samedi 11 mai 2024

Le paradoxe russe : boom économique au milieu des sanctions



    Dans cet article, je vais montrer que non seulement, les sanctions n’ont pas eu l’impact envisagé par les Washingtoniens (dont nos gouvernants font partie, je le rappelle à toute fin utile) mais qu’elles ont eu l’effet inverse, et qu’en réalité elles sont une des causes de l’essor spectaculaire de la Russie ces dernières années, spécialement après 2014.
    2014 est en effet l’année charnière, la date qui à mon avis doit être marquée en gros dans tous les manuels d’histoire à venir. C’est bien sûr la date à laquelle les Criméens dans leur immense majorité ont choisi, très démocratiquement, de rejoindre la Fédération de Russie (en réalité plus l’officialisation d’une réalité du terrain qu’autre chose) suite au coup d’état contre le gouvernement (modérément) pro-russe, élu lui démocratiquement, même si Yanoukovitch n’était pas forcément beaucoup plus brillant que les singes qui nous servent de leaders. Mais c’est surtout la date à laquelle le monde libre, démocratique et hautement vertueux de l’Ouest, a décidé dans son immense sagesse de déclencher l’enfer des sanctions économiques sur le peuple russe pour lui apprendre à respecter la démocratie ukrainienne, si exemplaire comme chacun sait. Pas 2021 ou 2022, non 2014. Jamais dans l’histoire du monde, de cette planète, un pays n’aura été autant sanctionné que la Russie depuis cette date, même pas la Corée du Nord !
    Il faut comprendre que ces sanctions ont pour but premier de punir les peuples pour voter mal, ou pour ne pas avoir commis quelque révolution sanglante, surtout pour eux, contre leur despote évidemment méchant et surtout rétif aux beaux enseignements dispensés par nos grandes démocraties. L’effet envisagé est donc de saper l’économie du pays ciblé, de baisser drastiquement le niveau de vie de ses habitants, jusqu’à ce qu’ils aient le courage de renverser leur odieux dictateur. Ce sont bien toujours les peuples qui sont visés dans ces plans si typiques de l’Occident des Droits de l’Homme, et parmi eux bien entendu les plus pauvres en particulier. Remarquons encore que les méfaits de l’OTAN et de son protégé vert de gris ciblent particulièrement la Crimée, qui a commis le double crime impardonnable de résister à ce criminel notoire de Porochenka et de sa bande de racketteurs en chemise brune puis de choisir de retourner à la Russie (qu’elle n’aurait jamais dû quitter si Kroutcheff n’en avait pas décidé autrement dans les années 50 pour d’obscures considérations politiques).
    Personnellement, je date le début de l’envol économique russe de 2014 ou peu après. Avant, de 1999 à 2014, la Russie avait connu dans l’ensemble une amélioration réelle de ses chiffres mais assez discrète pour passer sous le radar des occidentaux, en tout cas de ses grands médias. Le boost, ce catalyseur imprévisible des plus grandes réactions, a été fourni par la première vague de sanctions prise en 2014 par l’Empire. Dès 2015 et l’intervention de la Russie en Syrie, contre l’Empire et ses vassaux, on peut estimer que l’hégémonie mondiale des Washingtoniens est en train de vaciller, même si alors personne ou presque ne soupçonne le changement de paradigme en cours. On commence à se méfier de la Chine sans vraiment la prendre au sérieux (juste des fourmis asiatiques qui singent, très mal d’ailleurs, nos brillants cerveaux), on ne prend plus du tout au sérieux la Russie. Qui en Occident s’est aperçu que l’entreprise normale de démolition démocratique en cours de la Syrie par nos champions des Droits de l’Homme, si efficace en Irak, en Serbie ou en Lybie, avait été brutalement stoppée dans son élan vertueux puis rétrogradée par l’armée russe ? Pas grand monde, de toute évidence, mis à part les Syriens.
