Lucia, ma meilleure amie ici, m’a dit que
je devrais écrire un journal intime, comme elle, comme la plupart des autres
filles. Sûrement, Vedders, notre ancien psy, l’a convertie elle aussi. Il nous
y encourageait toutes, prétendant qu’il servirait à notre épanouissement
personnel tout en fournissant des pièces inestimables pour la postérité. Quelle
postérité ? Bien sûr, comme il savait ce que nous écrivions là-dedans,
c’était une moquerie amère. Il allait bientôt mourir, il le savait, et en
éprouvait une jalousie féroce envers nous, qui survivions à tout, comme les
mauvaises herbes que nous sommes. Mais je ne l’ai pas pleuré ; après tout,
personne ne l’a obligé à venir, lui.
Lucia a lu par-dessus mon épaule ce que j’étais en train
d’écrire et a dit que je n’écrivais pas un journal mais un roman. Je lui ai
répondu que ce n’était ni l’un ni l’autre mais un livre de souvenirs, pour ne
pas oublier. Je tiens énormément à mes souvenirs de Terre. J’en ai si peu. Il
n’y a qu’ainsi que j’arrive à me rappeler des visages. Certains, je préfèrerais
ne pas m’en souvenir et c’est pourquoi, je pense, il y a si peu de souvenirs concernant
mon père. Mais j’aime me rappeler le visage de Mili, de maman, d’Augustine, des
petits enfants que je rencontrais près du barrage de Balackovo, et même de
Lilia. Surtout de Lilia en fait. C’est malsain, anormal, ridicule, je ne cesse
de me le dire, mais je ne peux pas m’empêcher de lui garder une place à part
tout au fond de mon cœur. Peut-être n’ai-je vraiment aimé qu’elle, petite.
L’autre raison est qu’il n’y a pas grand-chose
d’intéressant à faire ici. C’est un peu comme si nous étions en prison. Chaque
matin, nous sortons pour aller faire notre travail – on dit notre quart – puis
nous allons manger au réfectoire puis nous effectuons notre quart de la soirée
puis nous allons manger de nouveau puis nous retournons dans notre cellule pour
nous coucher – on dit notre chambrée mais c’est la même chose. Cela occupe nos
rares temps libres. Vedders disait que c’est exprès si nous avons si peu de
temps libre, que c’est pour nous empêcher de nous ennuyer. Car lorsqu’on
s’ennuie, on pense et penser rend triste. Et nous ne devons pas être tristes
pour réaliser notre mission. Mais comment pourrait-on ne pas être triste avec
la vie que nous menons ? Qui sait si nous arriverons un jour. Peut-être
allons-nous passer toute notre vie, notre courte vie, entre ces murs de métal,
sans plus jamais voir le ciel, je veux dire un vrai ciel, bleu, avec un soleil
et des nuages blancs, où même gris, n’importe pourvu qu’il n’y ait plus cette
affreuse voûte noire percée de trous d’aiguilles !
Et pourtant, j’ai de la chance. On ne cesse de me le
répéter, ici. J’ai de la chance d’être la fille du docteur Tcherniev, ce grand
homme. J’ai de la chance d’être jolie. J’ai de la chance d’avoir été retenue
pour cette mission prestigieuse entre toutes (sous-entendu bien que je ne le
mérite pas). Eh bien je me serais bien passée de toutes ces chances-là. Mais il
est vrai que mes camarades n’ont jamais vu le ciel de la Terre. Ou de si loin
qu’on ne peut plus l’appeler un ciel. Et jamais des vidéos ne remplaceront la
réalité. C’est une vraie cruauté qu’on leur a faite. Sur Sélène, c’est pareil
qu’ici, sauf qu’elles pouvaient voir la Terre, très nettement, même en plein
jour. Leurs instructeurs leur assuraient qu’Ossian était encore bien mieux que
la Terre et qu’elles pourraient y vivre, contrairement à la Terre. Du coup,
elles en ont l’image d’une sorte de paradis. Quand je les écoute, j’ai des fois
peur pour elles, pour ce qui les attend. Car je connais trop bien mon père et
les autres hommes qui nous ont envoyées là-bas, pour croire qu’ils nous aient
envoyées vers le paradis. Mais je ne peux pas leur dire ce que je sais. Je ne
peux pas leur enlever ça. Elles n’ont que ça pour les soutenir. Nous sommes
très liées, toutes, et pas seulement par les liens de parenté. C’est vrai que
je les aime bien, toutes, malgré leurs défauts. J’en ai moi aussi, et même de
très gros. Mais je sais que les filles m’aiment bien, elles aussi, même Oriane,
avec qui je me suis battue tant de fois. Vedders disait que c’était normal.
