mardi 18 juin 2019

Fille des étoiles : un roman à l'intersection de la SF et du conte de fées






    Lucia, ma meilleure amie ici, m’a dit que je devrais écrire un journal intime, comme elle, comme la plupart des autres filles. Sûrement, Vedders, notre ancien psy, l’a convertie elle aussi. Il nous y encourageait toutes, prétendant qu’il servirait à notre épanouissement personnel tout en fournissant des pièces inestimables pour la postérité. Quelle postérité ? Bien sûr, comme il savait ce que nous écrivions là-dedans, c’était une moquerie amère. Il allait bientôt mourir, il le savait, et en éprouvait une jalousie féroce envers nous, qui survivions à tout, comme les mauvaises herbes que nous sommes. Mais je ne l’ai pas pleuré ; après tout, personne ne l’a obligé à venir, lui.
    Lucia a lu par-dessus mon épaule ce que j’étais en train d’écrire et a dit que je n’écrivais pas un journal mais un roman. Je lui ai répondu que ce n’était ni l’un ni l’autre mais un livre de souvenirs, pour ne pas oublier. Je tiens énormément à mes souvenirs de Terre. J’en ai si peu. Il n’y a qu’ainsi que j’arrive à me rappeler des visages. Certains, je préfèrerais ne pas m’en souvenir et c’est pourquoi, je pense, il y a si peu de souvenirs concernant mon père. Mais j’aime me rappeler le visage de Mili, de maman, d’Augustine, des petits enfants que je rencontrais près du barrage de Balackovo, et même de Lilia. Surtout de Lilia en fait. C’est malsain, anormal, ridicule, je ne cesse de me le dire, mais je ne peux pas m’empêcher de lui garder une place à part tout au fond de mon cœur. Peut-être n’ai-je vraiment aimé qu’elle, petite.
    L’autre raison est qu’il n’y a pas grand-chose d’intéressant à faire ici. C’est un peu comme si nous étions en prison. Chaque matin, nous sortons pour aller faire notre travail – on dit notre quart – puis nous allons manger au réfectoire puis nous effectuons notre quart de la soirée puis nous allons manger de nouveau puis nous retournons dans notre cellule pour nous coucher – on dit notre chambrée mais c’est la même chose. Cela occupe nos rares temps libres. Vedders disait que c’est exprès si nous avons si peu de temps libre, que c’est pour nous empêcher de nous ennuyer. Car lorsqu’on s’ennuie, on pense et penser rend triste. Et nous ne devons pas être tristes pour réaliser notre mission. Mais comment pourrait-on ne pas être triste avec la vie que nous menons ? Qui sait si nous arriverons un jour. Peut-être allons-nous passer toute notre vie, notre courte vie, entre ces murs de métal, sans plus jamais voir le ciel, je veux dire un vrai ciel, bleu, avec un soleil et des nuages blancs, où même gris, n’importe pourvu qu’il n’y ait plus cette affreuse voûte noire percée de trous d’aiguilles !