    Incontestablement, un second booster s’est allumé en 2021 lors de la vague suivante de sanctions, suivie de la troisième vague, de la quatrième vague, de la cinquième… propulsant toujours plus vite et plus fort la fusée russe. L’obstination des occidentaux est remarquable, l’exemple parfait de la stupidité (plutôt que de la folie) ainsi définie par Einstein : faire encore et toujours la même chose en espérant un résultat différent. Maintenant, il est évident que sanctionner la Russie ne suffit plus, il n’y a plus rien à sanctionner, il faut passer à la Chine. On peut prévoir d’admirables résultats là aussi, tant nous avons du mal à voir où sont nos atouts maîtres. Si l’effet de la première vague avait été progressif, peu sensible au tout début, il a en revanche été presque immédiat lors de la seconde, même pour les esprits les plus bouchés (et ce n’est pas ça qui manque par ici). Les Washingtoniens avaient l’excuse en 2014 de ne pas savoir que ce type de sanctions ne fonctionnaient pas sur la Russie (si les sanctions ont échoué précédemment a renverser les régimes haïs de Corée du Nord ou d’Iran, ils avaient en revanche eu un impact considérable sur leur économie, et donc sur les populations ciblées) et avaient même a posteriori l’effet inverse ; ils ne l’avaient plus en 2021, 2022, 2023, 2024.
    Pourquoi un tel effet, si paradoxal en apparence ?
    La première chose et la plus importante est l’énorme appel d’air que ces sanctions ont créé pour les entreprises russes. Quand vous sommez de fait, ou fortement invitez les grands groupes occidentaux à cesser tout commerce avec la Russie, vous créez les conditions idéales pour un afflux domestique massif sur les secteurs délaissés. Très difficile, sinon impossible, pour les entreprises russes de rivaliser avec des marques bien établies, à la clientèle prisonnière pour ainsi dire (pardon, il y a un terme plus élégant pour ça mais j’ai oublié), d’Airbus, de Boeing, Renault-Dacia, Volkswagen, Carrefour, Mac Donald, KFC, pour ne prendre que quelques secteurs parmi des milliers. Ne vous laissez pas distraire par tout le bla-bla à propos de « l’effort de guerre » qui générerait une hausse artificielle du PIB de la Russie. Il n’y a pas d’économie de guerre dans la Russie actuelle pas plus, et même moins, qu’il n’y avait d’économie de guerre aux USA lors de la guerre du Viêt-Nam. Une économie de guerre, c’est la France en 1914 ou l’Allemagne en 1939, l’URSS, le Japon et les USA en 1941 : ne confondez pas les situations, s’il vous plait. L’essentiel du boom de ces deux dernières années s’inscrit dans l’industrie (et pas seulement militaire), dans l’agriculture, dans la production domestique hors énergie. En réalité, comme le PIB (nominal et même par parité de pouvoir d’achat) est un instrument de mesure taillé tout spécialement pour le type d’économies occidentales, si on peut encore appeler ça des économies quand elles ne produisent presque plus rien, l’essor est encore bien plus considérable que ne l’avouent les chiffres officiels de la Banque Mondiale et du FMI, organismes à la solde de l’Empire (très littéralement) et donc peu susceptibles de dorer la pilule russe. En fait, on a réussi ce que les Russes ne parvenaient à réaliser tout seuls depuis des décennies, faire vraiment décoller leur économie dans son ensemble, et pas seulement les fusées Soyouz. Certains disent en Russie que le gouvernement Biden est le plus grand cadeau qui a été fait à la Russie par l’étranger et ce n’est pas seulement une manière de plaisanter. Les Russes, comme tout le monde, ont tendance à choisir la voie de moindre résistance, mais si vous les obligez à se retrousser les manches, à devenir créatifs, ils en sont parfaitement capables. Cet effet hautement bénéfique des sanctions ne pouvait bien sûr arriver que dans un pays en grande partie autarcique et possédant déjà toutes les composantes nécessaires à ce décollage : le niveau d’instruction général, la main d’œuvre qualifiée, le savoir-faire, les ressources, les infrastructures et la capacité d’investissement. Sur ce dernier point, il faut noter le surplus de la balance commerciale russe considérable depuis des années ; c’est cette masse financière qui lui a permis d’investir massivement et instantanément dans presque tous les secteurs délaissés par les entreprises occidentales (la réactivité russe lors des dernières sanctions a été si impressionnante qu’il est difficile de ne pas y voir un coup d’échec prémédité).