Nous avons reçu cette éducation et cet entraînement, durs, sévères, et parfois
injuste, précisément pour ça : créer des liens indéfectibles entre nous,
ce qu’ils appellent un esprit de groupe. Plus nous percevons l’encadrement
comme hostile et arbitraire, plus nous nous serrons les coudes. Dans notre cas,
le resserrement est allé jusqu’à la fusion. Pourtant, selon Vedders, à peine
aurons-nous mis le pied sur Ossian que tout cela se défera comme un habit dont
nous n’avons plus besoin. Nous redeviendrons ou deviendrons des personnes
ordinaires. Il voulait dire je crois, aussi égoïstes et indifférentes les unes
envers les autres que les gens normaux. Car c’est seulement alors que nous
connaîtrons les véritables joies de l’amour.
Quand je regarde le visage verdâtre des dormeurs à
travers leurs caissons de sommeil, c’est à pouffer de rire ! Eux, c’est
eux qui vont nous faire découvrir l’amour véritable !?
Dire que notre éducation a été sévère est un euphémisme
(c’est un mot que m’a appris Lucia qui est beaucoup plus instruite que moi). Je
veux dire qu’on ne peut pas dire que l’enfer soit sévère. Ou injuste. N’est-il
pas juste que les méchants reçoivent le châtiment qu’ils auraient dû avoir sur
Terre si le monde était juste ? Mais nous ne sommes pas méchantes. Ou en
tout cas, nous ne l’étions pas au début. Nous n’avons tué personne, je pense.
Ou peut-être que si ? Est-ce que je paie pour ce que j’ai fait à
Lilia ? Je l’ai noyée. Elle n’avait jamais appris à nager et n’aurait pas
pu de toute façon. J’avais été horriblement trompée, j’étais en colère, j’ai
coincé la barre comme on me l’avait appris et je l’ai poussée depuis le bateau
de Philippe puis je suis partie de l’autre côté, vers la proue où les autres se
trouvaient : je ne voulais pas voir ses efforts désespérés pour se
maintenir à la surface. Mais en fait elle a coulé à pic, comme une pierre. Ce
fleuve était vaste comme une mer et guère moins profond. Quand maman s’en est
aperçu, il était trop tard, je n’aurais même pas pu retrouver l’endroit exact.
Mais le pire a été quand mon père, beaucoup plus tard, m’a dit qu’elle n’était
probablement pas morte et que nous aurions pu faire une tentative pour la
repêcher s’il avait été prévenu à temps. J’ai alors pensé à Lilia, toute seule,
dans ces ténèbres glauques, attendant sans pleurer ni récriminer, aussi
patiente qu’une bête, qu’on vienne la sauver. Et bien sûr personne n’était venu
pour elle. Combien de temps ça avait pu durer ? Maintenant, elle est
morte, vraiment morte bien sûr. Le pire est qu’au moment de la pousser, je
savais qu’elle était innocente, qu’elle n’y était pour rien. En fait, elle
m’avait sauvée. Alors peut-être que j’ai mérité ce qui m’est arrivé tout compte
fait.
Je suis montée à bord de la Matriochka, alors amarrée à
Starpoint (elle y avait été assemblée pièce par pièce) à l’âge de six ans.
