famille, pour un
pays, pour le monde entier. Vous pouvez voir l'œuvre de votre vie, votre
famille ou votre vie elle-même disparaître comme si elles n'avaient jamais
existé, tout cela à cause d'un voyageur du temps étourdi qui a fait rater le train de
17h56 à quelque quidam alors que celui-ci devait le prendre. Le fait que ce genre de désagrément peut
subvenir à tout moment, à partir du moment où on suppose que ce soit possible
de remonter le temps, enlève à peu près toute valeur à ce que vous faites,
puisque tout peut être défait sans même que vous l'appreniez jamais, et même enlevé toute valeur à
ce que vous êtes puisque vous pouvez être rayé du livre de la vie, réduit à
néant d'un simple claquement de doigt. Ce thème a inspiré quantité de livres et
de films, parfois très célèbres comme Terminator. En réalité, on pourrait dire
que tout voyageur remontant le temps est un Terminator en puissance. Le plus
odieux des assassins.
Souvent,
l'aspect profondément immoral de ce type de comportement est masqué par la
séduction d'une intrigue où les paradoxes se multiplient à plaisir ou par le
comique de situation qui peut en découler (comme se rencontrer soi-même par
exemple, ou sa mère quand elle était jeune, ou la brute de l'école et lui
rendre la monnaie de sa pièce, etc.). Mais d'autres fois, des auteurs un peu
plus réfléchis, perçoivent si bien le problème qu'ils instaurent au
commencement de leur histoire une sorte d’avertissement préalable. Par exemple,
ils inventent une loi que personne ne leur contestera, étant donné que le
voyage temporel est une affaire des plus obscures pour le profane, et même pour
le spécialiste, telle que la loi de Bester (du nom de l’écrivain de SF Alfred
Bester, que je me garderais bien de conseiller mais qui a écrit une de ses plus célèbres nouvelles sur ce thème*) qui affirme que lorsque
vous remontez le temps, vous ne pouvez changer que votre propre ligne
temporelle. Mais même cette loi n’est pas toujours jugée suffisante, et à
raison, me semble-t-il. Alors d’autres auteurs instituent une véritable charte
du voyageur temporel, renforcée généralement par une armée de flics temporels.
De plus, le flic doit être trié sur le volet, entraîné à ne jamais commettre le
moindre anachronisme, et bien sûr à n'intervenir en rien dans les événements du
passé. En bref, ces flics se doivent d'être de vrais saints laïques, ou
bouddhistes peut-être (pour la non-intervention). Personnellement, j'ai un peu
de mal à y croire, du moins que tous le soient. Mais il y a un autre problème qui
survient si on suppose que de tels voyageurs existent, c'est qu'on voit mal
alors à quoi peut servir ce type de voyage temporel, puisque sans cette invention l'histoire se déroulerait exactement
de la même façon. De tout puissants, les voyageurs temporels (à rebrousse-temps) deviennent alors inutiles et
superflus, ce qui, dramatiquement parlant, est une solution encore pire.
Je
vous ai dit la raison principale pour laquelle je n'aime pas, ou ne devrais pas
aimer, les histoires où les personnages remontent le temps. Mais la morale,
l'éthique, est une chose ; l'art en est une toute autre. Et je suis obligé
d'admettre que R.A. Heinlein a probablement écrit une des meilleures nouvelles
de la science-fiction en utilisant exactement les paradoxes et les conduites
irresponsables que je dénonce. Lisez “—All
you, zombies—” (Vous les zombis*) et vous comprendrez. Cette riche et pourtant très
courte narration est vraiment le nec plus ultra, le point omega de l'histoire
de machines à remonter le temps. Et elle a un grand mérite selon moi :
après qu'on l'ait lu, il n'ait plus besoin d'en lire ou d'en écrire une autre.
* Liens pour les nouvelles citées (attention : spoiler !):
Remarque : il doit exister des versions françaises disponibles pour ces deux piliers de la SF, ou qui l'ont été (je ne suis pas sûr que l’œuvre de Bester ait encore beaucoup d'aura), mais je n'ai pas pu trouver; sans doute à chercher dans diverses anthologies de SF.
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