    Il y a d’autres domaines que l’économie où la Russie a particulièrement excellé depuis 2014. Je ne parlerai pas de l’aspect militaire qui devrait faire l’objet d’un article ou deux ici-même, dans la suite du cours des Âges comme disait Isidore Ducasse. En fait, j’en vois un où les progrès réalisés sont encore plus spectaculaires que ceux militaires ou économiques : je veux parler de la stratégie géopolitique dont une branche essentielle s’appelle la diplomatie. La diplomatie est devenue quelque chose d’entièrement obsolète en Occident. Depuis la chute de l’URSS et la conviction des Washingtoniens qu’ils étaient sans rivaux, ils ont décidé qu’ils avaient réalisé leur vieux rêve infantile : devenir les maîtres du monde, de la planète et de l’univers pour ce qu’on en sait. Dans cette vision, l’Europe, la vieille Europe, l’ancien Commonwealth et les deux du soleil levant ne peuvent prétendre qu’à un rôle au mieux d’ambassadeurs ou des seigneuries vassalisées. On ne parlera même pas d’Israël qui est de fait le cinquante et unième État des US, la base avancée de l’Empire chargée de faire régner l’ordre et les Droits de l’Homme au Moyen-Orient.
    L’idiotie patente — excusez l’expression mais je ne vois pas d’autres termes adéquats — consistant à traiter le reste du monde comme des arriérés, des dupes ou des écoliers à qui on distribue les coups sur les doigts révèle une arrogance et un dédain sans limite. C’est d’autant plus stupide quand vous savez à quel point l’Occident a besoin de ces mêmes pays pour continuer à faire fonctionner cahin-caha sa vieille civilisation rouillée. Il en a besoin pour la main d’œuvre bon marché, pour l’importations de biens divers tout aussi bon marché, pour exporter leurs déchets innommables, pour leurs ressources abondantes dont il manque tant (l’Europe en particulier mais aussi le Japon). Là encore, cette attitude déplacée, dirons-nous pour parler comme cette jeune fille bien élevée qui vient de se faire violer puis dévaliser par trois individus dans le métro (mais ils lui ont laissé quelques billets dans son portefeuille, c’est très gentil de leur part), a ouvert un énorme appel d’air. On sait que les Chinois n’ont pas été les derniers à s’y engouffrer. La Russie n’ayant pas la puissance d’investissement tous azimuts de son voisin asiatique a davantage choisi les endroits où pousser ses pièces, mais avec une réussite non moins évidente. Nous en avons eu dernièrement des preuves flagrantes, nous Français, avec les pays d’Afrique occidentale francophone qui passent les uns après les autres à « l’ennemi », mais cela ne se limite évidemment pas à ces seuls pays d’Afrique. Pourquoi passent-ils à l’ennemi ? Eh bien justement parce que nous ne savons plus faire de diplomatie. Celle-ci basiquement consiste à établir des rapports de confiance mutuelle entre égaux, impliquant nécessairement la franchise (contrairement à ce qu’on semble s’imaginer chez nous où le comble du raffinement de la diplomatie, comme de la politique d’ailleurs, est de promettre au « client » ce qu’il a envie d’entendre sans la moindre intention de joindre l'acte à la parole) où chaque partie fait des concessions, où chaque partie obtient un avantage de valeur à peu près égale à ce qu’il concède. Prenons un exemple un peu plus exotique pour un Français que le Niger ou le Mali : le Soudan. Actuellement, la Russie est en pourparlers avec le gouvernement soudanais du Nord pour obtenir l’autorisation d’établir une base militaire en mer rouge. L’intérêt pour la Russie est évident : les Houthis d’un côté, les Russes de l’autre : imaginez ces pauvres Washingtoniens pris entre ces deux feux ! En échange, les Russes proposent d’aider à débarrasser le pays des factions rebelles ou terroristes (probablement armés par la CIA, d’ailleurs, cet universel pourvoyeur de démocratie et de liberté comme on sait) et on connaît depuis la Tchétchénie, la Syrie ou le Mali leur efficacité dans ce domaine. Cela semble un bon deal. La force de la diplomatie russe ou chinoise est qu’elle est basée sur la franchise, le respect mutuel et l’assurance du partenaire que les promesses ne seront pas vaines. Les Chinois construisent réellement ce qu’ils ont promis, parfois même gratuitement, comme en Éthiopie, les Russes combattent efficacement les groupes divers et variés chargés d’apporter