Certaines filles en avaient deux ou trois de plus que moi et d’autres deux ou
trois de moins que moi. Mais aucune d’entre elles n’a été aussi souvent que moi
dans le sarcophage. Imaginez qu’on vous enferme dans un placard. Mais un
placard sans lumière, vraiment tout noir. Et imaginez que ce placard est si
étroit que vous ne pouvez pas remuer à l’intérieur. Juste les doigts et tourner
légèrement la tête, ce qui ne vous sert à rien puisqu’il n’y a rien à
voir : c’est tout. Il n’y a aucun bruit autour de vous, excepté le
tapotement de vos doigts ou de votre front contre le métal rembourré. Vraiment
aucun bruit. Et ça n’a rien d’étonnant parce que le son ne se propage pas dans
l’espace. Même si une étoile explosait près de vous, vous ne le sauriez pas, avant
de mourir. Même si le vaisseau vous retient par une ligne de vie de guère plus
de vingt brasses, vous ne pouvez pas le savoir puisque vous ne voyez rien et
n’entendez rien. La privation presque totale des sens est une des choses les
plus pénibles dans cette punition. Vous perdez le sens du temps et le sens de
l’espace. Vous n’êtes plus qu’une abstraction. J’ai su alors ce qu’était
vraiment la folie, la vraie, cette dislocation de votre esprit, pas celle qui
amuse et semble si pittoresque, ces Napoléons de cours d’asiles. Et il ne sert
à rien de supplier ou de crier car personne ne peut davantage vous entendre.
Mais ce n’est pas le pire.
Le pire est d’ignorer la durée de sa peine. Ou même s’il
y aura une fin. Rien ne vous est dit lorsqu’on vous force à rentrer dans cette
horrible chose et qu’on referme le couvercle. On l’appelle le sarcophage et
c’est bien à cela qu’il ressemble. Mais en réalité, il s’agit d’un scaphandre,
très épais, aux formes grossières et dépourvu d’articulation. Et sans visière.
C’est une invention, paraît-il du pacha actuel de la Matriochka. Je veux bien
le croire ; il ne faut pas avoir de sentiment pour avoir des idées
pareilles. Nous sommes peut-être devenues mauvaises ou peut-être l’ai-je
toujours été mais personne ne mérite ça.
Le souvenir le plus cuisant peut-être que je garde du
sarcophage n’est curieusement pas lié à l’un de mes séjours à l’intérieur. Tout
le monde à bord parmi les filles, je crois, y est passé au moins une fois. Mais
Larissa, la grosse Lala comme on l’appellait, est sûrement l’une d’entre nous
qui est le moins sujette à cette forme de punition tant elle est naturellement
fayotte et trouillarde. Elle ne peut pas s’en empêcher. Le fayottage n’est
cependant pas une bonne stratégie à bord de ce vaisseau, ni auprès de nous
autres bien sûr, ni même vis-à-vis de l’encadrement. Vedders n’a pas daigné
dire un mot en faveur de Lala, or il était le seul qui pouvait mettre son veto
au supplice du sarcophage. Et il était médecin ! Je suis sûre maintenant
qu’il se doutait qu’elle était innocente de ce qu’on l’accusait mais il a quand
même laissé faire. Nous voulions lui donner une leçon. Son fayottage n’était de
notre point de vue qu’une trahison, peu importe qu’elle ait eu raison ou tort.
Certaines croient que c’est parce qu’elle est noire, ce qui est bizarre puisque
nous sommes censées avoir toutes des liens de parenté, mais je suis sûre que ça
n’a rien à voir. Lucia aussi est noire, ou du moins très colorée et tout le
monde l’aime. En revanche, cela a beaucoup à voir avec son poids. Si vous êtes
grosse comme Lala, c’est que vous ne faites pas votre quota d’exercices
physiques obligatoires et que vous êtes une tire-au-flanc. Et nous détestons
les tire-au-flanc puisque cela veut dire davantage de travail pour les autres.
Mais c’est vrai qu’elle est aussi noire que le vilain
petit canard de la fable. Et elle a ces drôles de gros roploplos qui, dans
l’apesanteur des ponts inférieurs, deviennent si ronds qu’ils ressemblent à des
boules de bowling avec leur gros téton à la place des trous. J’avais toujours
envie de la pincer. Quand elle a su ce qui allait lui arriver, elle s’est
enfuie, ce qui est idiot sur un vaisseau spatial : où voulez-vous
aller ? Alors quand nous l’avons retrouvée, nous l’avons obligée à se
déshabiller parce que nous savions qu’elle détestait ça vu qu’elle avait son
gros derrière, son gros ventre et ses gros machins tout ronds qui semblaient se
dégonfler au fur et à mesure qu’on montait les ponts vers la salle de largage.
