vendredi 26 avril 2024

Le Signal : préface pour une édition future

Couverture du roman Le Signal pour la version électronique
 


    Le signal répond à coup sûr aux définitions les plus habituelles de la science-fiction. On y trouve des vaisseaux spatiaux interstellaires, une exoplanète, un être extra-terrestre. Néanmoins, si je devais en donner un résumé lapidaire, je dirais que le roman raconte l'histoire d'un couple de cosmonautes dont l'appariement a été réalisé sous l'égide de méchantes sorcières ou de dieux moqueurs. Comme le roman est court, je l'ai fait suivre d'une novella tirant davantage sur le fantastique, plus réaliste aussi, d'inspiration très contemporaine, puisqu'elle a pour cadre un champ de bataille situé disons... à l'est. J'ai failli la faire suivre à son tour du texte bref que vous pouvez lire ci-dessous (finalement, après réflexion, son caractère naturaliste, dénué d'événement surnaturel au sens propre, m'a fait y renoncer) avant de trouver qu'il ferait la plus jolie préface possible à mon livre. Eh bien voilà, c'est fait.


L’officier recruteur et le candidat-poète

   Inhabituellement, le recruteur devant lequel se tenait le poète était un officier supérieur. Naturellement, le poète ignorait ce fait. Bien qu’il fût impossible de les rater, même pour des yeux de myope, les deux bandes rouges et l’étoile dorée ornant la poitrine de l’homme qui l’examinait n’avaient aucune signification pour lui. Très probablement, pensait l’officier, son voisin devait le prendre pour un de ces sergents recruteurs de légende qui vous saoulent de vodka ou de coups (ou les deux) jusqu’à ce que vous ayez signé votre engagement, juste avant que vous ne vous réveilliez dans une caserne sans rien comprendre de ce qui avait pu arriver. L’officier en avait en effet le physique impressionnant et cet air typique des soldats vétérans d’avoir dix ans de plus que leur âge réel. 

En fait, l’officier était le chef de ce bureau de recrutement et il tenait à avoir le dernier mot, et possiblement d’exercer son droit de veto, quand on atteignait le stade final de la signature d’une nouvelle recrue. Il estimait qu’en dehors d’un cas sinistre qu’il préférait ne pas envisager (et il n’avait pour le moment aucune raison de l’envisager) une mauvaise recrue était pire que pas de recrue du tout.

L’homme en treillis kaki n’avait pas prononcé un mot hormis les politesses d’usage depuis l’entrée dans son bureau du candidat au front. Il avait écouté sans rien dire le jeune homme exposer ses motivations. Maintenant que l’autre avait cessé de parler, il continuait de se taire, feuilletant le dossier qu’il avait sous les yeux. Le jeune homme avait passé tous les tests avant de parvenir jusqu’à son bureau. Ses résultats étaient médiocres, sauf pour le niveau d’alphabétisation, mais ses subordonnés l’avaient jugé apte au service. Et en effet rien dans ce dossier ne justifiait un refus. Après tout, les volontaires en ces temps de guerre ne se pressaient pas au portillon. 

L’officier recruteur referma finalement le dossier et émit un profond soupir, volontairement exagéré, et fixa son voisin d’un œil sceptique.

— Si c’est ma vue qui fait problème… commença le jeune homme en désignant ses lunettes de correction.

— Non, coupa l’officier. Vous n’avez pas candidaté pour un poste de pilote de chasse à ce que je vois.

L’ironie de la remarque échappa à son voisin. Celui-ci ne devait même pas imaginer que l’officier recruteur pouvait ou savait plaisanter. Il faut avouer d’ailleurs que l’expression de l’homme aux barrettes dorées n’avait pas changé d’un iota.

— Il y a un point qui me gêne : pourquoi à la case « activité professionnelle » avez-vous répondu « poète » ? demanda le recruteur.

— Parce que c’est mon activité principale.

— Mais ce n’est pas un métier.