    Et pourtant, j’ai de la chance. On ne cesse de me le répéter, ici. J’ai de la chance d’être la fille du docteur Tcherniev, ce grand homme. J’ai de la chance d’être jolie. J’ai de la chance d’avoir été retenue pour cette mission prestigieuse entre toutes (sous-entendu bien que je ne le mérite pas). Eh bien je me serais bien passée de toutes ces chances-là. Mais il est vrai que mes camarades n’ont jamais vu le ciel de la Terre. Ou de si loin qu’on ne peut plus l’appeler un ciel. Et jamais des vidéos ne remplaceront la réalité. C’est une vraie cruauté qu’on leur a faite. Sur Sélène, c’est pareil qu’ici, sauf qu’elles pouvaient voir la Terre, très nettement, même en plein jour. Leurs instructeurs leur assuraient qu’Ossian était encore bien mieux que la Terre et qu’elles pourraient y vivre, contrairement à la Terre. Du coup, elles en ont l’image d’une sorte de paradis. Quand je les écoute, j’ai des fois peur pour elles, pour ce qui les attend. Car je connais trop bien mon père et les autres hommes qui nous ont envoyées là-bas, pour croire qu’ils nous aient envoyées vers le paradis. Mais je ne peux pas leur dire ce que je sais. Je ne peux pas leur enlever ça. Elles n’ont que ça pour les soutenir. Nous sommes très liées, toutes, et pas seulement par les liens de parenté. C’est vrai que je les aime bien, toutes, malgré leurs défauts. J’en ai moi aussi, et même de très gros. Mais je sais que les filles m’aiment bien, elles aussi, même Oriane, avec qui je me suis battue tant de fois. Vedders disait que c’était normal. Nous avons reçu cette éducation et cet entraînement, durs, sévères, et parfois injuste, précisément pour ça : créer des liens indéfectibles entre nous, ce qu’ils appellent un esprit de groupe. Plus nous percevons l’encadrement comme hostile et arbitraire, plus nous nous serrons les coudes. Dans notre cas, le resserrement est allé jusqu’à la fusion. Pourtant, selon Vedders, à peine aurons-nous mis le pied sur Ossian que tout cela se défera comme un habit dont nous n’avons plus besoin. Nous redeviendrons ou deviendrons des personnes ordinaires. Il voulait dire je crois, aussi égoïstes et indifférentes les unes envers les autres que les gens normaux. Car c’est seulement alors que nous connaîtrons les véritables joies de l’amour.
    Quand je regarde le visage verdâtre des dormeurs à travers leurs caissons de sommeil, c’est à pouffer de rire ! Eux, c’est eux qui vont nous faire découvrir l’amour véritable !?

    Dire que notre éducation a été sévère est un euphémisme (c’est un mot que m’a appris Lucia qui est beaucoup plus instruite que moi). Je veux dire qu’on ne peut pas dire que l’enfer soit sévère. Ou injuste. N’est-il pas juste que les méchants reçoivent le châtiment qu’ils auraient dû avoir sur Terre si le monde était juste ? Mais nous ne sommes pas méchantes. Ou en tout cas, nous ne l’étions pas au début. Nous n’avons tué personne, je pense. Ou peut-être que si ? Est-ce que je paie pour ce que j’ai fait à Lilia ? Je l’ai noyée. Elle n’avait jamais appris à nager et n’aurait pas pu de toute façon. J’avais été horriblement trompée, j’étais en colère, j’ai coincé la barre comme on me l’avait appris et je l’ai poussée depuis le bateau de Philippe puis je suis partie de l’autre côté, vers la proue où les autres se trouvaient : je ne voulais pas voir ses efforts désespérés pour se maintenir à la surface. Mais en fait elle a coulé à pic, comme une pierre. Ce fleuve était vaste comme une mer et guère moins profond. Quand maman s’en est aperçu, il était trop tard, je n’aurais même pas pu retrouver l’endroit exact. Mais le pire a été quand mon père, beaucoup plus tard, m’a dit qu’elle n’était probablement pas morte et que nous aurions pu faire une tentative pour la repêcher s’il avait été prévenu à temps. J’ai alors pensé à Lilia, toute seule, dans ces ténèbres glauques, attendant sans pleurer ni récriminer, aussi patiente qu’une bête, qu’on vienne la sauver. Et bien sûr personne n’était venu pour elle. Combien de temps ça avait pu durer ? Maintenant, elle est morte, vraiment morte bien sûr. Le pire est qu’au moment de la pousser, je savais qu’elle était innocente, qu’elle n’y était pour rien. En fait, elle m’avait sauvée. Alors peut-être que j’ai mérité ce qui m’est arrivé tout compte fait.
