Syndrome le plus typique de l'état
de la musique "pop-rock" française, le meilleur groupe apparu dans
l'hexagone au XXIe siècle a disparu des radars depuis maintenant une
petite décennie et probablement sombré dans quelque mare Tenebrum. Il n'est pas
anormal que des groupes produisant une musique beaucoup plus convenue et
ordinaire tiennent le haut du pavé, c'est dans la loi des choses; il est en
revanche tout à fait anormal et inquiétant que les plus grands talents
disparaissent corps et bien, sans fleur ni égard.
Jack The Ripper, en tant que groupe
de ce nom, a, si j’en crois Wiki, commencé sa carrière à la fin du siècle
précédent. Mais leur premier album, The
Book Of Lies est sorti en 2001, première année de ce nouveau siècle (qui ne
devait, à priori, pas pouvoir être pire que le précédent mais qui, à l’usage,
semble vouloir déjouer tous les pronostics). Leur second, I’m coming, contient déjà de franches réussites, mais c’est avec
leur troisième opus qu’ils ont, selon moi, donné le meilleur de leurs talents
réunis. En fait la pente croissante de leur progression est si impressionnante
entre leurs second et troisième albums qu’on peut rêver à ce qu’aurait été le
quatrième. Hélas, il n’y en a pas eu, ou du moins, pas sous leur nom et leur effectif
type. J’y reviendrai.
Pas difficile de deviner que leur séparation
de 2008 est pour partie due à des problèmes de finances défaillantes (et à des problèmes
personnels mais j’ai tendance à penser que les seconds viennent plus facilement
quand les premiers sont là). C’est au fond la raison principale pour laquelle
les groupes durent et perdurent, parfois bien trop longtemps (si, si, je sais à
qui vous pensez) ou bien au contraire se séparent, parfois beaucoup trop tôt.
Malgré un petit succès critique au départ et des qualités hors-norme chez les
musiciens comme chez le chanteur, soliste aussi impressionnant
qu’impressionniste, ils n’ont pas réellement réussi à se constituer une
audience viable, surtout pour un groupe qui comptait à son apogée pas moins de
huit bouches à nourrir, sans compter les familles éventuelles.
Bon, on peut toujours essayer de se
consoler avec ce qu’on a, qui n’est pas négligeable, loin de là.
Ladies First, leur dernier album en tant que Jack The Ripper, est
certainement leur meilleur, même si on ne peut pas éviter une part de
subjectivité dans un avis aussi tranché. D’ailleurs, rien ne vous empêche de
vérifier. Tous les titres de From my veins
to the sea à Words au moins (je
me serais bien passé personnellement du dernier, Hush) présentent le même aboutissement musical et forment un
ensemble très cohérent, qu’on pourra sans exagérer qualifier de sombre,
expressionniste et méchamment lyrique. C’est du romantisme gothique dans toute
sa splendeur, avec tous les fastes et les raffinements de la grande époque. Ils
ne se refusent rien : cuivres, cordes, synthés font bon ménages avec les
guitares et batterie. Le violon semble particulièrement présent et cela colle
très bien à l’ambiance générale, style Île des morts (le
tableau), pour prendre une référence picturale, bien plus à dire vrai qu’à
Machado, qui est le peintre de toutes leurs pochettes, même si ce sont de bien
jolies peintures. Il faut louer la qualité des mélodies autant que la précision
des orchestrations malgré leur relative complexité, qui parviennent presque
toujours à distiller leur poison. Certains titres se distinguent par une
simplicité et un sautillement plus pop, tel le single I was born a cancer. Curieusement, dans ce dernier titre la voix d’Arnaud
Mazurel a des accents de Léonard Cohen, chanteur pourtant réputé pour sa
sobriété sinon son minimalisme, toutes choses très éloignées de l’expressionnisme
vocal du chanteur de Jack parfois théâtral, qui tient presque autant de la
performance d’acteur. Très bon titre quoi qu’il en soit. Mais mes préférés sont
néanmoins les sombres (bien sûr) et follement lyriques Words et White men in black.
Après cet album, remarquable mais
visiblement trop peu remarqué, le groupe se sépare et son chanteur suit sa
propre route. Les sept musiciens qui n’ont pas dû réfléchir bien longtemps si j’en
juge par le temps qui sépare la séparation de leur opus suivant, décident
finalement de se retrouver et de faire un nouvel essai sans leur chanteur
névropathe. Et comme ils n’en ont pas, ils vont en chercher parmi leurs groupes
préférés. Excusez du peu, on retrouve Stuart Staple, Blaine Reininger, Joe Burns
et ces formidables chanteuses que sont Rosemary Moriarty et Phoebe Kilder. Pour
les Français, on trouve Dominique A et Syd Matters.
Bien sûr, le fait que ces chanteurs
viennent avec leurs propres textes donnent des tonalités assez différentes aux
musiques du groupe et l’ensemble, intitulé We hear voices n’a sûrement pas la cohérence de Jack. Néanmoins,
c’est ici le bon côté de la variété qui prédomine. Passer du sombre monologue murmuré
par Stuart Staple au cabaret endiablé chanté par Phoebe Kilder ne pose aucun
problème. Ils font d’ailleurs partie des meilleurs titres offerts par cet
album. Il semble que le départ du chanteur de Jack n’ait pas eu que des
inconvénients. La musique est plus légère, moins systématiquement noire, et me
semble-t-il, encore plus efficace. Les maniérismes, parfois les outrances d’Arnaud
Mazurel en disparaissant laissent la musique mieux respirer. En fait, je ne
suis pas loin de penser que le groupe est meilleur sans son chanteur et je suis
certain de préférer cet album, malgré toutes les qualités de Ladies first.
L’album est donc une grande
réussite, la réception critique est bonne autant que j’ai pu en juger et
pourtant depuis c’est silence radio. Huit ans, c’est beaucoup pour un groupe de
rock, à moins de s’appeler Radiohead ou Pink Floyd et de vivre sur les royalties,
ce qui n’est sûrement pas leur cas. C’est trop, j’en ai peur. Un beau gâchis
made in France.
Liens :
Mon article sur Magma et Cristian Vander