— Je n’écris pas que de la poésie, j’écris aussi des romans. Et je gagne de l’argent avec. Donc cela rentre bien dans le cadre d’une activité professionnelle.

L’officier se recula dans son siège et joignit l’extrémité de ses doigts tout en fronçant les sourcils.

— Voyez-vous, à l’armée, nous ne sommes pas très intelligents mais nous aimons la précision. Si vous êtes écrivain, il fallait écrire « écrivain ».

— Moi aussi j’aime la précision, rétorqua le poète. C’et pourquoi j’ai mis « poète ». Je n’aime pas particulièrement écrire. C’est un moyen comme un autre.

L’officier étouffa un sourire par une grimace et observa les mains du poète, qui n’avaient de toute évidence pas tenu souvent un outil, en dehors d’un stylo-plume (et encore à notre époque, réfléchit le recruteur, on utilisait plutôt un clavier d’ordinateur : c’était peut-être ce que son voisin entendait par « je n’aime pas particulièrement écrire »). Il soupira de nouveau, très ostensiblement, puis fit mine de chercher dans le dossier une information nouvelle qui pouvait faire pencher la balance dans un sens ou dans un autre.

Il y eut un silence interminable qui mit mal à l’aise le jeune homme, qui commença à se tortiller sur sa chaise (dure et inconfortable comme il se doit).

— Vous avez dit que vous désiriez aller sur le front et pas à l’arrière. C’est louable de votre part. Mais que comptez-vous y faire précisément ? demanda brusquement l’officier en haussant à peine le ton (son voisin sursauta comme si l’homme avait aboyé).

— Mais… je ne sais pas moi, je pensais que c’était vous…

— Non, vous ne comprenez pas. Tout à l’heure vous m’avez exposé vos motivations, très joliment, mais c’était plutôt abstrait, le désir d’être utile, l’amour de la patrie, etc., et nous sommes plutôt terre à terre par ici. Comment voyez-vous les choses concrètement ? Quel fonction précise, quelle tâche croyez-vous pouvoir remplir sur le front ?

Le jeune homme rougit et ne répondit rien.

— Je ne sais pas, dit-il finalement. Peut-être que… Peut-être…

— Peut-être que quoi ?

— Peut-être que je pourrais être fantassin. Tout le monde peut être fantassin, non ?

— Ah oui, vous croyez ça… ? 

Le poète rougit de plus belle, se demandant s’il n’avait pas commis un grave impair. Peut-être que l’autre en face de lui était justement dans les fantassins ?

— Après de l’entraînement bien sûr, ajouta-t-il en hâte pour corriger la mauvaise impression.

— D’accord, je pourrais peut-être vous prendre comme fantassin de base, admit le recruteur. Mais savez-vous ce que ça signifie que d’être fantassin sans spécialité et, je dirais, sans utilité particulière ?

— Non, fit le jeune homme d’un air un peu inquiet.

— Cela signifie que lorsqu’un poste ou une mission sur le front présentera un risque élevé et que le degré de compétences sera sans importance, vous serez sur la liste des premiers élus.

Il laissa tout le temps au jeune homme pour se pénétrer de la signification de ses paroles et ajouta même, pour bien lui mettre les points sur les i.

— Plus un soldat est compétent, plus on tient à lui : c’est comme ça que ça se passe.

Le poète avala sa salive puis hocha la tête en le regardant.

— Je comprends. Mais je veux quand même y aller, dit-il d’un air têtu.

Le recruteur haussa les épaules et sans un mot de plus, lui passa le formulaire, un contrat en bonne et due forme, pour qu’il le signe.