    Je suis montée à bord de la Matriochka, alors amarrée à Starpoint (elle y avait été assemblée pièce par pièce) à l’âge de six ans. Certaines filles en avaient deux ou trois de plus que moi et d’autres deux ou trois de moins que moi. Mais aucune d’entre elles n’a été aussi souvent que moi dans le sarcophage. Imaginez qu’on vous enferme dans un placard. Mais un placard sans lumière, vraiment tout noir. Et imaginez que ce placard est si étroit que vous ne pouvez pas remuer à l’intérieur. Juste les doigts et tourner légèrement la tête, ce qui ne vous sert à rien puisqu’il n’y a rien à voir : c’est tout. Il n’y a aucun bruit autour de vous, excepté le tapotement de vos doigts ou de votre front contre le métal rembourré. Vraiment aucun bruit. Et ça n’a rien d’étonnant parce que le son ne se propage pas dans l’espace. Même si une étoile explosait près de vous, vous ne le sauriez pas, avant de mourir. Même si le vaisseau vous retient par une ligne de vie de guère plus de vingt brasses, vous ne pouvez pas le savoir puisque vous ne voyez rien et n’entendez rien. La privation presque totale des sens est une des choses les plus pénibles dans cette punition. Vous perdez le sens du temps et le sens de l’espace. Vous n’êtes plus qu’une abstraction. J’ai su alors ce qu’était vraiment la folie, la vraie, cette dislocation de votre esprit, pas celle qui amuse et semble si pittoresque, ces Napoléons de cours d’asiles. Et il ne sert à rien de supplier ou de crier car personne ne peut davantage vous entendre. Mais ce n’est pas le pire.
    Le pire est d’ignorer la durée de sa peine. Ou même s’il y aura une fin. Rien ne vous est dit lorsqu’on vous force à rentrer dans cette horrible chose et qu’on referme le couvercle. On l’appelle le sarcophage et c’est bien à cela qu’il ressemble. Mais en réalité, il s’agit d’un scaphandre, très épais, aux formes grossières et dépourvu d’articulation. Et sans visière. C’est une invention, paraît-il du pacha actuel de la Matriochka. Je veux bien le croire ; il ne faut pas avoir de sentiment pour avoir des idées pareilles. Nous sommes peut-être devenues mauvaises ou peut-être l’ai-je toujours été mais personne ne mérite ça.
    Le souvenir le plus cuisant peut-être que je garde du sarcophage n’est curieusement pas lié à l’un de mes séjours à l’intérieur. Tout le monde à bord parmi les filles, je crois, y est passé au moins une fois. Mais Larissa, la grosse Lala comme on l’appellait, est sûrement l’une d’entre nous qui est le moins sujette à cette forme de punition tant elle est naturellement fayotte et trouillarde. Elle ne peut pas s’en empêcher. Le fayottage n’est cependant pas une bonne stratégie à bord de ce vaisseau, ni auprès de nous autres bien sûr, ni même vis-à-vis de l’encadrement. Vedders n’a pas daigné dire un mot en faveur de Lala, or il était le seul qui pouvait mettre son veto au supplice du sarcophage. Et il était médecin ! Je suis sûre maintenant qu’il se doutait qu’elle était innocente de ce qu’on l’accusait mais il a quand même laissé faire. Nous voulions lui donner une leçon. Son fayottage n’était de notre point de vue qu’une trahison, peu importe qu’elle ait eu raison ou tort. Certaines croient que c’est parce qu’elle est noire, ce qui est bizarre puisque nous sommes censées avoir toutes des liens de parenté, mais je suis sûre que ça n’a rien à voir. Lucia aussi est noire, ou du moins très colorée et tout le monde l’aime. En revanche, cela a beaucoup à voir avec son poids. Si vous êtes grosse comme Lala, c’est que vous ne faites pas votre quota d’exercices physiques obligatoires et que vous êtes une tire-au-flanc. Et nous détestons les tire-au-flanc puisque cela veut dire davantage de travail pour les autres.
    Mais c’est vrai qu’elle est aussi noire que le vilain petit canard de la fable. Et elle a ces drôles de gros roploplos qui, dans l’apesanteur des ponts inférieurs, deviennent si ronds qu’ils ressemblent à des boules de bowling avec leur gros téton à la place des trous. J’avais toujours envie de la pincer. Quand elle a su ce qui allait lui arriver, elle s’est enfuie, ce qui est idiot sur un vaisseau spatial : où voulez-vous aller ? Alors quand nous l’avons retrouvée, nous l’avons obligée à se déshabiller parce que nous savions qu’elle détestait ça vu qu’elle avait son gros derrière, son gros ventre et ses gros machins tout ronds qui semblaient se dégonfler au fur et à mesure qu’on montait les ponts vers la salle de largage. Nous l’avons traînée jusqu’au sarcophage. Je l’ai pincée tout du long et Oriane lui donnait une tape quand elle trouvait qu’elle n’allait pas assez vite. Pas une grosse tape, à peine plus qu’une caresse, mais ça suffisait à la faire avancer. Nous étions cruelles comme des démons. Mais nous ne le savions pas. Nous étions si jeunes alors ! Larissa devait avoir douze ou bien treize ans : et elle était très en avance sur nous, physiquement parlant.
