Peinture pour la maquette de la couverture du livre broché |
Elle était en tout cas d’une taille assez remarquable. Sa
forme de trapèze, plus large au sommet qu’à la base créait un effet de
perspective étrange, comme si l’édifice avançait vers l’observateur. L’énorme
pierre plate posée en équilibre sur les deux autres par on ne sait quel
concours de circonstances rougeoyait sous les rayons de l’astre flamboyant
tandis que celui-ci retournait vers les limbes dont il était issu. Les rayons
rasants traverseraient bientôt l’espace vide entre les deux piliers colossaux
comme ils devaient le faire une grande partie de l’année – ils étaient près de
l’équateur, rappelez-vous – à l’ultime heure du jour.
Il songea que s’il avait eu encore des intérêts dans cette
mission, il l’aurait probablement baptisée la porte du Crépuscule. C’était un
nom qui sonnait bien. Et peut-être seraient-ils venus ensemble se recueillir
devant l’édifice naturel attendant que le soleil orange s’encadre en plein
milieu.
Oui, le spectacle aurait valu le coup d’œil.
Étonnant comme eux, les hommes, avaient la manie de vouloir
donner des noms à toute chose. Même à leur dernier souffle, ils ne pouvaient
s’empêcher de continuer.
Il avait enlevé son masque et tentait de s’habituer à la
soudaine raréfaction de l’air en respirant à grandes inspirations sans bouger
de sa place. Il avait diminué très progressivement le débit d’oxygène du
respirateur avant de l’ôter. Se séparer soudainement de son masque comme ils
l’avaient fait la première fois – il s’agissait en fait de leur casque de
scaphandre – était très déconseillé. Le cœur s’accélérait brutalement et
certains avaient été pris de malaises cardiaques. Bien sûr, au point où il en
était, ça n’aurait pas dû avoir beaucoup d’importance. Mais il tenait à
atteindre son but, s’aperçut-il, puisqu’il en avait un maintenant.
Après avoir attendu encore une ou deux minutes sans bouger
beaucoup et être parvenu à réguler son rythme respiratoire, il se délesta de
son sac devenu inutile, ne gardant que ses jumelles, et partit en direction de
la porte du Crépuscule. Il sortirait par la grande porte au moins, songeait-il
avec dérision.
Bien que le tertre sur lequel se trouvait la structure
trapézoïdale était peu élevé, cent mètres de dénivelé à l’œil nu une fois
arrivé à son pied, et qu’il prenait soin d’atténuer la pente en décrivant de
longs zigzags entre les blocs, la fatigue était accablante. Ses jambes, ses
pieds bottés encore plus, étaient incroyablement lourds. Un temps démesuré
semblait s’étirer entre sa pensée consciente « soulève ta botte » et
l’action correspondante. Il devait en effet penser soigneusement chacun de ses
gestes, faute de quoi il serait resté pétrifié comme un de ces étranges blocs
minéraux, son corps refusant d’avancer. Il dut pourtant faire plusieurs pauses,
de plus en plus longues et de plus en plus rapprochées. Parfois, il devait
escalader péniblement une roche incontournable. Ramper serait d’ailleurs un
terme plus juste. Il devinait vaguement les silhouettes géantes qui suivaient
son laborieux cheminement avec la froideur dédaigneuse de divinités étrangères.
La structure cyclopéenne était toute proche maintenant, du moins à vol
d’oiseau. Il pouvait sentir son ombre se refermer sur lui. Mais il n’avait rien
d’un oiseau, il tenait beaucoup plus de l’insecte et ses pas étaient
minuscules.
Finalement, il se mit à compter ses pas. Un pas de plus,
songeait-il, un pas de plus et j’atteindrai le sommet. Mon dernier sommet. Un
pas. Et encore un autre. Et encore…
Puis l’ombre disparut à nouveau et la lumière orangée inonda
brusquement le sol devant lui, ce sol qu’il ne quittait plus des yeux. Il
comprit qu’il avait franchi, non pas la porte mais l’ombre de son toit. Ou bien
c’était l’étoile qui avait maintenant jailli dans l’espace ouvert entre les
piliers monumentaux.
Il ne pouvait plus lever les yeux pour vérifier. Il fit
encore quelques pas en titubant en se guidant à la forme des ombres puis un
voile se déchira dans sa poitrine et un second, un voile de lumière
scintillant, lui masqua la vision. Il s’arrêta et s’accroupit, posant ses deux
paumes à plat sur le sol pour ne pas basculer.
Il resta ainsi un petit moment sans bouger ni voir
grand-chose de ce qui l’entourait. Il songea aux autres, à ses compagnons
d’infortune. Peut-être retrouveraient-ils un jour son sac à dos sur la colline.
Alors, apercevant comme lui l’étonnante structure, sans doute iraient-ils la voir
de plus près et découvriraient-ils son cadavre. Il n’aurait pas besoin de
pierre tombale ; il avait au-dessus de sa tête la plus formidable qui
soit..."