Six mois plus tard, il reçut sur son bureau la liste des 200 — morts au combat — et y trouva sans surprise le nom du poète. Ce dernier était proposé à titre posthume comme récipiendaire de la médaille du mérite militaire, ce qui était en fait le minimum dans ces circonstances douloureuses. Suivait un résumé de ses états militaires et des circonstances pouvant justifier cette distinction (qui impliquait aussi une somme d’argent et une majoration de la pension de guerre pour la veuve ou les enfants survivants du « bénéficiaire », mais le poète n’avait ni femme ni enfant). L’événement qui avait conduit à la mort du poète était sans importance en soi. Le recruteur savait que chaque jour passé sur le front sans blessure pour un soldat de ce genre était une espèce de miracle et il avait réussi à rester à peu près indemne trois longs mois durant. Il n’avait fait preuve d’aucune bravoure particulière. Néanmoins, durant ce temps, le recruteur s’était intéressé au parcours du poète et avait noté quelques faits intéressants. Le bataillon vers lequel il l’avait fléché s’était particulièrement distingué ces derniers mois alors qu’il n’avait jamais brillé auparavant, plutôt le contraire. Il ne s’agissait pas de quelque acte d’héroïsme isolé, de ces sacrifices nobles et à dire vrai impressionnants, mais sans répercussion importante sur la direction générale des opérations ; ce régiment avait enfoncé presque à lui seul la ligne ennemie dans le secteur dont il avait la responsabilité, et ceci à plusieurs reprises, si bien que l’armée ennemie avait commencé à se disloquer dans cette région. Et cette série gagnante avait précisément commencé juste après que le poète ait terminé son entraînement de trois mois (le minimum mais on ne pouvait consacrer trop de temps et d’argent à un soldat aussi peu prometteur). Cette coïncidence l’avait rendu perplexe. Et il y avait autre chose. Le seul « haut fait » du poète à sa connaissance était d’avoir tenu un journal de guerre très consciencieusement, qu’il lisait à ses camarades chaque soir à la veillée, pour s’assurer de leur accord, puisqu’il y était beaucoup plus question d’eux que de lui, avant de le poster sur Internet. Or, vers la même époque, il avait pu enregistrer de visu la très nette augmentation des volontaires qui arrivaient dans son bureau. Et il savait qu’il n’était pas le seul bureau de recrutement à observer ce regain de patriotisme inattendu. Il avait lu quelques billets du poète, des compte-rendu honnêtes de ses journées au front, lui avaient-il semblé, et donc a priori peu propices à susciter les vocations. La banalité quotidienne, le travail dur du matin au soir, la réalisation progressive que le métier de soldat consiste très peu à tirer mais plutôt à creuser, réparer, consolider, nettoyer, recoudre, le tout dans des conditions pas meilleures que celle d’un bagnard et parfois pire, étaient honnêtement décrites. Alors pourquoi les gens étaient devenus si nombreux à suivre ce journal de poète-soldat, bien plus d’un million pour les derniers billets disaient-on ? Sans doute était-ce cela justement. Trouver la beauté et la grandeur même là où elles ne semblaient avoir plus aucune place. Il fallait un don ou un œil spécial pour cela.

L’officier resta un moment rêveur devant le rapport en essayant de se rappeler le visage du poète derrière ses lunettes. Un visage trop tendre, presque une fille, avait-il songé aussitôt (et l’idée d’envoyer là-bas une fille, pour lui qui était père de plusieurs filles, était une horrible idée). Ce n’est pas ta place, avait-il d’abord pensé. Il avait tout essayé dans la mesure du possible pour le dissuader de signer. Et puis après tout, s’était-il dit face à son obstination, ce poète ferait une aussi bonne chair à canon que les autres si c’était ce qu’il voulait. En plus, cela montrerait aux critiques de l’armée qu’il n’y avait pas que des fils de paysans et d’ouvriers (ou les paysans et les ouvriers eux-mêmes) qu’on envoyait sur le front. Ce n’était pas son problème au fond. Son problème à lui était de trouver des soldats, point final. Et il s’était donc lavé les mains comme Ponce Pilate en envoyant Jésus au poteau de sacrifice.

Finalement, il raya la mention « du mérite militaire » et inscrivit à la place « de héros de la nation », la plus haute distinction qui soit. C’était plus juste et en plus ce serait la preuve aux yeux de ses supérieurs qu’en enrôlant ce poète, il avait fait encore une fois un excellent job.


Le livre, sans la préface, est disponible ici.


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