    Puis, malgré ses suppliques et ses pleurs, elle a bien dû rentrer à l’intérieur du sarcophage. Le pacha ne lui a pas accordé de grâce non plus. Ou plutôt si, sauf que cette grâce n’en était pas une en réalité puisqu’elle n’a su qu’elle avait été graciée que lorsque c’était déjà trop tard. Méfiez-vous des gentillesses du commandant.
    Son épreuve n’a pas duré très longtemps. Ce n’était pas nécessaire pour que la leçon soit enregistrée. Le pacha a commandé le plus grand silence tandis que nous portions le sarcophage jusque sur la rampe d’éjection. On aurait dit qu’on portait un cercueil mais nous avions seulement envie de rire. Puis nous avons tous quitté le sas pour le moment du largage. Le sas extérieur s’est ouvert puis refermé. Vingt minutes après, ce qui dans le sarcophage peut paraître une heure ou un jour, nous sommes rentrés de nouveau dans le sas. Lala avait eu le temps de passer par toutes les phases de l’horreur de sa punition : la prière, les promesses vaines du style je ne le ferai plus, la colère, la rage, le désespoir, la peur affreuse de mourir seule et abandonnée de tous, le silence et la folie qui gagne. Au début, nous avons ri derrière la vitre blindée en l’entendant grâce aux micros du sas d’éjection puis nous avons arrêté. Ce n’était plus drôle. Nous savions toutes trop bien ce qu’elle endurait.
    Quand elle est ressortie du sarcophage et qu’elle a compris qu’elle n’avait jamais quitté le sas, que nous avions tout entendu, elle a changé de visage. Je n’aurais jamais cru avant ça qu’une noire pouvait blanchir à ce point.
    A partir de ce jour, nous n’avons plus jamais ennuyé Larissa, au contraire, même lorsqu’elle fait de temps en temps la fayotte (elle ne peut pas s’en empêcher). Elle a maigri un peu de son côté et pris un peu de muscle bien que ses roploplos soient toujours aussi impressionnants. Je suppose donc que la leçon a été autant pour nous que pour elle.

    Hier soir, j’ai lu à Lucia ce que j’avais commencé à écrire. En fait je n’ai pas vraiment lu, je n’en ai pas besoin. De temps en temps, je faisais mine de regarder la tablette mais en réalité je ne la voyais pas. J’ai dit à Lucia que je l’avais écrit pour elle. Elle dit que je raconte bien les histoires et je lui ai répondu que ce devait être un trait de famille. Mon père en racontait aussi beaucoup et ce n’est vraiment pas un compliment dans ma bouche.
    Bien sûr, Lucia m’a posé des tas de questions après auxquelles je n’avais pas du tout envie de répondre. Lucia est mon aînée, de deux ans seulement, mais à notre âge, ça compte. C’est horrible mais parfois je me dis qu’elle remplace Lilia dans mon cœur. Pourtant il y a au moins une différence : quand j’aimais Lilia, je ne le savais pas alors que je sais que j’aime Lucia. Je l’aime vraiment. Mais ce n’est rien comparé à ses sentiments à elle. Lucia est une fille très très affectueuse, presque trop, ce qu’on ne croirait pas à la voir, car elle est très discrète, timide même, un peu mon contraire. Souvent la nuit, enfant, elle venait dans mon berceau et se serrait contre moi tandis que nous parlions. Cette nuit, nous n’avons presque pas dormi tant elle avait de questions ; mais je sais bien comment faire pour qu’elle se taise…

Vous venez de lire le premier chapitre du roman "Fille des étoiles" disponible en intégralité ici. Peut-être en ferais-je une série feuilleton sur ce blog.

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