Tout écrivain débutant est
amené assez rapidement à découvrir cette ennuyeuse réalité :
si vous privilégiez les personnages dans vos histoires, l'intrigue
en pâtit et inversement si vous privilégiez l'intrigue. C'est
fromage ou dessert, rarement les deux, pour ne pas dire
jamais. Et si vous refusez de choisir, vous risquez fort de n'avoir
ni l'un ni l'autre au bout du compte.
Généralement un écrivain
choisit une fois pour toutes si ce sera fromage ou dessert et s'y
tient durant sa carrière littéraire, par goût ou par nécessité,
ou plus probablement par un mélange des deux. Néanmoins, il existe
des grandes tendances qui dépassent largement le cadre individuel.
Ainsi, on peut dire que les anglo-saxons ont tendance à choisir
dessert, l'intrigue, quand les francophones sont plus nettement
fromage. Cette grande tendance est bien illustrée à mon sens par
deux écrivains œuvrant dans la littérature populaire, à peu près
contemporains et dans un genre similaire, Agatha Christie d'un côté,
Georges Simenon de l'autre. La première donne la priorité à ses
intrigues, toujours complexes, imaginatives, aux ressorts efficaces
et parfois très astucieusement concoctées tandis que ses
personnages ont à peu près l'épaisseur d'une carte à jouer, juste
à peine moins superficiels que Docteur Olive ou Colonel Moutarde.
L'écrivain belge en revanche n'est pas très loin de bâcler ses
intrigues ; si vous interrogez un lecteur sur ce qu'il a retenu
du dernier Maigret qu'il a lu, ce ne sera probablement pas l'histoire
mais plutôt des personnages ; toute la richesse, la complexité,
l'originalité contenues dans sa série des Maigret se trouvent en
effet localisées dans ses personnages. Et ce penchant se retrouve
chez les écrivains de plus grande classe, avec quelques exceptions
toutefois. Stevenson, Poe, Conrad, Chesterton, Wolfe (Gene, pas Tom),
Kipling, London privilégient certainement l'histoire au détriment
de leurs personnages. Balzac, Flaubert, Maupassant, Rousseau
incontestablement, Proust, Céline ou Zola mettent davantage dans
leurs personnages que dans leurs intrigues. Certains cas sont plus
difficiles à trancher : de quel côté sont James, Le Fanu,
Melville ? D'autres sont franchement à rebours de la tendance
qui prévaut dans leur pays : Leroux chez nous, la plupart des
grands écrivains femmes anglo-saxons.
Il y a au moins deux questions
qu'on peut se poser. La première est celle ci : est-ce que
privilégier l'intrigue se fait nécessairement au détriment des
personnages et inversement ? Ma réponse est globalement oui.
Cela ne signifie pas que vos personnages seront forcément
inintéressants si votre intrigue est passionnante ou que votre
intrigue sera banale ou bancale si vos personnages sont mémorables —
ce serait même impossible car un personnage littéraire ne peut
vivre sans une histoire suffisamment bonne pour le supporter de même
qu'une histoire ne peut convaincre sans personnages suffisamment
crédibles pour la conduire. Le mot important dans la phrase
précédente est bien sûr suffisamment. La seconde est
comment est-ce que cela se fait ? La réponse est relativement
simple. Dans toute histoire de fiction, le champ des possibles se
réduit à chaque fois que l'écrivain fait un choix, emprunte une
direction plutôt qu'une autre. Au début, l'horizon des possibles
est total, infini. À la fin, il est généralement réduit à un
fil. Faites passer d'abord la personnalité de votre personnage et
c'est elle qui déterminera un champ d'actions possibles pour ce
personnage ; et plus ce personnage est approfondi, plus ce champ
d'action se précise et se réduit, contraignant ainsi fortement
l'intrigue sous peine d'invraisemblance grave. Réciproquement,
faites passer l'intrigue en premier et c'est elle qui conditionnera
la personnalité de vos personnages qui ne deviendront d'une certaine
façon que les faire-valoir de l'intrigue. Si vous ne le faites pas,
ce sera pire : on ne vous croira pas. Et rappelez-vous qu'en
art, comme en magie, il n'y a qu'une règle d'or : être cru.
Naturellement, ce n'est pas
toujours aussi tranché que je le dis et des nuances sont permises
entre le blanc et le noir, ou pour reprendre mon image de départ,
entre fromage et dessert.Ce qui est à peu près sûr, c'est qu'il y
a une balance entre les deux et que plus vous mettrez de poids dans
un des plateaux, plus l'autre s’allégera. Car il y a une vérité
dont on ne peut pas se sortir : la fiction littéraire est une
invention humaine, une forme élevée du mensonge ; elle est
donc limitée parce qu'elle est humaine, imparfaite parce qu'elle est
mensonge.