le chaos dans tous les pays que l’Empire n’aime pas. Les Américains, culottés comme toujours, et les Européens, de plus en plus niais, viennent pleurnicher après sur les babouches des Africains qu’ils perdent toutes leurs anciennes colonies au profit de ces affreux Chinois ou Russes. J’ai encore entendu récemment un « diplomate » allemand venir se plaindre devant le président de la Namibie (une ancienne colonie allemande) que son gouvernement fricotait beaucoup trop avec les Chinois et pas assez avec eux. Oh très poliment dit ! Ces Allemands sont devenus très polis ; ils disent même merci quand leurs amis washingtoniens font exploser leur tuyau principal d’énergie bon marché : vraiment très polis. Mais enfin personne n’est dupe et surtout pas le Namibien en question. Pourquoi pas avec les Chinois, a-t-il répondu ? Ils sont corrects, nous en donnent pour notre argent contrairement à vous, et ne nous distribuent pas des leçons de morale en prime. Voilà en gros la teneur des dialogues actuels entre les « diplomates » occidentaux et les gouvernements du « reste du monde ». Et qui peut s’étonner sérieusement que nos entreprises perdent sans cesse des parts de marché dans le « reste du monde » au profit des Chinois ou des Russes ? Qui construit en ce moment-même des centrales nucléaires en Turquie, en Égypte, au Bengladesh, en Hongrie, en Slovaquie, en Inde et en Chine ? Non, ce ne sont pas les Français. Je vous donne un petit indice, ça commence par un R comme dans Russie et Rosatom. Pourquoi y-a-t-il une telle attirance pour les BRICS dans ce vaste « reste du monde » ? Les bonnes relations diplomatiques appellent les bonnes relations commerciales, cela va de soi. Ce n’est évidemment pas que les Africains ou les asiatiques ou les "autres" Américains aiment particulièrement les Russes ou les Chinois, c’est juste que leur intérêt est pris en compte par ces derniers et que discuter avec ces gens-là est au final bénéfique pour leurs pays. Qu’est-ce qu’il y a de dur à comprendre là-dedans ?

    Pour finir, en guise d’illustration du boom économique de la Russie actuelle, je mets ci-dessous cette vidéo de Rhod MacKenzie, un Britannique comme tout le monde peut le deviner aisément, ne serait-ce qu’à son horrible accent d’Oxford (oui, je sais, on ne doit pas dire ce genre de choses), mais vivant et travaillant en Russie depuis bien des années. Eh bien, à en juger son état physique, il ne doit plus être très actif. Je sais que le bonhomme peut faire peur à voir, rivé éternellement à son lit décoré aux couleurs du Royaume-Uni, sans parler de ses tics de diction désagréables, mais je vous invite à l’écouter très attentivement (si vous n’êtes pas anglophone, vous pouvez toujours opter pour la traduction automatique en français, ou en russe, si vous êtes sur Yandex !) : sa compétence et son expérience en matière d’industrie, spécialement minière, me semblent indubitables. Ce qu’il dit est vraiment très intéressant, si intéressant que vous pourriez avoir envie de consulter sa chaîne Youtube qu’il alimente presque quotidiennement (j’imagine que c’est son passe-temps d’infirme alité). Le sujet pourra surprendre quelques-uns car bien que la Russie soit réputée comme une grande productrice de ressources naturelles, tel le gaz ou le pétrole, on ignore généralement qu’elle est très bien placée pour l’extraction de cette relique barbare venu du passé, l’or. Actuellement, c’est même le second producteur mondial et selon cet expert, au vu des ressources disponibles et de la montée en puissance de sa production, elle devrait prendre la pole position dès 2025. Ce qui est encore plus intéressant est que le boom de cette industrie en Russie est en fait récent, dû à une volonté gouvernementale très claire. Eh bien qui ne voudrait pas posséder de l’or physique en ce moment et encore plus dans les années à venir (et je ne parle pas ici de décennies) ? Là encore, je crois qu’on peut sans timidité mettre cet actif si judicieux en cette époque troublée parmi les pièces maîtresses de la Russie sur l’échiquier international et parmi les grandes réussites stratégiques du gouvernement russe, en particulier de son leader si sympathique, VVP.
 


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Pour recevoir les réponses à votre commentaire dans votre boîte mail, cliquez sur "m'informer"