Nous l’avons traînée jusqu’au sarcophage. Je l’ai pincée tout du long et Oriane
lui donnait une tape quand elle trouvait qu’elle n’allait pas assez vite. Pas
une grosse tape, à peine plus qu’une caresse, mais ça suffisait à la faire
avancer. Nous étions cruelles comme des démons. Mais nous ne le savions pas.
Nous étions si jeunes alors ! Larissa devait avoir douze ou bien treize
ans : et elle était très en avance sur nous, physiquement parlant.
Puis, malgré ses suppliques et ses pleurs, elle a bien dû
rentrer à l’intérieur du sarcophage. Le pacha ne lui a pas accordé de grâce non
plus. Ou plutôt si, sauf que cette grâce n’en était pas une en réalité
puisqu’elle n’a su qu’elle avait été graciée que lorsque c’était déjà trop
tard. Méfiez-vous des gentillesses du commandant.
Son épreuve n’a pas duré très longtemps. Ce n’était pas
nécessaire pour que la leçon soit enregistrée. Le pacha a commandé le plus
grand silence tandis que nous portions le sarcophage jusque sur la rampe
d’éjection. On aurait dit qu’on portait un cercueil mais nous avions seulement
envie de rire. Puis nous avons tous quitté le sas pour le moment du largage. Le
sas extérieur s’est ouvert puis refermé. Vingt minutes après, ce qui dans le
sarcophage peut paraître une heure ou un jour, nous sommes rentrés de nouveau
dans le sas. Lala avait eu le temps de passer par toutes les phases de
l’horreur de sa punition : la prière, les promesses vaines du style je ne
le ferai plus, la colère, la rage, le désespoir, la peur affreuse de mourir
seule et abandonnée de tous, le silence et la folie qui gagne. Au début, nous
avons ri derrière la vitre blindée en l’entendant grâce aux micros du sas
d’éjection puis nous avons arrêté. Ce n’était plus drôle. Nous savions toutes
trop bien ce qu’elle endurait.
Quand elle est ressortie du sarcophage et qu’elle a compris
qu’elle n’avait jamais quitté le sas, que nous avions tout entendu, elle a
changé de visage. Je n’aurais jamais cru avant ça qu’une noire pouvait blanchir
à ce point.
A partir de ce jour, nous n’avons plus jamais ennuyé
Larissa, au contraire, même lorsqu’elle fait de temps en temps la fayotte (elle
ne peut pas s’en empêcher). Elle a maigri un peu de son côté et pris un peu de
muscle bien que ses roploplos soient toujours aussi impressionnants. Je suppose
donc que la leçon a été autant pour nous que pour elle.
Hier soir, j’ai lu à Lucia ce que j’avais commencé à
écrire. En fait je n’ai pas vraiment lu, je n’en ai pas besoin. De temps en
temps, je faisais mine de regarder la tablette mais en réalité je ne la voyais
pas. J’ai dit à Lucia que je l’avais écrit pour elle. Elle dit que je raconte
bien les histoires et je lui ai répondu que ce devait être un trait de famille.
Mon père en racontait aussi beaucoup et ce n’est vraiment pas un compliment
dans ma bouche.
Bien sûr, Lucia m’a posé des tas de questions après
auxquelles je n’avais pas du tout envie de répondre. Lucia est mon aînée, de
deux ans seulement, mais à notre âge, ça compte. C’est horrible mais parfois je
me dis qu’elle remplace Lilia dans mon cœur. Pourtant il y a au moins une
différence : quand j’aimais Lilia, je ne le savais pas alors que je sais
que j’aime Lucia. Je l’aime vraiment. Mais ce n’est rien comparé à ses
sentiments à elle. Lucia est une fille très très affectueuse, presque trop, ce
qu’on ne croirait pas à la voir, car elle est très discrète, timide même, un
peu mon contraire. Souvent la nuit, enfant, elle venait dans mon berceau et se
serrait contre moi tandis que nous parlions. Cette nuit, nous n’avons presque
pas dormi tant elle avait de questions ; mais je sais bien comment faire
pour qu’elle se taise…
Vous venez de lire le premier chapitre du roman "Fille des étoiles" disponible en intégralité ici. Peut-être en ferais-je une série feuilleton sur ce blog.
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